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Chronique CEDH : la relativité du droit à la liberté d’expression rappelée à un polémiste devenu homme politique

L’année 2022 se sera achevée dans un grand tintamarre médiatique sur la déroute européenne d’un célèbre polémiste français récemment devenue homme politique, mais les mois de novembre et décembre auront été marqués par des arrêts et décisions de plus grande importance. Ainsi une grande chambre s’est-elle prononcée par deux fois sur l’extradition vers des États où sont infligées des peines de réclusion perpétuelle incompressible, et une autre fois sur un aménagement de la jurisprudence relative aux lois rétroactives destiné à renforcer la lutte contre la grande fraude fiscale. L’hébergement d’urgence des personnes sans abri, l’alimentation forcée des grévistes de la faim, l’avortement et la contraception forcés des pensionnaires d’un établissement psychiatrique, le régime du réexamen après un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme, la justification d’un licenciement par des données kilométriques relevées par GPS, la violation d’une clause de neutralité religieuse par une famille d’accueil, une discrimination fondée sur la taille, une discrimination résultant d’un âge légal de départ à la retraite plus précoce pour les femmes que pour les hommes, les interférences entre le droit national et le droit de l’Union européenne notamment en matière de pêche illicite ou encore le recours à la gestation pour autrui par le couple composé de deux hommes se détachent d’une actualité bimestrielle particulièrement riche.

L’extradition vers des États prononçant des peines de réclusion perpétuelle incompressible

L’extradition est l’exemple le plus caractéristique de mesures dont l’exécution peut se prêter à une diffusion de l’effet dit extraterritorial de la Convention européenne des droits de l’homme. L’État qui extrade une personne vers un autre État extérieur au Conseil de l’Europe où elle est exposée à subir des traitements et surtout des peines inhumaines ou dégradantes peut-il voir sa responsabilité internationale engagée au regard de l’article 3 s’il permettait qu’elles soient infligées en dehors de son territoire ? Telle est la question qui est assez souvent posée. On sait que la Cour européenne des droits de l’homme a très vite répondu par l’affirmative lorsque la peine encourue est la peine de mort avec son célèbre arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989 (n° 14038/88) où l’attente dans les couloirs de la mort que provoquerait l’exécution de la décision d’extrader a été jugée contraire à l’article 3. Depuis ses décisions Nivette c. France du 3 juillet 2001 (n° 44190/98, AJDA 2001. 1060, chron. J.-F. Flauss ) et Einhorn c. France du 16 octobre 2001 (n° 71555/01) la Cour admet cependant que la garantie apportée par les autorités de l’État requérant que la peine de mort ne serait pas appliquée suffit pour que l’exécution de la décision d’extrader ne tombe pas sous le coup de l’article 3. Or, depuis que par son arrêt de grande chambre Vinter c. Royaume-Uni du 9 juillet 2013 (n° 66069/09, Dalloz actualité, 12 juill. 2013, obs. M. Léna ; D. 2013. 2081, note J.-F. Renucci  ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin  ; ibid. 2014. 1235, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon  ; AJ pénal 2013. 494, obs. D. van Zyl Smit  ; RSC 2013. 625, chron. P. Poncela  ; ibid. 649, obs. D. Roets ), la Cour a signifié qu’au regard de l’article 3, les peines perpétuelles devaient être compressibles, la question de la compatibilité avec les exigences conventionnelles de l’extradition vers des États prononçant des peines de réclusion perpétuelle incompressible devait nécessairement se poser. Elle s’est posée en effet, mais la manière de combiner la réponse avec les critères de la compressibilité énoncés par l’arrêt Vinter qui avait été rendu dans un contexte interne donnait lieu à un certain nombre de difficultés révélées par un arrêt Trabelsi c. Belgique du 4 septembre 2014 (n° 140/10, Dalloz actualité, 11 sept. 2014, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2014. 1688 ). Pour les lever, une grande chambre a rendu le même jour, le 3 novembre 2022, un arrêt et, événement relativement rare, une décision d’irrecevabilité.

L’arrêt Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni (n° 22854/20, Dalloz actualité, 25 nov. 2022, obs. A. Lefebvre) a donc précisé qu’une approche modulée des principes exposés dans l’arrêt Vinter s’impose dans le contexte de l’extradition. En conséquence, il faut préalablement vérifier si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que sa condamnation l’exposerait à un risque réel d’imposition d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle et, seulement dans l’affirmative, transposer dans une seconde étape les garanties matérielles définies par l’arrêt Vinter et vérifier qu’il existe au sein de l’État requérant un mécanisme de réexamen de la peine permettant aux autorités nationales compétentes de rechercher si, au cours de l’exécution de celle-ci, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention. L’arrêt précise en outre que l’existence de garanties procédurales pour les « condamnés à perpétuité » dans le système juridique de l’État requérant ne constitue pas une condition préalable indispensable au respect par l’État défendeur de l’article 3.

La décision d’irrecevabilité Mc Callum c. Italie (n° 20863/21) a aussitôt tiré les conséquences de cette mise au point en constatant, dès l’étape préalable négligée par l’arrêt Trabelsi, que la requérante menacée d’extradition vers le Michigan où elle était accusée d’avoir tué son mari n’avait pas rapporté la preuve qu’elle courait un risque réel d’être condamnée à une peine d’emprisonnement à vie incompressible ; risque que, dans l’esprit des décisions Nivette et Einhorn,une note diplomatique avait d’ailleurs formellement démenti.

La question de l’incompressibilité des peines perpétuelles a également donné lieu, hors contexte d’extradition, à un constat de violation de l’article 7 qui consacre le principe pas de peine sans loi parce que, dans une affaire Kupinskyy c. Ukraine du 10 novembre 2022 (n° 5084/18), une peine compressible au moment de la condamnation d’un meurtrier en Hongrie avait été convertie en peine perpétuelle incompressible quand il avait été transféré en Ukraine, d’une part, et, d’autre part, à un constat de violation de l’article 3 étant donné que la mesure avait entraîné la perte de l’espoir d’obtenir une libération conditionnelle.

L’impérieux motif d’intérêt général d’une intervention législative en cours de procédure judiciaire de redressement fiscal

Il est clairement admis au moins depuis l’arrêt de grande chambre Zielinski et Pradal, Gonzalez c. France du 28 octobre 1999 (n° 24846/94, AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss  ; D. 2000. 184 , obs. N. Fricero  ; RFDA 2000. 289, note B. Mathieu  ; ibid. 1254, note S. Bolle  ; RTD civ. 2000. 436, obs. J.-P. Marguénaud  ; ibid. 439, obs. J.-P. Marguénaud  ; ibid. 629, obs. R. Perrot ) que le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige à moins qu’il n’existe d’impérieux motifs d’intérêt général d’intervenir spécialement pour neutraliser le plus vite et le plus largement possible les effets ravageurs d’une nouvelle jurisprudence des juridictions internes. Il a été observé que l’application exigeante de ce critère décisif du motif impérieux d’intérêt général conduit la Cour européenne des droits de l’homme à limiter les justifications admissibles (L. Milano, in F. Sudre et alii, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 10e éd., PUF, 2022, p. 356-357). Dans un arrêt de grande chambre Vegotex international S. A c. Belgique du 3 novembre (n° 49812/09), elle semble s’être un peu départie de son esprit restrictif, eu égard aux objectifs poursuivis par les sanctions fiscales qui ne relèvent pas du noyau dur du droit pénal et se prêtent par conséquent à une application moins rigoureuse des garanties offertes par l’article 6. Elle a en effet jugé que, compte tenu des circonstances particulières de la cause, l’intervention prévisible du législateur en cours de procédure de redressement fiscal était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général dans la mesure où elle visait à lutter contre la grande fraude fiscale, à éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables et à neutraliser les effets d’un arrêt de la Cour de cassation belge pour rétablir la sécurité juridique en restaurant une pratique administrative établie et reflétée de surcroît par la jurisprudence majoritaire des juridictions inférieures y afférente.

Mobilisation pour la réalisation du droit à l’hébergement d’urgence des personnes sans abri d’une particulière vulnérabilité

Hantée par le souvenir de l’abbé Pierre ou par la terrible formule de Pierre-Henri Imbert « droits des pauvres, pauvres droits », la Cour européenne des droits de l’homme, à l’arrivée de l’hiver, a fait feu de tous bois pour porter la Convention européenne des droits de l’homme au secours des plus démunis. Ainsi, le 8 décembre, par un arrêt M. K c. France (n° 34349/18, AJDA 2022. 2440 ), a-t-elle dressé un constat de violation de l’article 6, § 1er, en raison de l’inexécution par l’État des ordonnances du juge des référés du tribunal administratif de Toulouse ordonnant l’hébergement d’urgence des personnes sans abri d’une particulière vulnérabilité. On sait depuis l’arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997 (n° 18357/91, AJDA 1997. 977, chron. J.-F. Flauss  ; D. 1998. 74 , note N. Fricero  ; RTD civ. 1997. 1009, obs. J.-P. Marguénaud ) que le droit à l’exécution des décisions de justice a été rattaché au droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1er, à condition toutefois que la décision porte sur un droit de caractère civil au sens dudit article. L’intérêt de l’arrêt M. K est d’avoir admis que le dispositif d’hébergement d’urgence mis en place par les articles L. 345-2 et suivants du code de l’action sociale et des familles confère un droit à l’hébergement d’urgence, s’apparentant au droit à un logement opposable, qui est un droit civil au sens de l’article 6, § 1er. On relèvera également que pour mieux stigmatiser l’entière passivité des autorités, la Cour n’hésite pas à rappeler vertement l’affirmation d’un arrêt Tchokontio Happi c. France du 9 avril 2015 (n° 65829/12, Dalloz actualité, 13 avr. 2015, obs. M.-C. de Montecler ; AJDA 2015. 720  ; D. 2015. 805, obs. C. de presse  ; AJDI 2016. 667, chron. F. Zitouni  ; ibid. 2018. 97, étude F. Zitouni  ; Dr. soc. 2016. 697, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly  ; RDSS 2015. 651, note D. Tharaud ) suivant laquelle une autorité de l’État ne peut prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer, par exemple, une dette fondée sur une décision de justice. Dans le prolongement de l’affaire M. K, dans laquelle la Cour, sur le fondement de l’article 39 de son règlement, avait pris une mesure provisoire demandant à l’État d’assurer la prise en charge des requérants pendant le déroulement de la procédure européenne en leur octroyant un hébergement d’urgence, il faut souligner l’extrême importance des mesures provisoires prises dans une série d’affaires concernant la Belgique le 2 octobre (Camara, n° 49255/22), le 16 novembre (Msallem et 47 autres, n° 48987/17) et le 16 décembre (Al-Shujaa et Niazai, n° 55208/22). Il s’agit en effet de mesures provisoires originales, que l’on pourrait qualifier de mesures provisoires renforcées par lesquelles la Cour de Strasbourg ne s’en tient pas à demander ou indiquer comme elle le fait d’ordinaire : elle va jusqu’à enjoindre à l’État belge d’exécuter des ordonnances du tribunal du travail de Bruxelles et de fournir aux requérants demandeurs d’asile un hébergement et une assistance matérielle pour faire face à leurs besoins élémentaires. On attendra avec impatience de savoir si la Cour poursuivra cet audacieux épaulement des décisions des juridictions internes, que l’on sait de plus en plus intrépides comme en atteste à l’envi l’arrêt du Conseil d’État Commune de Grande-Synthe du 1er juillet 2021, en matière sociale et si elle l’étendra aux questions climatiques et environnementales.

Ceux que telles avancées pourraient effrayer se rassureront peut-être en apprenant qu’une requête introduite dans une affaire Caldras et Lupu et autres c. France du 8 décembre (n° 13561/15, AJDA 2022. 2444 ) a été déclarée irrecevable parce que l’évacuation des campements illicites de roms n’avait pas porté atteinte au droit respect de la vie privée et familiale des familles qui y vivaient.

Vers un effet cliquet lors du réexamen après un arrêt de condamnation définitif de la Cour européenne des droits de l’homme

Un des arrêts les plus importants, peut-être même le plus novateur de la série novembre-décembre 2022, est l’arrêt Balan c. Moldavie n° 2 du 29 novembre (n° 49016/10). Il est important car il apporte un premier élément de réponse à la question technique mais cruciale de savoir si, lorsqu’il est admis et mis en œuvre, le réexamen après condamnation définitive de la Cour européenne des droits de l’homme peut apporter au requérant victorieux une solution apportée suivant le respect le plus scrupuleux des droits de l’homme moins favorable que celle qu’il avait obtenue par une décision rendue en les méconnaissant. Autrement posée, la question est de savoir si la procédure de réexamen, quand elle existe et lorsqu’elle est mise en œuvre, ne doit pas être assortie d’une sorte d’effet cliquet empêchant le vainqueur de Strasbourg de se retrouver Gros-Jean comme devant. En France, où le réexamen est admis en matière civile seulement depuis la loi du 16 novembre 2016 uniquement sur les questions d’état des personnes et en matière pénale plus généralement depuis la loi du 15 juin 2000, la question s’était théoriquement posée de savoir, après l’arrêt Quensne du 1er avril 2004 (n° 65110/01) constatant une violation de l’article 6, § 1er, à la requête d’un père condamné pour viol à 16 ans de réclusion criminelle, si la cour d’assises du Maine-et-Loire le jugeant à nouveau suivant la procédure de réexamen organisée par les articles 626-1 à 626-7 du code de procédure pénale, avait pu le condamner en toute conventionnalité à un an de réclusion supplémentaire. Une idée de la réponse apparaît en matière civile grâce au second arrêt Balan c. Moldavie. Dans le premier, datant du 29 janvier 2008 (n° 19247/03, RTD com. 2008. 732, obs. F. Pollaud-Dulian  ; RTD eur. 2008. 405, chron. J. Schmidt-Szalewski ), le requérant avait obtenu un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 parce que le ministère de l’Intérieur, en méconnaissance de ses droits d’auteur, avait utilisé une de ses photographies pour servir de fond aux cartes d’identité nationale moldaves. Or la procédure rouverte après ce constat de violation devait aboutir, en fonction des subtilités de la procédure moldave, à une réduction de 36 % de la somme octroyée par la décision interne définitive jugée attentatoire aux droits d’auteurs par la Cour de Strasbourg. Ce paradoxe a valu à la Moldavie de nouveaux constats de violation de l’article 6, § 1er, parce qu’il portait atteinte au principe de sécurité juridique et de l’article 1er du Protocole n° 1 consacrant le droit au respect des biens. Même si cette perte avait été largement compensée par la satisfaction équitable allouée par l’arrêt Balan n° 1 de 2008, il apparaît, tout compte fait, que l’arrêt Balan n° 2 de 2022 accrédite la thèse du requérant suivant laquelle le réexamen ne peut pas conduire à une réduction de la somme qui avait été octroyée par la première décision interne définitive. Il reste à savoir si une véritable jurisprudence Balan conduira à décider symétriquement en matière pénale que le réexamen ne peut pas conduire à une aggravation de la peine qui avait été prononcée par la première décision interne définitive. C’est ce qui serait le plus cohérent car le droit de recours individuel consacré par l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme s’accommoderait mal de victoires qui seraient plus cuisantes que des défaites. Il s’agirait en tout cas d’une nouvelle illustration originale du principe de non-régression.

Alimentation des grévistes de la faim et avortement des pensionnaires d’un établissement psychiatrique réalisés de force

Alors que, au cours des deux derniers mois de l’année 2022, l’article 2 qui conscre le droit à la vie n’a donné lieu qu’ à deux constats de violation de ses volets substantiel et procédural dans des affaires tragiques mais malheureusement communes de suicides de militaires (Hovannisyan et Nazarayan c. Arménie du 8 novembre, n° 2169/12) et de décés brutalement survenu au cours d’une garde à vue (Vardanyan et Khalafyan également c. Arménie aussi du 8 novembre, n° 2265/12), l’article 3 qui prohibe, faut-il le rappeler, la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, a reçu ailleurs que dans les affaires McCallum c. Italie et Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni, Vardanyan et Khalafyan c. Arménie, Kupinskyy c. Ukraine, Loste c. France du 3 novembre qui ont déjà été ou seront analysées au regard d’un autre article, de nombreuses applications contrastées. Il convient donc de relever les affaires Sladkova c. République tchèque du 10 novembre (n° 15741/15) et Güngör...

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