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Chronique d’arbitrage : et pour quelques dollars de plus

Quoi de mieux qu’un célèbre titre de western spaghetti pour évoquer l’affaire Tagli’apau ? Par cet arrêt destiné à la postérité, le défaut de paiement de la provision sur les frais d’arbitrage fait perdre au défendeur, sur le fondement du principe de loyauté procédurale, le droit de se prévaloir de la clause compromissoire. Alors, la bourse ou l’arbitrage ? 

L’arrêt Tagli’apau est déjà l’un des arrêts les plus importants de l’année (Civ. 1re, 9 févr. 2022, n° 21-11.253, D. 2022. 358 ). Il mérite une attention particulière de la part des praticiens. On sait, d’ores et déjà, qu’il fera l’objet d’une appréciation divergente par la doctrine (plutôt favorable, J. Clavel, Gaz. Pal., à paraître ; M. de Fontmichel, JCP à paraître). Nous serons de ceux qui exprimeront de vives réserves à son encontre.

Au-delà de cet arrêt, plusieurs décisions méritent une fois de plus l’attention des lecteurs. On mentionnera d’ores et déjà l’arrêt Couach rendu en matière d’obligation de révélation (Paris, 22 févr. 2022, n° 20/08929), l’arrêt Armanenti à propos de l’inconciliabilité des décisions (Paris, 1er févr. 2022, n° 19/22977) ou encore l’arrêt Privinvest sur les règles matérielles (Paris, 25 janv. 2022, n° 20/12332). Enfin, on signalera la dernière banderille de la Cour de justice avec l’arrêt Micula (CJUE 25 janv. 2022, aff. C-638/19).

I - L’arrêt Tagli’apau

Un contrat de franchise a été conclu en 2011 entre un franchiseur, Pastificio (dont la société La Tagliatella vient aux droits) et un franchisé, Taglia’Apau. En 2015, le franchisé a sollicité une révision des conditions économiques et un dédommagement à la suite d’une perte de marge. Une procédure collective a été ouverte à son encontre en 2016, transformée en liquidation en 2018.

En avril 2016, le franchisé a saisi la Chambre de commerce internationale (CCI) d’une demande d’arbitrage. Le franchiseur a refusé de payer la provision. En conséquence, en 2018, le liquidateur judiciaire du franchisé a assigné le franchiseur devant le tribunal de commerce. Le franchiseur a soulevé l’incompétence du juge judiciaire au profit de la justice arbitrale. En somme, le franchiseur a refusé de payer les frais d’arbitrage et s’oppose, dans le même temps, à la compétence des juridictions étatiques.

En appel, la cour accueille l’exception d’incompétence et renvoie les parties à mieux se pourvoir (Pau, 5 nov. 2020, n° 20/01175, Dalloz actualité, 15 janv. 2021, obs. J. Jourdan-Marques). En substance, elle énonce que le refus du franchiseur « de régler [sa] part de provision » ne constitue pas « une renonciation irrévocable à la clause compromissoire au regard de l’exception d’incompétence soulevée valablement devant la juridiction de l’État ». Elle ajoute que « la force obligatoire de la clause compromissoire est indépendante de la santé financière de l’une des parties signataires […]. La partie qui fait état de son impécuniosité ne peut donc tirer argument de ce fait pour se soustraire à la compétence arbitrale ».

La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel (Civ. 1re, 9 févr. 2022, n° 21-11.253, préc.). Elle consacre un nouveau visa : « Vu le principe de loyauté procédurale régissant les parties à une convention d’arbitrage ». Sur ce fondement, elle estime que « les sociétés Pastificio service, La Tagliatella et Amrest Holdings, qui avaient elles-mêmes provoqué le retrait de la demande d’arbitrage par la CCI en ne s’acquittant pas de la part de provision sur frais leur incombant, n’étaient pas recevables, pour décliner la compétence de la juridiction étatique, à invoquer la clause compromissoire, la cour d’appel a violé le principe susvisé ». Par ailleurs, elle censure la cour sur un autre motif. Au visa de l’obligation pour le juge de ne pas dénaturer l’écrit, elle reproche à la cour d’appel d’avoir énoncé que « les intimées pouvaient valablement ne pas avancer leur quote-part de provision ». Au contraire, la Cour de cassation retient que « l’article 36 [du Règlement 2012 de la CCI] prévoit, en son paragraphe 2, que la provision pour frais fixée par la CCI est due en parts égales par le demandeur et le défendeur, la cour d’appel, qui en a dénaturé les termes clairs et précis, a violé le principe susvisé ».

La solution de l’arrêt Tagli’apau est donc le fruit d’une mécanique très simple : un principe, celui de loyauté procédurale et sa sanction, l’irrecevabilité. Aucun des deux n’est inconnu de la procédure civile. À ce titre, on peut croire que l’arrêt est faiblement innovant. En réalité, il ne l’est plus qu’il n’y paraît. Il opère un double pas de côté.

Sur la loyauté procédurale, l’article 1464, alinéa 3, du code de procédure civile, qui résulte du décret de 2011, a consacré ce principe : « les parties et les arbitres agissent avec célérité et loyauté dans la conduite de la procédure ». Dans ces circonstances, pourquoi la Cour de cassation n’y fait pas référence, alors que le pourvoi l’y invite ? L’explication réside dans la portée accordée au principe. Dans le code de procédure civile, la loyauté est un principe procédural aux conséquences procédurales dans une même instance. Dans l’arrêt Tagli’apau, la loyauté devient un principe procédural entraînant des conséquences substantielles sur les clauses d’un contrat et des conséquences procédurales dans une autre instance. Il en résulte que l’article 1464, alinéa 3, du code de procédure civile est insuffisant pour fonder la solution de l’arrêt.

Pour ce qui est de la sanction, la Cour de cassation tranche en faveur d’une irrecevabilité. Cette fois, le parallèle avec l’article 1466 du code de procédure civile est frappant : « la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s’abstient d’invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s’en prévaloir ». Pourtant, une fois de plus, cette disposition est trop étriquée pour embrasser les faits de l’espèce. D’ailleurs, l’explication semble devoir être la même : la renonciation porte sur une clause contractuelle – la clause compromissoire – plutôt que sur une irrégularité de la procédure. Il s’agit encore d’une extension des prévisions du code de procédure civile.

C’est toute la particularité de l’affaire Tagli’apau que d’être à cheval entre les considérations procédurales et substantielles. C’est aussi la raison pour laquelle la solution est en partie inattendue. Elle répondra aux espérances de ceux attentifs à la conciliation entre les intérêts des parties à l’arbitrage, en particulier lorsque l’une est impécunieuse. Il est vrai que, telle que présentée par la Cour de cassation, l’affaire semble être idéale pour consacrer un tel principe : d’un côté, un franchisé en liquidation – et donc probablement impécunieux – et, d’un autre côté, un franchiseur qui refuse de payer sa part de la provision. Face à ce refus du défendeur à l’arbitrage de payer sa part de la provision et à l’absence de prise en charge de celle-ci par le demandeur, les demandes ont été retirées par l’institution conformément au règlement d’arbitrage. En somme, c’est un déni de justice organisé par le défendeur et l’institution auquel le demandeur est confronté, ce qui peut justifier la réouverture du forum étatique. Dans l’absolu, on ne peut être hostile à une telle solution. Comme le dit excellemment le Professeur Maximin de Fontmichel, la convention d’arbitrage ne doit pas être utilisée « comme arme d’impunité contentieuse » (M. de Fontmichel, L’articulation de la protection des parties faibles avec la convention d’arbitrage à la lumière d’une décennie d’application du décret, Rev. arb. 2022, à paraître). Cette préoccupation est importante et appelle des réponses fortes.

Reste que l’arrêt de la Cour de cassation n’emporte aucunement la conviction. En effet, cette présentation presque romantique de l’affaire ne résiste pas à l’analyse. Loin d’être une version moderne de David contre Goliath à la sauce arbitrage, le litige présente des zones grises que la Cour de cassation refuse d’explorer. En cassant l’arrêt pour violation de la loi, indépendamment de toute nuance, la solution bouleverse les équilibres. Il faut le dire d’emblée : l’arrêt Tagli’apau ne consacre pas une solution favorable aux parties impécunieuses. Il consacre une solution indépendante de la situation financière des parties. La raison à cela est simple : ce sont les troisième et quatrième branches du moyen qui sont accueillies par la Cour. Ni l’une ni l’autre ne discutent de l’impécuniosité. Seule la cinquième branche en fait état et la Cour n’a pas jugé opportun de la retenir. À aucun moment la Cour de cassation ne fait référence à l’impécuniosité. C’est donc une solution qui va au-delà des parties faibles. La Cour de cassation pose un nouveau principe. Un principe corrosif. Un principe qui corrode le régime de la convention d’arbitrage et le principe compétence-compétence.

A - L’effet corrosif sur le régime de la clause compromissoire

La solution n’est pas limitée aux parties faibles. Admettons néanmoins, pour les besoins de la démonstration, que tel soit l’objectif implicitement recherché par la Cour de cassation. Dans cette perspective, la protection envisagée vient s’ajouter aux dispositifs déjà reconnus par le droit français pour protéger les parties faibles. Il s’agit donc d’une protection supplémentaire qui, par la tournure qu’elle prend, est inadéquate.

1 - Une protection supplémentaire

Le droit français de l’arbitrage, sous l’impulsion d’une doctrine stimulante et persuasive (J. Clavel, Le déni de justice économique dans l’arbitrage international. L’effet négatif du principe de compétence-compétence, thèse, ss la dir. de G. Khairallah, Paris 2, 2011 ; M. de Fontmichel, Le faible et l’arbitrage, préf. T. Clay, Économica, 2013) a multiplié les outils de protection en faveur des parties faibles dans la dernière décennie. Il a bâti une construction duale entre, d’une part, les parties structurellement faibles et, d’autre part, les parties financièrement faibles (pour un résumé éclairant du droit positif : M. de Fontmichel, L’articulation de la protection des parties faibles avec la convention d’arbitrage à la lumière d’une décennie d’application du décret, Rev. arb. 2022, à paraître).

Pour les premières, les textes et la jurisprudence ont progressivement consacré un régime protecteur articulé autour de deux piliers : d’abord, des règles spéciales applicables à la clause compromissoire ; ensuite, la mise à l’écart du principe de compétence-compétence. Si le régime n’est pas encore finalisé, le récent arrêt PWC constitue la pierre la plus importante de cet édifice (Civ. 1re, 30 sept. 2020, n° 18-19.241, PWC, Dalloz actualité, 15 janv. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2501 , note D. Mouralis ; ibid. 2484, obs. T. Clay ; ibid. 2021. 594, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; ibid. 923, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1832, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; AJ contrat 2020. 485 , obs. D. Mainguy ; Rev. prat. rec. 2021. 39, chron. R. Bouniol ; Rev. crit. DIP 2021. 202, note E. Loquin ; RTD civ. 2020. 845, obs. L. Usunier ; RTD com. 2021. 529, obs. E. Loquin ; Procédures 2021, n° 1, p. 19, obs. L. Weiller ; RLDC 2021, n° 190, p. 29, note C. Marilly ; RLDA 2020, n° 164, p. 4, note S. Koulocheri ; ibid. 2020, n° 165, p. 14, note J. Clavel-Thoraval ; Gaz. Pal. 2020, n° 41, p. 27, note S. Bollée ; JCP 2020. 2100, note M. de Fontmichel ; LPA 2020, n° 254, p. 7, note S. Akhouad-Barriga ; CCC 2020, n° 12, p. 69, note S. Bernheim-Desvaux ; ibid. 2021, n° 1, p. 3, obs. E. Fohrer-Dedeurwaerder ; LPA 2021, n° 12, p. 5, note J. Lefebvre ; JCP E 2021, n° 10, p. 33, obs. C. Nourissat).

Pour les secondes, le régime applicable ne présentait, naguère, presque aucune spécificité par rapport au droit commun. D’abord, la validité de la clause compromissoire n’était pas menacée par l’impécuniosité d’une partie. Ensuite, le principe compétence-compétence s’appliquait à de telles parties. Toutefois, la période récente a permis l’émergence de nouveaux mécanismes au profit des parties impécunieuses. D’une part, la jurisprudence développe des moyens de défense pour contester la clause compromissoire. Ceux-ci reposent, premièrement, sur le déséquilibre significatif de la clause (il s’agit de la saga Subway, Paris, 15 sept. 2020, n° 18/01360, Dalloz actualité, 19 oct. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; Paris, 2 juin 2020, n° 17/18900, Dalloz actualité, 29 juill. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2421, obs. C. de droit de la concurrence Yves Serra (CDED Y. S.EA n° 4216) ; ibid. 2484, obs. T. Clay ; Paris, 11 sept. 2018, n° 16/19913, D. 2018. 2448, obs. T. Clay ; AJ contrat 2018. 491, obs. J. Jourdan-Marques  ; CCC 2018, n° 11, p. 21, obs. N. Mathey ; Gaz. Pal. 2018, n° 38, p. 25, obs. D. Bensaude ; RLDA 2019, n° 145, p. 35, note J. Clavel-Thoraval) et, deuxièmement, sur l’accès au juge inclus au sein de l’ordre public international (Paris, 19 oct. 2021, n° 18/01254, Monster Energy, Dalloz actualité, 19 nov. 2021, obs. J. Jourdan-Marques). Ainsi, une partie peut contester la compétence du tribunal arbitral sur ces deux fondements, d’abord devant l’arbitre et ensuite devant le juge de l’annulation. D’autre part, pour éviter qu’une partie impécunieuse se trouve dans l’impossibilité de saisir le tribunal arbitral, la jurisprudence impose « aux acteurs de l’arbitrage d’écarter tout risque de déni de justice face à un plaideur aux moyens financiers limités » (Paris, 30 juin 2021, n° 21/02568, Carrefour Proximité France, Dalloz actualité, 4 févr. 2022, obs. J. Jourdan-Marques).

La question de savoir si ces dispositifs sont efficaces et répondent aux enjeux de l’impécuniosité est légitime et mérite de faire l’objet d’un examen approfondi. À notre connaissance, cette enquête n’a pas encore été réalisée. Récemment, le Professeur Maximin de Fontmichel a mis en lumière le caractère erroné de la croyance selon laquelle l’intervention de tiers financeurs serait de nature à combler ce manque (M. de Fontmichel, L’articulation de la protection des parties faibles avec la convention d’arbitrage à la lumière d’une décennie d’application du décret, Rev. arb. 2022, à paraître). Pour autant, ce seul constat est insuffisant à condamner le mécanisme.

La Cour de cassation se désintéresse de ces acquis antérieurs. Il est frappant de constater que la cassation est également obtenue sur le fondement d’une dénaturation du Règlement d’arbitrage 2012 de la CCI. Celui-ci ne dit pas, contrairement à ce qu’a laissé entendre la cour d’appel, que la provision est seulement assumée par le demandeur. La dénaturation sur ce point n’est pas imméritée. Pour autant, il est dommage que la Cour ne réalise pas une lecture complète de l’ancien article 36 du Règlement (désormais article 37 dans le Règlement 2021), même s’il n’est pas certain que les parties l’y aient invité. Si cette disposition prévoit le retrait des demandes à défaut de paiement complet de la provision d’arbitrage, elle n’écarte pas certaines garanties. Ainsi, l’article 36.6 du Règlement 2012 (désormais 37.6) énonce que « Si la partie concernée entend s’opposer à cette mesure [de retrait], il lui appartient de demander, dans le délai ci-dessus, que la question soit tranchée par la Cour ». Ainsi, le Règlement d’arbitrage ouvre la voie à un débat sur les conséquences du défaut de paiement de la provision et rend possible la mise en œuvre de la jurisprudence française sur la faculté qui doit être préservée de garantir l’accès à un tribunal arbitral. À cet égard, l’arrêt d’appel a reconnu que « les appelantes n’ont nullement introduit de demande afin de faire trancher par la Cour les contestations relatives au paiement des frais ». Autrement dit, toute la jurisprudence incitant les acteurs de l’arbitrage à contribuer à l’accès au juge est balayée, dès lors que les dispositifs permettant d’y faire droit ne sont pas tenus pour impératifs. Ainsi, la Cour de cassation entérine peu ou prou une violation du règlement d’arbitrage en actant la renonciation indépendamment des modalités qui y figurent. C’est pour le moins une vision singulière, à une époque où l’on consacre le caractère central du règlement d’arbitrage et où l’on entend faire peser sur les institutions un rôle dans l’accès au juge, que de permettre à une partie de s’en émanciper.

Par ailleurs, la solution tranche avec celle qui a été retenue dans l’affaire Garoubé. Dans cette dernière, le juge d’appui a accepté de prêter main-forte à une partie pour adresser une injonction à l’institution d’arbitrage de faire rétablir des demandes réputées retirées (TGI Paris, 16 nov. 2015, n° 15/55644, D. 2015. 2588, obs. T. Clay ; Cah. arb. 2015. 129, note M. de Fontmichel ; Rev. arb. 2016. 258, note C. Jarrosson et F.-X. Train). Las, la solution a été écartée en appel puis en cassation (Paris, 24 mai 2016, n° 15/23553, D. 2016. 2589, obs. T. Clay ; Rev. arb., 2017. 533, 1re esp., note V. Chantebout ; Cah. arb. 2016. 641, note M. de Fontmichel ; Gaz. Pal, 15 nov. 2016, p. 33, obs. D. Bensaude ; Civ. 1re, 13 déc. 2017, n° 16-22.131, Garoubé, CD. 2018. 18 ; ibid. 2448, obs. T. Clay ; RTD com. 2019. 39, obs. E. Loquin ; Cah. arb. 2017. 701, note H. Barbier ; Procédures 2018, n° 2, p. 18, obs. L. Weiller ; Gaz. Pal. 2018, n° 11, p. 21, obs. D. Bensaude ; Rev. arb. 2018. 370, note V. Chantebout ; JDI 2019. 627, note K. Mehtiyeva). En consacrant la renonciation à la clause, la Cour de cassation retient une solution bien plus radicale que celle qu’elle a refusé dans l’affaire Garoubé.

Ainsi, depuis dix ans et le fameux arrêt Pirelli (Paris, 17 nov. 2011, n° 09/24158, Licensing Projects SL c/ Pirelli & C. SPA, D. 2011. 3023, obs. T. Clay ; RTD com. 2012. 530, obs. E. Loquin  ; JDI 2012. 41, note X. Boucobza et Y.-M. Serinet ; Cah. arb. 2012. 159, note D. Cohen ; LPA 2012, n° 142, p. 11, obs. M. de Fontmichel ; Rev. arb. 2012. 392, comm. F.-X. Train), il résulte de la jurisprudence que la mise en œuvre de la clause d’arbitrage est confiée, en présence d’une partie impécunieuse, aux acteurs de l’arbitrage et en particulier aux institutions, à l’exclusion expresse des juridictions étatiques. De ces solutions, la Cour de cassation fait abstraction. À tout le moins, elles ne sont plus exclusives.

2 - Une protection inadéquate

Désormais, le débat peut être placé autour de la question d’une éventuelle renonciation à la convention d’arbitrage à défaut de paiement de la provision. La solution paraît intuitive : celui qui ne paie pas renonce à l’arbitrage. En réalité, elle n’emporte pas l’adhésion.

La renonciation à un droit substantiel est un acte de volonté unilatérale conduisant à renoncer à un droit. La convention d’arbitrage est susceptible de faire l’objet d’une telle renonciation (Civ. 1re, 23 janv. 2007, Rev. arb. 2007. 290, obs. E. Teynier et P. Pic ; 20 avr. 2017, n° 16-11.413, D. 2017. 2559, obs. T. Clay ; AJ contrat 2017. 343, obs. M. de Fontmichel  ; Procédures 2017, n° 7, p. 37, obs. L. Weiller ; JCP 2017. 1201, note D. Mouralis). Pour autant, la renonciation à la convention d’arbitrage, si elle peut être tacite ne doit pas être équivoque (C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., Lextenso éditions/Montchrestien, coll. « Domat, Droit privé », 2019, n° 697).

C’est là une considération à laquelle la Cour de cassation est insensible. En effet, les défendeurs allèguent, pour justifier l’absence de paiement de la provision, son caractère disproportionné. Dans la procédure d’appel, les défendeurs soulignent que « les demandes financières exorbitantes des appelants d’un montant en principal de plus de 2 millions d’euros ont directement et nécessairement augmenté les frais d’arbitrage, qui sont proportionnels, pour aboutir à des provisions d’un montant de 245 000 $ ». Il est toujours délicat de se prononcer a priori sur le caractère disproportionné des prétentions d’une partie (même si l’on peut s’interroger sur le montant de ces demandes pour une partie dont le chiffre d’affaires en 2017 – d’après les sites spécialisés – est inférieur à 500 000 €). Il serait évidemment choquant d’imposer à une partie de les réduire au seul prétexte de diminuer les frais d’arbitrage qu’un défendeur refuse de payer. Pour autant, on ne peut feindre d’ignorer qu’une surévaluation volontaire des demandes est une arme économique très puissante pour un demandeur afin de mettre sous pression un défendeur. Il peut être un outil efficace pour pousser à la transaction, en particulier si le montant de la provision correspond peu ou prou à celui qui est recherché par le demandeur. Naturellement, on pourra dire que les arbitres ont la possibilité, à l’issue de la procédure et à défaut de transaction, de sanctionner un tel comportement, en particulier à travers la répartition des frais de l’arbitrage. Il n’en demeure pas moins que cette solution est théorique en présence d’un demandeur en liquidation judiciaire. Dès lors, on pouvait espérer que la cour de renvoi puisse vérifier l’absence d’équivoque de la renonciation du défendeur en examinant les raisons du refus de paiement de la provision. Telle ne semble pas être la voie dessinée par la Cour de cassation.

Par ailleurs, la solution soulève des interrogations quant à sa portée exacte, au-delà du défaut de paiement de la provision. Ainsi, on peut s’interroger sur la portée de ce nouveau principe de loyauté procédurale régissant les parties à une convention d’arbitrage. Est-il, par exemple, susceptible d’entraîner un revirement de jurisprudence sur les conséquences d’un refus par une partie de désigner un arbitre ? À ce jour, un tel refus n’équivaut pas à une renonciation (Paris, 14 nov. 1991, Rev. arb. 1994. 545, note P. Fouchard). Demain, faudra-t-il y voir un nouvel avatar de la renonciation ? Quid, ensuite, d’un refus de participer à l’instance, de fixer un calendrier de procédure ou de signer un acte de mission ? En réalité, la pente deviendra glissante et, sous couvert de loyauté procédurale, les parties n’hésiteront pas à instrumentaliser tout comportement de l’adversaire pour faire état d’une renonciation. Cette solution n’est pas saine. Elle l’est d’autant moins qu’elle conduit à une confusion entre le comportement procédural des parties et l’efficacité des clauses contractuelles.

Surtout, on l’a déjà évoqué, l’arrêt est indifférent à la situation financière du demandeur. Le message est en effet brouillé par l’état de liquidation de celui-ci. En appel, l’impécuniosité était discutée. Elle ne l’est pas devant la Cour de cassation. Ainsi, la solution retenue vaut indépendamment des considérations financières relatives aux parties et s’applique à tous les différends. Autrement dit, l’arrêt Tagli’apau n’est pas à l’origine d’une règle spéciale protectrice des intérêts d’une partie faible ; elle est une règle générale au bénéfice de tous. Ce constat soulève de très sérieuses interrogations. D’une part, il n’est aucunement exclu qu’elle se retourne contre une partie faible au profit d’une partie forte. Ainsi, une partie forte qui, pour diverses raisons, souhaite échapper à l’arbitrage pourrait se prévaloir de l’impossibilité pour le défendeur faible de payer la provision pour saisir le juge étatique. D’autre part, il viendra un moment où la question se posera des conséquences du refus d’une partie de prendre à sa charge l’intégralité de la provision. On trouvera des plaideurs pour dire que ce refus de paiement est révélateur d’une déloyauté – en particulier en cas de moyens inégaux entre les parties – et constitutif d’une renonciation à la convention d’arbitrage.

En somme, la solution retenue par l’arrêt est triplement décevante. Premièrement, parce qu’elle tire d’un comportement procédural des conséquences substantielles. Deuxièmement, car elle ne se limite pas aux seules hypothèses d’impécuniosité, là où elle a éventuellement un intérêt. Troisièmement, car elle réduit à néant les efforts de la jurisprudence pour encourager les acteurs de l’arbitrage à garantir l’accès au juge en offrant une solution simpliste à un problème complexe.

Toutefois, l’essentiel n’est pas là. La décision Tagli’apau a en effet des conséquences lourdes sur le principe de compétence-compétence.

B - L’effet corrosif sur le principe compétence-compétence

On ne reviendra pas de façon approfondie sur le principe compétence-compétence, qui est connu des lecteurs de cette chronique. Simplement, on rappellera qu’en dehors des hypothèses concernant les parties structurellement faibles, la jurisprudence s’est opposée à une remise en cause de l’effet négatif. L’arrêt Lola Fleurs l’a bien exprimé en énonçant que « le caractère manifestement inapplicable de la clause compromissoire ne saurait davantage se déduire de l’incapacité alléguée [du demandeur] à faire face au coût d’une telle procédure en raison de sa situation financière et au déni de justice qui en résulterait » (Paris, 26 févr. 2013, Lola Fleurs, n° 12/12953, D. 2013. 2936, obs. T. Clay ; Cah. arb. 2013. 479, note A. Pinna ; Rev. arb. 2013. 756, note F.-X. Train). Cette solution a encore été récemment reprise par la cour d’appel de Paris : « l’impécuniosité ne constitue, en effet, pas un critère de nature à caractériser l’inapplicabilité manifeste d’une clause compromissoire » (Paris, 30 juin 2021, n° 21/02568, Carrefour Proximité France, préc.).

La solution de l’arrêt Tagli’apau ignore le principe compétence-compétence. Implicitement, mais nécessairement, la Cour de cassation considère que l’examen du comportement procédural du défendeur conduisant à retenir l’irrecevabilité de son exception d’incompétence échappe à l’effet négatif. Pourtant, habituellement, la renonciation est considérée comme une question d’inapplicabilité de la clause, soumise à l’exigence du caractère manifeste (Civ. 1re, 20 avr. 2017, n° 16-11.413, préc.). Cette atteinte est grave. Elle l’est d’autant plus qu’elle ne vise pas seulement à protéger les parties impécunieuses et a vocation à s’appliquer à tous les différends.

À la vérité, une telle solution n’est pas totalement nouvelle. Elle a déjà été retenue par la Cour de cassation dans un arrêt qui a finalement peu attiré l’attention (Civ. 1re, 28 févr. 2018, n° 16-27.823, D. 2018. 2448, obs. T. Clay ; RTD civ. 2018. 482, obs. N. Cayrol  ; Gaz. Pal. 2018, n° 27, p. 19, obs. D. Bensaude ; JDI 2018. Comm. 18, note J. Jourdan-Marques). Dans cette décision, la cour a, au visa du « principe de l’estoppel », cassé un arrêt d’appel ayant accueilli l’exception d’incompétence. Si elle ne se prononce pas sur la nature de la sanction, elle signifie clairement que le comportement procédural d’une partie (assigner devant le juge, se rétracter et introduire l’instance devant un arbitre puis soulever une exception d’incompétence devant le juge) peut la priver du droit de se prévaloir de la clause. L’arrêt Tagli’apau est dans la même veine. Toutefois, il innove doublement par rapport à ce précédent.

D’abord, il est explicite sur la sanction, en considérant que les défendeurs « n’étaient pas recevables » pour décliner la compétence du juge judiciaire. Cette qualification permet à la Cour de cassation d’échapper à l’article 1448 du code de procédure civile. En effet, ce dernier n’autorise un juge à retenir sa compétence que lorsque la clause est manifestement nulle ou inapplicable. Cette restriction interdit de se prononcer sur le bien-fondé de l’argumentation du demandeur au soutien de la compétence. En plaçant le débat sur le terrain de la recevabilité – en amont – la Cour de cassation contourne la difficulté. Dès lors, une dichotomie se dessine au stade de la saisine du juge au stade pré-arbitral : son office est limité par le jeu de l’article 1448 du code de procédure civile sur le bien-fondé de l’exception, mais ne l’est pas lorsqu’il s’agit de s’intéresser à la recevabilité de l’exception.

En première analyse, cette solution n’est pas choquante. La recevabilité d’une exception d’incompétence est en effet soumise à conditions. L’article 74, alinéa 1er, du code de procédure civile énonce ainsi une double condition : « les exceptions doivent, à peine d’irrecevabilité, être soulevées simultanément et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir ». Ces conditions objectives ne sont pas les seules. Il existe également des conditions subjectives qui tiennent au comportement des plaideurs (Rép. pr. civ., Défenses, exceptions, fins de non-recevoir, par I. Pétel-Teyssié, n° 85). Parmi les comportements stigmatisés, on retrouve celui du plaideur qui a formé une demande devant une juridiction, qui ne peut soulever ensuite son incompétence (Civ. 1re, 28 avr. 1982, n° 81-11.438 P ; Civ. 2e, 7 déc. 2000, n° 99-14.902 P, D. 2001. 178, et les obs. ).

Pour autant, il ne faut pas se laisser abuser par cette apparente rectitude juridique. La notion de recevabilité est infiniment malléable. La tendance actuelle est de qualifier tout – et surtout n’importe quoi – de recevabilité. Rien qu’en prenant la présente...

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