Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Chronique d’arbitrage : la face cachée des recours contre la sentence

La rentrée est riche en décisions, notamment en provenance de la Cour de cassation. Alors que, depuis plusieurs années, les projecteurs sont braqués sur la cour d’appel de Paris, la première chambre civile multiplie les décisions ces dernières semaines et conforte plusieurs solutions.

En dépit du nombre de décisions, on ne mettra pas, à l’occasion de cette chronique, un arrêt particulier à l’honneur, mais on s’autorisera quelques réflexions sur « la face cachée des recours contre la sentence ». En juillet 2022, trois ordonnances ont été rendues par le conseiller de la mise en état et ont été diffusées par la cour d’appel de Paris (Paris, ord., 12 juill. 2022, n° 21/12127, MAEG Costruzioni ; Paris, ord., 12 juill. 2022, n° 22/05378, Trasta ; Paris, ord., 12 juill. 2022, Kiram). Cette initiative est à saluer et permet de dire quelques mots du rôle du conseiller de la mise en état (on n’évoquera pas le cas du premier président, mais la problématique n’est pas différente). Celui-ci tient une place essentielle dans le cadre du recours et ses prérogatives ne cessent de croître, en particulier à travers l’extension de ses pouvoirs réalisée par l’article 789, 6°, du code de procédure civile. Il a à connaître de questions cruciales : délai d’exercice des recours ; radiation du recours ; arrêt ou aménagement de l’exécution ; qualification de sentence ; exequatur de la sentence ; fins de non-recevoir ; etc. Pourtant, son intervention et ses solutions constituent des angles morts de la connaissance du droit de l’arbitrage, car ses ordonnances ne sont pas, sauf rares exceptions, publiées.

Le problème est, il est vrai, d’intensité variable. Ponctuellement, des décisions relatives à l’arrêt et à l’aménagement des sentences sont diffusées, ce qui permet d’avoir un aperçu des conditions permettant d’obtenir une décision favorable (v. not. la jurisprudence sous l’article 1526 dans le code de l’arbitrage commenté, LexisNexis, 2021, par T. Clay et M. de Fontmichel). De même, en matière de qualification de sentence, on bénéficie d’une importante jurisprudence ancienne (Paris, 25 mars 1994, Sardisud, Rev. arb. 1994. 391, note C. Jarrosson) et d’une saisine ponctuelle de la cour par déféré (par ex., Paris, 11 mai 2021, n° 18/06076, Asperbras, Dalloz actualité, 4 févr. 2022, obs. J. Jourdan-Marques). Reste que d’autres problématiques n’ont fait l’objet d’aucune publicité, quand bien même il est acquis que des ordonnances ont été rendues. L’exemple le plus marquant porte sur la radiation du recours à défaut d’exécution de la sentence. Les initiés savent que le conseiller de la mise en état de la 5-16 juge invariablement que cette radiation ne peut être demandée, faute pour l’article 524 du code de procédure civile d’être applicable au recours contre une sentence. Jamais ces solutions n’ont pu être diffusées et commentées, alors même qu’elles sont discutables (T. A. Brabant et M. Desplats, Pour une meilleure protection du créancier en cas de recours en annulation devant les juridictions françaises, Cah. arb. 2020. 483). Cette ignorance légitime d’une partie du régime du recours en annulation n’est pas sans poser des difficultés pour les praticiens.

D’une part, en ce qu’elles sont méconnues, les solutions du conseiller de la mise en état peuvent ne pas être suivies par les parties. Or pour certaines, l’enjeu est crucial. C’est le cas des formalités pour faire courir les délais d’exercice des voies de recours, dont l’ignorance peut conduire à permettre un recours des années après la reddition de la décision (sur cette question, v. Paris, ord., 12 juill. 2022, n° 21/12127, MAEG Costruzioni). Au surplus, sans en arriver à une difficulté tenant à la recevabilité du recours, on peut imaginer une partie soulever de bonne foi un incident – comme c’est le cas pour la demande de radiation – alors même que la jurisprudence du CME est constante pour ne pas y faire droit. La partie expose alors des frais et prend le risque d’une condamnation à l’article 700, quand bien même son ignorance est légitime.

D’autre part, il est regrettable que des problématiques aux enjeux importants ne remontent jamais à la formation de jugement de la cour d’appel voire à la Cour de cassation. Quand bien même le CME est un membre éminent de la 5-16, ces questions doivent pouvoir être débattues devant des formations collégiales et être soumises au contrôle du juge de cassation. Ce n’est pourtant pas le cas des nombreuses ordonnances qui sont rendues sans recours, soit parce que le code l’exclut, soit parce qu’elles sont qualifiées de mesures d’administration judiciaire. On évoquera, à titre d’exemple, la question de la connaissance par le CME de l’irrecevabilité des griefs contre une sentence. Si notre conviction est que ces questions relèvent du CME (J. Jourdan-Marques, Déflagration dans le recours en annulation, Dalloz actualité, 4 mai 2020 ; il faut toutefois signaler que le récent avis de la Cour de cassation sur la recevabilité des demandes nouvelles en appel met du plomb dans l’aile à cette analyse, v. Civ. 2e, avis, 11 oct. 2022, n° 22-70.010, D. 2022. 1862 ), la pratique consiste à renvoyer la prétention à la formation de jugement. Ceci étant, la question n’a jamais été jugée frontalement et conduit toutes les parties prudentes à « doubler », en soumettant le moyen au CME et à la cour. Ce gaspillage d’énergie n’est satisfaisant pour personne et la difficulté doit être tranchée de façon claire.

On peut regretter que l’open data des décisions de justice ne soit pas de nature à améliorer la situation. Si les décisions sont désormais toutes mises en ligne, en particulier sur le site Judilibre, cette évolution ne concerne que les arrêts rendus par la formation de jugement, y compris lorsqu’elle est saisie sur déféré. En revanche, les ordonnances en sont exclues. La raison à cela est mystérieuse, car les ordonnances sont bien des « décisions rendues par les juridictions judiciaires » au sens de l’article L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire et n’échappent pas à la publicité. Cet embargo est difficilement compréhensible et nuit à la connaissance des solutions.

Reste une piste à explorer, aussi bien pour les parties que pour le conseiller de la mise en état lui-même : la procédure d’avis. L’article L. 441-1 du code de l’organisation judiciaire énonce qu’« avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l’ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l’avis de la Cour de cassation ». Cette demande peut très bien être formée par un conseiller de la mise en état (c’était le cas dans les avis rendus le 3 juin 2021 et le 11 oct. 2022). Il est essentiel que se développe, dans le cadre du recours contre les sentences, une culture de la demande d’avis par le conseiller de la mise en état, afin d’éviter les effets pervers d’une jurisprudence occulte et ne faisant jamais l’objet d’un examen par une formation collégiale. Il est temps de lever le voile sur la face cachée du recours contre les sentences !

Ces quelques observations liminaires ne doivent pas occulter certains événements marquants de la période écoulée. Le premier est le changement de président à la chambre commerciale internationale de la cour d’appel de Paris. Alors qu’elle était présidée depuis sa création par Monsieur François Ancel, ce dernier est parti à la première chambre civile à la suite d’un décret du 20 juillet 2022. Il est remplacé par Monsieur Daniel Barlow, nommé par décret du 12 août 2022. On peut prendre connaissance du parcours de ce dernier sur le site de la CCIP-CA. Il sera intéressant d’observer si ce changement de présidence emporte des évolutions dans la jurisprudence de la chambre, sachant que sa composition est, pour le reste, inchangée.

Par ailleurs, il ne faut pas passer à côté de certaines décisions. La Cour de cassation en a rendu plusieurs marquantes. Dans un arrêt Carrefour Proximité France, elle confirme la jurisprudence selon laquelle l’impécuniosité d’une partie ne remet pas en cause la clause compromissoire (Civ. 1re, 28 sept. 2022, n° 21-21.738, Gaz. Pal., obs. L. Larribère, à paraître). Le même jour, elle rejette le pourvoi dans l’affaire Kout Food Group et confirme, à défaut de choix exprès, l’application des règles matérielles françaises à la convention d’arbitrage (Civ. 1re, 28 sept. 2022, n° 20-20.260, Gaz. Pal., obs. L. Larribère, à paraître). Plus tôt, elle a confirmé sa jurisprudence nouvelle en matière d’arbitrage à l’occasion du pourvoi formé dans l’affaire Sorelec (Civ. 1re, 7 sept. 2022, n° 20-22.118, D. 2022. 1600 ; Gaz. Pal., obs. L. Larribère, à paraître ; D. 2022. 1773, obs. S. Bollée ). Enfin, on signalera le très intéressant arrêt rendu par la cour d’appel de Basse-Terre dans la saga Auto Guadeloupe, qui permet de revenir sur la question rare de la loi applicable à la responsabilité de l’arbitre et la compatibilité d’une loi étrangère à l’ordre public international français (Basse-Terre, 4 juill. 2022, n° 17/00750).

Le principe compétence-compétence

La portée du principe

Le principe compétence-compétence, en particulier dans son versant négatif, est bousculé. En deux ans, il a subi deux coups de canif de la part de la Cour de cassation, d’une part par l’arrêt PWC (Civ. 1re, 30 sept. 2020, n° 18-19.241, PWC, Dalloz actualité, 15 janv. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2501 , note D. Mouralis ; ibid. 2484, obs. T. Clay ; ibid. 2021. 594, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; ibid. 923, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1832, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; AJ contrat 2020. 485 , obs. D. Mainguy ; Rev. prat. rec. 2021. 39, chron. R. Bouniol ; Rev. crit. DIP 2021. 202, note E. Loquin ; RTD civ. 2020. 845, obs. L. Usunier ; RTD com. 2021. 529, obs. E. Loquin ; Procédures 2021, n° 1, p. 19, obs. L. Weiller ; RLDC 2021, n° 190, p. 29, note C. Marilly ; RLDA 2020, n° 164, p. 4, note S. Koulocheri ; ibid. n° 165, p. 14, note J. Clavel-Thoraval ; Gaz. Pal. 2020, n° 41, p. 27, note S. Bollée ; JCP 2020. 2100, note M. de Fontmichel ; LPA 2020, n° 254, p. 7, note S. Akhouad-Barriga ; ibid. 2021, n° 12, p. 5, note J. Lefebvre ; CCC 2020, n° 12, p. 69, note S. Bernheim-Desvaux ; ibid. 2021, n° 1, p. 3, obs. E. Fohrer-Dedeurwaerder ; JCP E 2021, n° 10, p. 33, obs. C. Nourissat) et, d’autre part, par l’arrêt Tagli’apau (Civ. 1re, 9 févr. 2022, n° 21-11.253, Dalloz actualité, 16 mars 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2022. 358 ; RTD com. 2022. 487, obs. E. Loquin  ; JCP 2022. 553, note M. de Fontmichel ; Gaz. Pal. 2022, n° 11, p. 23, note J. Clavel-Thoraval ; ibid., n° 15, p. 1, obs. L. Larribère ; Procédures 2022. Comm. 100, obs. L. Weiller ; JCP 2022. Doctr. 724, obs. L. Jandard ; JCP E 2022, 1307, note P. Casson). Partant, on pouvait craindre qu’il en subisse un troisième, en présence d’une partie impécunieuse. Ce n’est pas le cas (Civ. 1re, 28 sept. 2022, n° 21-21.738, Carrefour Proximité France, Gaz. Pal., obs. L. Larribère, à paraître), et à ce titre on peut s’en réjouir, d’autant que l’arrêt permet d’envisager un équilibre susceptible d’emporter l’adhésion d’une partie de la doctrine et des praticiens.

Les faits portent sur des contrats de franchise et d’approvisionnement dans lesquels figure une clause compromissoire. Le franchisé décide de saisir le tribunal de commerce. En appel, la cour déclare les juridictions judiciaires incompétentes et renvoie les parties à mieux se pourvoir (Paris, 30 juin 2021, n° 21/02568, Carrefour Proximité France, Dalloz actualité, 4 févr. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; JCP 2021. Doctr. 1280, obs. P. Giraud). La Cour de cassation rejette le pourvoi. Après avoir rappelé l’article 1448 du code de procédure civile, elle énonce que « dès lors qu’il n’était pas soutenu qu’une tentative préalable d’engagement d’une procédure arbitrale avait échoué, faute de remède apporté aux difficultés financières alléguées par M. [B] et la société CPP, la cour d’appel a retenu à bon droit, sans méconnaître le droit d’accès au juge, que l’invocation par les demandeurs de leur impécuniosité n’était pas, en soi, de nature à caractériser l’inapplicabilité manifeste des clauses compromissoires ». La solution se lit en deux temps.

Premièrement, dans la lignée de la jurisprudence Lola Fleurs de la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation rappelle que l’impécuniosité d’une partie n’est pas de nature à faire échec à l’effet négatif du principe de compétence-compétence (Paris, 26 févr. 2013, n° 12/12953, D. 2013. 2936, obs. T. Clay ; Cah. arb. 2013. 479, note A. Pinna ; Rev. arb. 2013. 756, note F.-X. Train). Dans l’affaire Lola Fleurs, la cour d’appel a jugé que « le caractère manifestement inapplicable de la clause compromissoire ne saurait davantage se déduire de l’incapacité alléguée [du demandeur] à faire face au coût d’une telle procédure en raison de sa situation financière et au déni de justice qui en résulterait ». Si les formules ne sont pas identiques, l’idée reste la même : il n’y a pas d’inapplicabilité manifeste de la clause en cas d’impécuniosité.

Deuxièmement, l’incise ajoutée par la Cour de cassation selon laquelle « il n’était pas soutenu qu’une tentative préalable d’engagement d’une procédure arbitrale avait échoué » devrait focaliser l’attention à l’avenir. La Cour installe une chronologie décisive. Elle invite la partie impécunieuse à tenter l’arbitrage, à la suite de quoi une alternative se présente : soit le tribunal arbitral peut être constitué et mener sa mission, soit il ne peut pas l’être et le litige n’est pas en mesure d’être résolu par l’arbitrage. Dans la première hypothèse, la volonté des parties est respectée et l’accès au juge est garanti. Dans la seconde hypothèse, l’accès au juge n’est plus assuré et la Cour de cassation laisse entendre que la volonté des parties sera ignorée.

Il y a une part de mystère dans cette décision. Cette solution n’est pas sans lien avec l’arrêt Tagli’apau (plus nuancé, L. Larribère, obs ss. Civ. 1re, 28 sept. 2022, Gaz. Pal., à paraître). Ce dernier a consacré un principe de « loyauté procédurale régissant les parties à une convention d’arbitrage ». L’arrêt Carrefour Proximité France révèle en creux que cette loyauté est à double sens : loyauté du demandeur de tenter de saisir, conformément à la volonté des parties, le tribunal arbitral ; loyauté du défendeur de faire en sorte que l’arbitrage puisse avoir lieu.

L’équilibre trouvé par la combinaison prévisible des arrêts Carrefour Proximité France et Tagli’apau est séduisant, même pour un farouche défenseur de l’efficacité de l’arbitrage. Le choix de recourir à l’arbitrage et la priorité qui en découlent sont préservés. Une échappatoire efficace est offerte au demandeur en cas d’échec de cette voie. Ceci étant, il ne faut pas occulter les immenses difficultés qu’une telle solution est de nature à engendrer. Il faudra être patient et vigilant avec la jurisprudence. On peut d’ores et déjà identifier plusieurs points de friction.

Premier point de friction : qu’est-ce qu’une partie impécunieuse ? Il n’est pas exclu qu’une partie en procédure collective soit en mesure de payer les frais d’arbitrage, à l’inverse d’une partie qui ne s’y trouve pas. En outre, la question de la preuve de cette incapacité sera centrale. Enfin, quelle répartition des rôles entre l’arbitre et le juge pour statuer sur l’impécuniosité ?

Deuxième point de friction : à partir de quand une tentative préalable d’engagement d’une procédure arbitrale doit être considérée comme ayant échoué ? Plus le point de bascule est placé loin, plus elle fera obstacle au droit d’accès au juge. À l’inverse, plus le point de bascule est placé près, plus l’exigence de tentative sera artificielle. On se rappelle qu’une critique qui a été adressée à l’arrêt Tagli’apau est de ne pas avoir vérifié le respect des procédures prévues par le règlement d’arbitrage. Il faudra donc trouver un point d’équilibre entre les diligences justifiées et celles démesurées.

Troisième point de friction : qu’est-ce qu’un demandeur loyal ? Doit-il être raisonnable dans ses demandes, afin de ne pas faire exploser le montant des frais ? Peut-on attendre de lui qu’il modère ses prétentions en deçà d’un montant auquel il peut objectivement prétendre ? Doit-il faire un effort minimum dans la prise en charge de la provision ?

Quatrième point de friction : que faut-il attendre du défendeur ? Si l’arrêt Tagli’apau l’invite à assumer sa part de la provision pour frais, peut-on en attendre plus en présence d’une partie impécunieuse ? Devra-t-il assumer l’intégralité de la provision – et potentiellement ne jamais se faire rembourser – s’il veut conserver son droit à voir le litige tranché par la voie de l’arbitrage ?

Cinquième point de friction : doit-on attendre quelque chose de l’institution et des arbitres ? On le rappelle, l’arrêt Lola Fleurs invite le tribunal arbitral à permettre l’accès au juge, alors que l’arrêt d’appel Carrefour Proximité France élargit cette exigence aux acteurs de l’arbitrage. Seront-ils parties prenantes dans le futur équilibre ?

On le voit, les incertitudes ne manquent pas et il faudra du temps pour y voir plus clair. On a pu critiquer l’arrêt Tagli’apau en raison de sa portée trop générale. En revanche, la combinaison avec l’arrêt Carrefour Proximité France, en ce qu’elle a vocation à ne concerner que la partie impécunieuse, offre des perspectives intéressantes. Il y a désormais une théorie de la loyauté en matière d’arbitrage à inventer. La suite s’annonce passionnante !

La mise en œuvre du principe

On ne le dira jamais assez, la mise en œuvre de l’effet négatif du principe de compétence-compétence est un art délicat où tout excès d’analyse, au moins en tant qu’il conduit à faire échec au renvoi aux arbitres, ouvre la voie à la cassation. La Cour en offre un exemple supplémentaire dans un arrêt Baferton (Civ. 1re, 28 sept. 2022, n° 20-10.049). Dans cette affaire, la cour d’appel a écarté la clause compromissoire et s’est déclarée compétente (Paris, 14 oct. 2019, n° 19/01346, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2019. 2435, obs. T. Clay ). Pour motiver sa décision, elle a retenu une qualification délictuelle de l’action et considéré que le champ d’application ratione personae de la clause est restrictif, ce qui conduit à exclure son opposabilité aux tiers, quand bien même ils ont connaissance de la clause. À propos de cette solution, nous avions écrit que « chacun de ces trois éléments de la motivation constituent une violation du principe compétence-compétence. Le juge ne peut pas dire si l’action est contractuelle ou délictuelle ; le juge ne peut pas affirmer que la clause ne s’applique qu’aux parties au contrat (…) ; le juge ne peut pas se prononcer sur l’opposabilité de la clause. Aucun de ces motifs ne caractérise une nullité ou une inapplicabilité manifeste de la clause ». En toute logique, la Cour casse l’arrêt pour avoir retenu des « motifs impropres à caractériser l’inapplicabilité manifeste des conventions d’arbitrage ». L’exigence d’une inapplicabilité manifeste de la clause doit réduire l’analyse du juge au strict minimum, à savoir, dans l’immense majorité des cas, à la recherche d’un « lien » entre l’action et la clause (par ex., Paris, 28 sept. 2022, n° 22/04847).

Malgré l’intérêt et la qualité variables des décisions d’appel en matière de mise en œuvre du principe de compétence-compétence, il reste que de très belles questions sont régulièrement soulevées, dont certaines présentent un intérêt majeur.

Un premier arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence soulève une question théorique de premier plan, mais y apporte une mauvaise réponse (Aix-en-Provence, 8 sept. 2022, n° 22/00445, Essem’Bio). Le litige porte sur le défaut de conformité d’une commande faite par un agriculteur de semences de côtes de blettes de la variété « Verte à Carde Blanche 2-Bio ». Les conditions générales du vendeur contiennent une clause compromissoire. Pourtant, l’acquéreur saisit le tribunal judiciaire. Il se voit opposer une exception d’incompétence.

Le débat se place sur la question de la preuve. La perspective est intéressante, car l’articulation avec le principe de compétence-compétence n’est pas évidente. Certes, il ne fait aucun doute que la preuve du consentement à une clause est une question qui relève du domaine du principe et doit donc revenir à l’arbitre, sous réserve d’une nullité ou inapplicabilité manifeste. En revanche, la question peut se poser en amont, à savoir la preuve de la convention d’arbitrage. En effet, c’est une chose que de discuter du consentement à une clause, c’en est une autre que de discuter de son existence. Comment imaginer qu’un juge renvoie les parties à l’arbitrage si aucune preuve de la convention d’arbitrage n’est apportée ? Il y a tout lieu de penser qu’une telle question peut échapper à l’effet négatif du principe compétence-compétence.

De cette prémisse, une seconde série de questions découle. Il s’agit de savoir quel moyen de preuve permet d’établir l’existence d’une clause compromissoire. En matière internationale, l’article 1507 énonce que « la convention d’arbitrage n’est soumise à aucune condition de forme ». En matière interne, l’article 1443 prévoit en revanche qu’« à peine de nullité, la convention d’arbitrage est écrite. Elle peut résulter d’un échange d’écrits ou d’un document auquel il est fait référence dans la convention principale ». Cependant, l’une et l’autre de ces dispositions ne sont d’aucun secours : elles portent sur la validité de la convention d’arbitrage et non sur sa preuve. De même, l’article 2061 du code civil traite du consentement à la clause compromissoire, pas de sa preuve. Il faut chercher ailleurs.

En matière internationale, le débat pourrait tourner court. Dès lors que la convention d’arbitrage n’est soumise à aucune condition de forme, il est difficile d’imaginer des modalités plus contraignantes pour sa preuve. Il suffit au juge d’étendre l’application de l’article 1507 à sa preuve ou de consacrer une règle matérielle (on rappelle que l’application du droit interne français est exclue par application de l’indépendance juridique de la convention d’arbitrage). La situation est plus délicate en matière interne, en ce que la validité formelle de la convention d’arbitrage est soumise à des conditions rigoureuses. En matière commerciale, la liberté de la preuve posée par l’article L. 110-3 du code de commerce simplifie le débat : l’existence de la convention peut être rapportée par tout moyen. En matière civile, il faut réaliser quelques contorsions pour arriver à une solution identique. L’article 1358 du code civil énonce que « hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être apportée par tout moyen ». L’article 1359 y apporte une dérogation immédiate pour les actes juridiques – ce qu’est la convention d’arbitrage –, mais uniquement ceux supérieurs à 1 500 €. Or, il faut ici rappeler que s’il n’est pas rare que la convention d’arbitrage figure dans un contrat dont le montant est supérieur à ce plancher, il n’en demeure pas moins qu’elle est indépendante matériellement de ce contrat. Dit autrement, et selon la célèbre formule de Motulsky, la clause compromissoire est un contrat dans le contrat (H. Motulsky, L’efficacité de la clause compromissoire en matière internationale, in Écrits. Études et notes sur l’arbitrage, préf. C. Reymond, Dalloz, 2e éd., 2010, p. 335, n° 7). Si le contrat principal porte potentiellement sur une somme ou une valeur excédant 1 500 €, ce n’est pas le cas de la convention d’arbitrage, qui n’a pas de valeur en tant que telle. En conséquence, et quel que soit le domaine, la preuve de l’existence de la convention d’arbitrage peut être apportée par tout moyen.

Ce n’est pas l’approche suivie par la cour d’appel dans l’affaire Essem’Bio. D’une part, elle souligne que la demanderesse « agricultrice et non commerçante, est en droit de revendiquer l’application des règles de preuve régissant les rapports entre particuliers et donc des articles 1372 et suivants du code civil ». Il y a déjà là une erreur sur les modes de preuve. Surtout, la cour va bien au-delà de la preuve de l’existence de la clause, en retenant que les conditions générales de vente « ne comporte[nt] cependant aucune signature, ni date, pouvant laisser à penser que ces clauses ont été acceptées par Mme [X] » et ajoute que « la clause d’arbitrage avancée par la SARL Essem’bio pour dénier la compétence de la juridiction judiciaire au profit du tribunal arbitral n’est pas applicable ». Ce faisant, la cour n’a pas simplement recherché l’existence de la convention, mais a examiné sa validité et son applicabilité.

Reste que la question posée est loin d’être dénuée d’intérêt. On y voit que, malgré tous les efforts de la doctrine arbitragiste, il existe toujours des failles au principe compétence-compétence contre lesquelles on peine à lutter. C’est le cas, ici, de la preuve de l’existence de la clause compromissoire comme ça l’est également pour la question de la qualité (consommateur ou travailleur) d’une partie à la clause.

Un deuxième arrêt soulève la question, là encore primordiale, de l’articulation d’une clause blanche et de l’effet négatif du principe compétence-compétence. La clause stipule que « toutes les contestations qui pourraient surgir pour l’exécution du présent contrat ou de leurs suites seront soumises à la procédure d’arbitrage ». Cette clause est-elle manifestement inapplicable ? La cour d’appel d’Orléans le pense (Orléans, 6 juill. 2022, n° 22/00277). Elle juge que « le recours à une procédure d’arbitrage nécessite l’existence de certaines précisions en vue de la mise en place de ses modalités, incluant l’identification de l’arbitre choisi ou les modalités de sa désignation, ainsi que l’établissement d’un règlement d’arbitrage fixant les règles de son déroulement ; que de telles précisions n’apparaissent nulle part ; que l’on ne voit pas comment aujourd’hui les parties pourraient se mettre d’accord ne serait-ce que sur les entités de l’arbitre choisi, de sorte que l’une d’entre elles pourrait, par une opposition systématique, opposer une obstruction totale au processus d’arbitrage envisagé ; que c’est à juste titre que la partie intimée déclare que la clause est inapplicable ». En réalité, une telle motivation illustre une méconnaissance du régime de la convention d’arbitrage et des prérogatives du juge d’appui. Les clauses blanches ne sont jamais inapplicables, au moins en matière interne (en matière internationale, un défaut de siège et l’absence de référence à des règles de procédure est de nature à causer de grandes difficultés), dès lors que le juge d’appui est en mesure de suppléer les carences ou les oppositions des parties. La volonté des parties de recourir à l’arbitrage étant acquise, le renvoi aurait dû avoir lieu.

Un troisième arrêt porte sur une situation rarissime : la saisine des juridictions étatiques alors que le tribunal arbitral est déjà constitué. C’est l’hypothèse à laquelle est confrontée une chambre non spécialisée de la cour d’appel de Paris (Paris, 30 août 2022, n° 22/02744, Visa Urgent.com). Les parties ont saisi un tribunal arbitral rabbinique, avant que l’une d’elles ne saisisse le tribunal de commerce. La saisine concomitante des deux juridictions ne souffre aucune discussion (quand bien même le tribunal arbitral a subordonné sa décision au dépôt d’une nouvelle requête, sans se dessaisir). En conséquence, l’article 1448 du code de procédure civile emporte un effet radical : l’incompétence immédiate de la juridiction étatique. Contrairement à l’hypothèse où le tribunal arbitral n’est pas encore saisi, cette incompétence ne supporte aucune exception, pas même l’éventuelle nullité ou inapplicabilité manifeste de la convention d’arbitrage. C’est donc une erreur de la part de la cour d’appel que de justifier son incompétence après avoir examiné ces moyens.

Un quatrième arrêt illustre une mise en œuvre efficace de l’effet négatif (Aix-en-Provence, 30 juin 2022, n° 21/04989, Chocolaterie de l’Opéra). Le contentieux résulte de la contamination d’un lot de fèves de cacao et porte sur la rupture brutale des relations commerciales. Il soulève également des interrogations sur la faute personnelle d’un dirigeant au motif qu’il a laissé commercialiser des produits dangereux. La cour ne se laisse pas impressionner par la nature du litige, impliquant des questions de nature délictuelle. Elle rappelle que « ces circonstances ne sauraient, en l’état, justifier la non-application de la clause compromissoire, étant rappelé qu’au visa de l’article 1465 du code de procédure civile, seul le tribunal arbitral est compétent pour statuer sur les contestations relatives à son pouvoir juridictionnel en l’absence de nullité ou inapplication manifeste de la convention d’arbitrage ». En conséquence, elle renvoie les parties à mieux se pourvoir.

Un cinquième arrêt du même jour livre une solution plus fragile (Aix-en-Provence, 30 juin 2022, n° 21/18443, Pacte Technologies). La clause compromissoire figure dans un pacte d’associés, le litige portant quant à lui sur des cessions ou promesses de cessions de parts sociales. Dans un premier temps, la cour juge, de façon rigoureuse, que « le demandeur à l’annulation des cessions et promesses de cession des parts sociales (…) est signataire de ce pacte d’associés, la clause compromissoire contenue dans ce pacte d’associés lui est opposable ». Il ajoute, là encore à bon escient, qu’il « appartient au tribunal arbitral d’apprécier si compte tenu de l’opération globale de restructuration entreprise par les associés, ce pacte est applicable aux futurs associés et/ou aux associés qui n’en sont pas signataires mais qui peuvent en revendiquer les effets. De même, le tribunal arbitral est seul compétent pour juger de la validité de la clause d’adhésion contenue dans ledit pacte d’associés du 30 septembre 2016 au regard des dispositions impératives de l’article 2061 du code civil ». À ce stade du raisonnement, il n’y a rien à reprocher à la cour. On comprend, dès lors, mal pour quelle raison elle retient à la suite de cela que le « tribunal arbitral qui sera saisi sur le fondement du pacte d’associés du 30 septembre 2016 ne peut interpréter le pacte d’associés du 2 octobre 2017 qui ne contient pas de clause compromissoire. Cette interprétation relève de la seule compétence du juge étatique ». La solution est d’autant moins satisfaisante que, à l’occasion de son interprétation de ce second pacte d’associé, la cour s’interroge sur une éventuelle annulation du premier pacte. Ce faisant, elle empiète allégrement sur la compétence du tribunal arbitral. Une fois de plus, on voit la difficulté pour les juridictions judiciaires à assurer la mise en œuvre de l’effet négatif du principe compétence-compétence, en particulier lorsqu’elle a vocation à rayonner au-delà de l’instrumentum dans lequel elle se trouve.

Un dernier arrêt, soumis à la cour d’appel de Paris (Paris, 12 juill. 2022, n° 22/06400, Toyoshima) examine des allégations de fraude. Il est soutenu que l’insertion de la clause compromissoire dans le contrat vise des fins frauduleuses, en particulier pour échapper à l’impôt. Pour écarter le moyen, la cour reprend une formule déjà aperçue sous la plume de la Cour de cassation (Civ. 1re, 6 nov. 2019, n° 18-18.292, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2484, obs. T. Clay ) et que l’on doit, il semblerait, à la cour d’appel d’Aix-en-Provence (Aix-en-Provence, 23 nov. 2017, n° 17/01932), selon laquelle « la nullité ou l’inapplicabilité manifeste de la convention d’arbitrage, seule de nature à faire obstacle à la compétence prioritaire de l’arbitre pour statuer sur sa propre compétence, doit pouvoir être constatée lors d’un examen sommaire par le juge étatique, tout contrôle substantiel et approfondi étant exclu ». L’énoncé est adroit et révèle les prérogatives du juge en matière d’effet négatif du principe compétence-compétence. Partant de ce celui-ci, la cour juge que « l’insertion d’une convention d’arbitrage n’est pas en soi de nature à éluder l’application de la loi française étant observé que les contrats litigieux ne comportent aucun choix de loi exprès ». En creux, la cour rappelle à juste titre que le choix d’un juge ne matérialise pas, en lui-même, une quelconque éviction de la loi applicable. C’est la logique qui guide déjà la jurisprudence pour ne pas interdire, en présence d’une loi de police, les clauses attributives de juridiction et compromissoires (en matière de clause compromissoire, v. Civ. 1re, 8 juill. 2010, n° 09-67.013, Doga, D. 2010. 2884, obs. X. Delpech , note M. Audit et O. Cuperlier ; ibid. 2540, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2933, obs. T. Clay ; Rev. crit. DIP 2010. 743, note D. Bureau et H. Muir Watt ; RTD com. 2011. 667, obs. P. Delebecque ; ibid. 2012. 525, obs. E. Loquin  ; Rev. arb. 2010. 514, note R. Dupeyré ; ibid. 2011. 191, note...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :