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Chronique d’arbitrage : la Cour de cassation fait (encore) de l’arbitrage sans le savoir

Il y a plus de quatre ans, l’assemblée plénière rendait son célèbre arrêt Sucrerie de bois rouge, successeur du non moins célèbre arrêt Bootshop. Il en résulte une faculté pour le tiers d’agir contre une partie à un contrat sur un fondement délictuel en mobilisant une faute contractuelle. Dans cette jurisprudence, le jeu des clauses contractuelles, y compris la clause compromissoire, est largement ignoré. Ce n’est désormais plus le cas, à la faveur d’un bel arrêt Aetna de la chambre commerciale de la Cour de cassation. 

Au-delà de cet arrêt Aetna (Com. 3 juill. 2024, n° 21-14.947, Dalloz actualité, 10 juill. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1607 , note D. Houtcieff ; ibid. 1577, point de vue A. Gouëzel  ; RCA 2024. Comm. 189, obs. L. Bloche ; JCP 2024. Actu. 953, obs. P. Oudot ; ibid. Doctr. 1074, note D. Bakouche et Y.-M. Serinet), dont on dira quelques mots à titre liminaire, la présente livraison permet encore de revenir sur plusieurs décisions intéressantes. Parmi elles, un focus sera réalisé sur le nouvel épisode de la saga Antrix (Paris, 10 sept. 2024, n° 24/00151), à propos de l’intervention d’un tiers au recours en annulation. De même, on ne peut commencer cette chronique sans signaler l’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire PAD, qui rejette le pourvoi formé l’arrêt d’appel (Civ. 1re, 19 juin 2024, n° 23-10.972, D. 2024. 1238 ) et l’arrêt Satrap rendu à l’occasion d’un contrôle par le Conseil d’État d’une sentence arbitrale interne (CE 30 juill. 2024, n° 485583, Dalloz actualité, 20 sept. 2024, obs. N. Mariappa ; Lebon ; AJDA 2024. 1573 ; JCP A 2024. Actu. 434, obs. V. Beaujard ; Gaz. Pal. 2024, n° 30, p. 27, obs. N. Finck et S. Seroc). Pour finir, on reviendra à nouveau sur la loi du 13 juin 2024 (v. déjà, J. Jourdan-Marques, Le législateur torpille les jurisprudences INSERM et SMAC, D. 2024. 1296 ), afin de croiser le fer avec la doctrine qui fait déjà part de ses doutes sur la compétence exclusive du juge judiciaire pour connaître de tous les recours en annulation contre une sentence arbitrale.

L’opposabilité de la clause compromissoire au tiers

L’arrêt Aetna ne parle pas d’arbitrage (Com. 3 juill. 2024, n° 21-14.947, préc.). C’était d’ailleurs déjà le cas des arrêts Sucrerie de bois rouge (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, Dalloz actualité, 24 janv. 2020, obs. J.-D. Pellier ; ibid., 27 févr. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 416, et les obs. , note J.-S. Borghetti ; ibid. 353, obs. M. Mekki ; ibid. 394, point de vue M. Bacache ; ibid. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; AJ contrat 2020. 80 , obs. M. Latina ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet ; Rev. crit. DIP 2020. 711, étude D. Sindres ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier ; ibid. 395, obs. P. Jourdain  ; Gaz. Pal. 2020, n° 5, p. 15, obs. D. Houtcieff) et Bootshop (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 P, D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister , note G. Viney ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; AJDI 2007. 295 , obs. N. Damas ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 123, obs. P. Jourdain  ; JCP 2006. II. 10181, avis A. Gariazzo et note M. Billiau ; ibid. 2007. I. 185, n° 4, obs. P. Stoffel-Munck ; CCC 2007, n° 63, obs. L. Leveneur). Pourtant, sa solution ne peut être ignorée des praticiens de l’arbitrage, en ce qu’elle consolide indirectement la force de la clause compromissoire.

Pour s’en convaincre, il suffit de signaler que, dans l’affaire Sucrerie de bois rouge, on trouve une clause compromissoire dans le contrat. Ignorée du débat à l’occasion de la décision rendue par l’assemblée plénière, celle-ci a néanmoins été invoquée sur renvoi devant la Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion (23 févr. 2024, n° 20/00235, Dalloz actualité, 21 mars 2024, obs. J. Jourdan-Marques). Pourtant, la cour d’appel l’écarte, jugeant que « la compagnie QBE agit en qualité de tiers au protocole invoqué du 16 novembre 1989, dont elle n’a récupéré aucun droit par l’effet de l’indemnité versée à son assurée, laquelle est aussi étrangère à ce protocole d’accord. Ainsi, la clause d’arbitrage préalable alléguée ne peut lui être opposée ».

Voilà donc le nœud du problème. Si la faculté offerte au tiers de mobiliser, au soutien de son action délictuelle, une faute contractuelle est un débat qui mobilise les spécialistes du droit des contrats, celui de l’opposabilité des clauses relatives au règlement des litiges intéresse au premier chef les aficionados de la procédure. Comment imaginer qu’un tiers se fonde sur un contrat pour agir, tout en échappant dans le même temps aux clauses procédurales y figurant ? En cela, il y a une véritable opposition de logiques entre la solution retenue par la jurisprudence Bootshop-Sucrerie de bois rouge et le droit de l’arbitrage. D’ailleurs, la difficulté se retrouve aussi bien au stade pré-arbitral, avec le renvoi des parties à l’arbitrage en présence d’une clause, qu’au stade post-arbitral, avec la question de la compétence du tribunal arbitral pour connaître de cette action.

Malgré les enjeux autour de ce sujet, la jurisprudence est restée relativement silencieuse sur la question. Pour l’essentiel, elle se limite à un arrêt Kem One (Civ. 1re, 24 juin 2020, n° 19-12.701, Dalloz actualité, 15 janv. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2484, obs. T. Clay ). À cette occasion, la Cour de cassation valide le renvoi à l’arbitrage d’une partie, alors même qu’elle était étrangère au contrat dans lequel figure la clause compromissoire, au motif que son action se fonde sur celui-ci. Il n’en demeure pas moins que la solution était isolée et fragile au regard des arrêts d’assemblée plénière.

Sauf désaveu de l’assemblée plénière, ce n’est plus le cas. Dans l’arrêt Aetna, la Cour énonce de façon tout à fait claire que « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». Si la solution rendue concerne une clause limitative de responsabilité, on ne doute pas qu’elle vaut également pour la clause compromissoire. En conséquence, si l’action délictuelle fondée sur une faute contractuelle est maintenue, c’est à la condition de respecter les clauses du contrat, y compris le choix de recourir à l’arbitrage. Voilà qui est salutaire et qui devrait éviter d’offrir aux parties une voie de contournement de l’arbitrage.

La loi du 13 juin 2024

La loi du 13 juin 2024 a déjà fait l’objet d’un commentaire approfondi sur la question de savoir si elle est de nature à remettre en cause le dualisme juridictionnel en matière de contrôle des sentences arbitrales (J. Jourdan-Marques, Le législateur torpille les jurisprudences INSERM et SMAC, préc. ; v. égal., C. Nourissat, De la compétence exclusive de la Cour d’appel de Paris pour connaître des recours contre les sentences arbitrales internationales, JCP 2024. Doctr. 1075). Pour cette raison, l’analyse de ce texte qui, pour mémoire, prévoit à son article 25 que « la Cour d’appel de Paris, qui comprend une chambre commerciale internationale, connaît : 1° Des recours en annulation des sentences rendues en matière d’arbitrage international, dans les cas et les conditions prévus par le code de procédure civile ; 2° Des recours contre une décision qui statue sur une demande de reconnaissance ou d’exequatur d’une sentence rendue en matière d’arbitrage international, dans les cas et les conditions prévus par le même code », sera réduite à deux remarques.

La première, très brève, porte sur le regret qui résulte de l’absence d’extension de la solution retenue par ce texte à l’arbitrage interne. Au vrai, le contentieux post-arbitral contre les sentences arbitrales internationales est déjà concentré à Paris, par l’effet de l’article 1516, alinéa 1er, du code de procédure civile pour les sentences rendues à l’étranger et par l’effet de la volonté des parties pour les sentences rendues en France. L’enjeu et l’apport prévisible de cette loi sur cet aspect sont donc quasi nuls. En revanche, il en va autrement en matière interne. Même s’il est résiduel, il existe un véritable éclatement du contentieux post-arbitral, avec des recours ponctuellement exercés devant d’autres cours d’appel. C’est là que se trouve l’intérêt d’une spécialisation, en retirant un contentieux chronophage à des juges qui ne sont pas familiers de l’arbitrage, pour le confier à une chambre dont la compétence est unanimement saluée (ce qui n’exclut pas les désaccords !). De ce point de vue, l’occasion est clairement manquée.

La deuxième remarque, beaucoup moins brève (malgré l’ambition initiale de l’auteur), est que l’analyse proposée d’une remise en cause de la compétence administrative pour connaître des recours contre les sentences arbitrales internationales a logiquement fait réagir (P. Coleman, L’unification du contentieux de l’arbitrage international en matière administrative en faveur de la Cour d’appel de Paris ?, Dr. adm., n° 8-9, alerte 96). Cette réponse permet d’y voir un peu plus clair sur les arguments en présence, même si d’autres pourront surgir.

En synthèse, la démonstration repose sur quatre arguments : le Tribunal des conflits exige une disposition expresse en faveur de la compétence judiciaire ; il faut une volonté du législateur de réaliser un tel transfert ; la lettre du texte est insuffisante pour opérer le transfert ; le positionnement de cette nouvelle règle dans le code de l’organisation judiciaire révèle qu’elle n’a pas la portée que l’on prétend lui donner.

Ces arguments révèlent des préoccupations légitimes sur la portée exacte de cette nouvelle règle. Il n’en demeure pas moins qu’ils sont loin de clore la discussion.

À cet égard, la décision du 7 juillet 2014 du Tribunal des conflits, mobilisée au soutien de la discussion, constitue un argument fort en faveur du transfert de la compétence vers le juge judiciaire. Il est vrai que l’arrêt proclame que « si la responsabilité qui peut incomber à l’État ou aux autres personnes morales de droit public en raison des dommages imputés à leurs services publics administratifs est soumise à un régime de droit public et relève en conséquence de la juridiction administrative, il en va autrement si la loi, par une disposition expresse, a dérogé à ces principes » (T. confl. 7 juill. 2014, n° 3954, Dalloz actualité, 17 juill. 2014, obs. J.-M. Pastor ; Lebon ; AJDA 2014. 1463 ; D. 2014. 1543, obs. J.-M. Pastor ; Légipresse 2014. 457 et les obs. ; RTD com. 2014. 611, obs. F. Pollaud-Dulian ; Dr. adm. 2014. Comm. 71, note G. Eveillard). Il faut donc une disposition expresse. Examinons alors la disposition litigieuse dans cette affaire. Il s’agit de l’article L. 331-1 du code de la propriété intellectuelle, issu de la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, selon lequel « les actions civiles et les demandes relatives à la propriété littéraire et artistique, y compris lorsqu’elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale, sont exclusivement portées devant des tribunaux de grande instance, déterminés par voie réglementaire ». Cette formulation suffit au Tribunal des conflits pour reconnaître une compétence exclusive au profit du juge judiciaire. Il énonce que « par dérogation aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, la recherche d’une responsabilité fondée sur la méconnaissance par ces dernières de droits en matière de propriété littéraire et artistique relève, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 17 mai 2011, de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire ». Pourtant, dans ce texte, il n’est fait nulle mention du sort des personnes publiques. Reste qu’il emporte, à lui seul, transfert de compétence au profit du juge judiciaire.

La clé de voûte de cette décision du Tribunal des conflits tient-elle à la volonté du législateur de s’immiscer dans le dualisme juridictionnel ? Là encore, le processus de fabrication de cet article L. 331-1 du code de la propriété intellectuelle permet d’apporter une réponse négative. Ce texte résulte d’un amendement parlementaire déposé devant la commission des lois du Sénat à l’occasion de la première lecture de la loi (amendement n° COM-3 de MM. Béteille et Yung). Son objet est laconique : « Cet amendement comporte plusieurs mesures d’amélioration de la qualité formelle du code de la propriété intellectuelle (CPI). En particulier, il précise que l’arbitrage est possible dans tous les types de litiges de propriété intellectuelle alors qu’actuellement il n’est expressément prévu que pour les marques (art. L. 716-4) et les brevets (art. L. 615-17) ». On voit que l’intention n’a jamais été exprimée de transférer, au détriment du juge administratif, une quelconque compétence juridictionnelle au profit du juge judiciaire.

Ainsi, il résulte de cette décision du Tribunal des conflits qu’un texte dépourvu de toute référence aux personnes publiques et en dépit d’une quelconque volonté du législateur peut avoir pour effet de réaliser un transfert de compétence au profit du juge judiciaire. Exactement comme la loi du 13 juin 2024.

On peut néanmoins penser que le pivot de ce raisonnement réside dans le terme « exclusivement », qui figure à l’article L. 331-1 du code de la propriété intellectuelle et est absent de l’article 25 de la loi du 13 juin 2024. On notera toutefois que cette notion ne figure pas non plus aux articles L. 464-7 et 464-8 du code de commerce et à l’article L. 621-30 du code monétaire et financier. Au surplus, le rapport fait au nom de la commission des finances dans le cadre de l’examen de la loi du 13 juin 2024 exprime sans ambiguïté cette volonté : « Est attribuée à cette chambre une compétence matérielle exclusive (…) ».

On peut faire encore rebondir l’argumentation en mobilisant la localisation du texte. Le code de l’organisation judiciaire n’aurait donc pas « vocation à régir la répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction » (P. Coleman, art. préc.). En contrepoint, les autres textes bouleversant la répartition des compétences entre juges figurent dans des codes substantiels, notamment le code de commerce, le code monétaire et financier ou encore le code de la propriété intellectuelle.

Néanmoins, il existe une différence fondamentale entre ces exceptions et celle nouvellement consacrée par le législateur. Ces anciennes exceptions se rapportent à une matière précise. Ainsi, il est possible de les faire figurer au sein du code qui prévoit les dispositions substantielles applicables à cette matière. Or la nouvelle compétence du juge judiciaire ne dépend pas de la matière, mais de la nature de la décision attaquée, qui est une sentence arbitrale. Sauf à vouloir imposer de reproduire la disposition dans l’intégralité des codes – ce que certains pourraient être tentés de faire –, il faut bien admettre que ce n’est pas dans ce type de texte que la nouvelle disposition a sa place.

L’alternative se limite alors à deux codes : le code de l’organisation judiciaire ou le code de justice administrative. L’un des deux est-il plus légitime que l’autre pour accueillir la règle ? À l’évidence, les deux codes sont construits autour d’une logique identique : ils exposent les principes essentiels de l’organisation et du fonctionnement des juridictions des deux ordres et détaillent les compétences qui leur incombent. Au titre de ces dernières, tant le code de l’organisation judiciaire que le code de justice administrative procèdent à une énumération des compétences de ces juges, sans lister les hypothèses d’incompétences. Ainsi, le code de l’organisation judiciaire constitue le réceptacle naturel pour ajouter une nouvelle compétence au profit du juge judiciaire. À l’inverse, rien n’impose d’insérer dans le code de justice administrative un négatif de la règle. D’ailleurs, les exceptions figurant dans le code de commerce, le code monétaire et financier ou encore le code de la propriété intellectuelle ne sont pas reproduites au sein du code de justice administrative.

En réalité, il existe bel et bien un cas d’article du code de justice administrative qui vise des hypothèses d’incompétence du juge administratif. C’est précisément l’article L. 311-6 du code de justice administrative, consacré à la faculté de recourir à l’arbitrage par dérogation à la compétence des juridictions administratives. Faut-il en conclure que, pour le cas précis du recours à l’arbitrage, la règle doit figurer dans ce code ? L’argument pourrait être convaincant si cet article n’était pas laissé en jachère depuis des années. D’une part, une partie des hypothèses auxquelles il est renvoyé sont abrogées (v. not., T. Clay, La codification de l’arbitrage hors le code de procédure civile, in Mélanges en l’honneur du professeur Philippe Delebecque, 2024, p. 375, n° 11) ; d’autre part, il n’est pas fait référence à certains textes qui prévoient bien la faculté pour l’État de compromettre (par ex., art. L. 511-13 c. énergie). Au surplus, l’article 25 de la loi du 13 juin 2024 ne dit rien d’une quelconque faculté de compromettre ; il porte exclusivement sur la répartition du contentieux entre juge judiciaire et juge administratif pour connaître des recours contre les sentences. Ainsi, l’argument pèse peu.

En fin de compte, il ne reste qu’un seul argument pour faire durer le suspense : la lettre de l’article 25, qui prévoit que la compétence judiciaire se réalise dans « les cas et les conditions prévus par le code de procédure civile ». Cette incise a-t-elle pour objet d’ouvrir la voie à une limitation de la compétence du juge judiciaire afin de préserver la compétence administrative ? On peut sans doute disserter de longues heures sur le sens des notions de « cas » et de « conditions ». D’emblée, on peut penser que ces termes renvoient aux cas d’ouverture du recours (si le terme « cas » ne figure plus à l’art. 1520, il était explicitement utilisé à l’anc. art. 1502 c. pr. civ., la reformulation du texte n’en a jamais modifié le sens et on parle toujours de « cas d’ouverture ») et aux conditions procédurales de mise en œuvre (en particulier celles prévues à l’art. 1527, qui renvoient aux art. 900 à 930-1 c. pr. civ.). Toutefois, même à écarter cette analyse, il est évident que le code de procédure civile ne dressera jamais – sauf à générer un contentieux incontrôlable – une liste des sentences par matière qui doivent être soumises au juge judiciaire. Ne reste alors que l’hypothèse d’une exclusion par le code de procédure civile de la compétence du juge judiciaire pour connaître des recours contre les sentences impliquant une personne publique française. Ce ne serait pas le moindre des paradoxes que le salut de la compétence administrative se trouve dans le code de procédure civile !

Les recours contre la sentence

Aspects procéduraux

Le délai d’exercice des voies de recours

Le code de procédure civile prévoit un délai d’un mois pour exercer le recours en annulation ou interjeter appel de l’ordonnance d’exequatur. Dans un cas comme dans l’autre, le point de départ du délai est fixé à la date de la notification de l’acte. Sauf volonté contraire des parties, il est procédé par voie de signification. Cette exigence constitue, à ce jour, le talon d’Achille du droit français de l’arbitrage (sur le sujet, J. Jourdan-Marques, Notification et arbitrage, Rev. arb. 2023. 569). Un arrêt du 2 juillet 2024 illustre la difficulté (Paris, 2 juill. 2024, n° 24/00027).

Dans cette affaire, l’exequatur d’une sentence arbitrale est accordé par le tribunal judiciaire. La décision fait l’objet d’une double signification, par acte du 31 janvier 2023 puis par acte du 8 février 2023. L’appel n’est formé que le 6 juin 2023, au-delà du délai d’un mois, même allongé par les délais de distance. Pourtant, l’appel est jugé recevable (malgré une ord. du conseiller de la mise en état en sens inverse, Paris, ord., 14 déc. 2023, n° 23/10082, Dalloz actualité, 12 janv. 2024, obs. J. Jourdan-Marques). Au visa de l’article 680 du code de procédure civile, la cour d’appel constate que les deux significations sont dépourvues de la mention relative à l’obligation de constituer avocat. Partant, elle juge qu’aucune n’a pu faire courir le délai d’appel. Si l’exigence est classique et saine en droit judiciaire privé, elle est inappropriée en arbitrage. Elle préserve artificiellement des voies de recours sans aucune limite de délai. Il y a urgence à faire évoluer la réglementation sur cette question.

La qualification de sentence

C’est un fait acquis : la jurisprudence française retient une définition de la sentence arbitrale qui, bien que très discutable (J. Pellerin, La sentence arbitrale, incertitudes et propositions, in Mélanges en l’honneur du professeur Pierre Mayer, LGDJ, 2015, p. 679 ; J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, préf. T. Clay, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 2017, n° 160, nos 53 s.), est parfaitement stable depuis plus de trente ans (Paris, 25 mars 1994, Sardisud, Rev. arb. 1994. 391, note C. Jarrosson). Le conseiller de la mise en état n’y déroge pas à l’occasion d’une ordonnance rendue dans une affaire Perspectives (Paris, ord., 4 juin 2024, n° 23/09465). Il rappelle qu’« en matière de sentence arbitrale, seules peuvent faire l’objet d’un recours en annulation les véritables sentences arbitrales, constituées par les actes des arbitres qui tranchent de manière définitive, en tout ou en partie, le litige qui leur est soumis, que ce soit sur le fond, sur la compétence ou sur un moyen de procédure qui les conduit à mettre fin à l’instance ». Il juge alors que la décision statuant à la fois sur une exception de procédure et sur une injonction de communiquer, sans préjuger du débat au fond, ne met pas fin à l’instance et ne peut être qualifiée de sentence arbitrale. En conséquence, le recours exercé contre cette ordonnance de procédure – qualifiée comme telle par l’arbitre – n’est pas recevable.

La fixation du recours à bref délai

C’est sans doute par ignorance ou par manque d’attention que, jusqu’à aujourd’hui, nous étions restés persuadés que les recours en annulation n’étaient, dans les faits, jamais fixés à bref délai. L’affaire ITM permet de constater l’inverse (Paris, 24 juin 2024, n° 24/04596). La lecture de l’arrêt permet de constater qu’une telle demande a été formée sur le fondement de l’article 905 du code de procédure civile et qu’elle a été acceptée. Si les motifs de cette demande et de la décision ne sont pas évoqués, on peut imaginer qu’ils reposent principalement sur la situation du défendeur au recours, placé en redressement judiciaire, et dont le sort dépend largement du résultat du recours. Quoi qu’il en soit, l’arrêt permet de constater l’efficacité de cette procédure : sentence rendue le 29 janvier 2024, recours formé le 27 février 2024, demande de fixation le 28 mars 2024, accordée le 18 avril 2024, pour un arrêt de rejet du recours le 24 juin 2024. Voilà qui fait rêver et qui pourrait inciter d’autres parties à suivre cette voie. On peut penser notamment aux hypothèses où un recours en annulation est formé contre une sentence partielle, alors que la procédure arbitrale suit son cours. Dans cette configuration, la célérité devient un enjeu fondamental pour renforcer l’attractivité de Paris comme siège de l’arbitrage.

L’intervention au recours

La question de l’intervention des tiers dans le cadre d’un recours commence à faire l’objet d’une abondante jurisprudence grâce à la seule saga Antrix. Après un arrêt rendu, dans le volet commercial de l’affaire, à propos de l’intervention du liquidateur et des actionnaires d’une partie au litige (Paris, 22 mars 2022, n° 20/05699, Dalloz actualité, 20 mai 2022, obs. J. Jourdan-Marques) et une ordonnance, dans le volet investissements, visant le bénéficiaire d’un assignment agreements (Paris, ord., 13 févr. 2024, n° 22/11819, Dalloz actualité, 21 mars 2024, obs. J. Jourdan-Marques), la cour d’appel statue en déféré sur cette dernière décision (Paris, 10 sept. 2024, n° 24/00151). L’arrêt offre un véritable « moment de doctrine », d’autant qu’il infirme l’ordonnance du conseiller de la mise en état qui a déclaré recevable l’intervention. Pour tenter de comprendre correctement l’arrêt, il est indispensable de diviser le raisonnement de la cour, qui distingue soigneusement, d’une part, la question de l’intervention d’un tiers au recours contre la sentence et, d’autre part, la question de la succession par un tiers aux droits d’une partie à la sentence.

L’intervention d’un tiers au recours contre la sentence

La question de l’intervention d’un tiers au recours contre la sentence ne nécessite pas une connaissance spécifique des faits de l’espèce. Le raisonnement de la cour s’articule autour de trois points. Premièrement, elle considère que les règles procédurales du droit de l’arbitrage sont autonomes des règles de droit commun de la procédure civile et que, par conséquent, l’intervention n’est pas admise. Deuxièmement, elle propose un fondement à cette solution, qui tient dans le caractère conventionnel de l’arbitrage, lequel fait échec à l’immixtion de tiers. Troisièmement, elle ajoute que la jurisprudence récente en matière de tierce opposition contre l’arrêt d’exequatur ne remet pas en cause la solution (Civ. 1re, 26 mai 2021, Central Bank of Libya, n° 19-23.996,  Dalloz actualité, 18 juin 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2021. 1034 ; ibid. 2272, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2021. 474, note S. Akhouad-Barriga ; Procédures 2021. Comm. 225, obs. L. Weiller ; JCP E 2022. 1081, note D. Mainguy ; JDI 2022. Comm. 15, note S. Bollée ; JCP 2021. 1280, obs. C. Seraglini ; Gaz. Pal. 22 juin 2021, p. 30, obs. C. Berlaud ; ibid. 31 août 2021, p. 25, obs. P. Casson ; RDC 2021. 52, obs. Y.-M. Serinet et X. Boucobza).

L’autonomie des règles procédurales du droit de l’arbitrage

La question de l’applicabilité des règles du code de procédure civile dans le cadre d’un recours en annulation n’est pas nouvelle. La discussion résulte de ce que l’article 1527 du code de procédure civile renvoie aux seuls articles 900 à 930-1 du même code. La cour juge que seuls les articles du code expressément visés par renvoi de ce texte sont applicables à la procédure d’appel des ordonnances d’exequatur. En cela, elle contredit frontalement son conseiller de la mise en état. La solution est justifiée par « l’autonomie des règles applicables en matière d’arbitrage international et le caractère conventionnel de l’arbitrage ».

Ce raisonnement n’est pas nouveau. On le retrouve déjà dans l’arrêt du 22 mars 2022 (Paris, 22 mars 2022, n° 20/05699, préc.), ainsi que pour fonder ponctuellement certaines solutions, notamment lorsqu’il s’agit d’écarter la radiation (les ordonnances sur la question ne font l’objet d’aucune publication). La cour en déduit que les articles 325 et 554 du code de procédure civile ne sont pas applicables en matière de recours contre les sentences.

Cette analyse n’emporte pas la conviction. Elle constitue ce que l’on peut appeler un abus de raisonnement a contrario. L’idée est que le renvoi réalisé par l’article 1527 du code de procédure civile est limitatif et que tout texte figurant en dehors de ceux visés par le renvoi est sans application dans le recours. Néanmoins, ce type de raisonnement n’est pas mobilisé à bon escient.

La doctrine enseigne que « l’argument a contrario doit être appliqué aux seules règles qui posent des exceptions, non aux règles générales ; en effet, appliqué à une règle d’exception, l’argument a contrario permet de revenir à l’application du principe pour les hypothèses non visées dans l’exception, ce qui est logique » (P. Malinvaud et N. Balat, Introduction à l’étude du droit, 22e éd., LexisNexis, 2022, n° 144). Précisément, l’article 1527 du code de procédure civile ne pose pas une exception, mais le principe : le recours est soumis aux articles 900 à 930-1 du code. Le raisonnement de la cour conduit à mettre à l’écart l’entièreté du code de procédure civile, sans jamais pouvoir revenir aux principes.

En réalité, le recours contre une sentence ne peut exister sans le soutien de très nombreuses dispositions du code. Les exemples sont tellement nombreux qu’il est inutile de les multiplier. Dans un avis récent, la Cour de cassation a reconnu que la renonciation prévue à l’article 1466 du code de procédure civile est une fin de non-recevoir au sens de l’article 122 du code (Civ. 1re, avis., 20 mars 2024, n° 23-70.019, Dalloz actualité, 14 juin 2024, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2024. 798 , note M. Barba  ; JCP 2024. Actu. 589, note P. Casson ; JCP E 2024. 1144, note D. Mainguy ; Procédures 2024. Comm. 118, obs. L. Weiller ; ibid. Comm. 141, obs. R. Laffly ; Gaz. Pal. 2024, n° 16, p. 6, obs. L. Larribère). De même, de façon concomitante à notre décision, la cour d’appel juge que la signification d’une sentence arbitrale est soumise aux exigences de l’article 680 du code de procédure civile (Paris, 2 juill. 2024, n° 24/00027, préc.). Enfin, on peine à imaginer que la cour d’appel saisie d’un recours en arbitrage échappe...

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