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Chronique d’arbitrage : à l’ami, à la mort

Difficile, dans le cadre de cette nouvelle chronique, de passer sous silence l’arrêt PAD. La décision s’est répandue comme une traînée de poudre, au point d’avoir les honneurs de la presse nationale. L’amitié entre un arbitre et un conseil, révélée à l’occasion de l’éloge funèbre du premier en l’honneur du second, a eu raison de la sentence. Salutaire remise en question ou solution maladroite ? Un peu des deux, sans aucun doute.

Ce n’est d’ailleurs pas un, mais deux arrêts majeurs qui ont été rendus le 10 janvier 2023. En plus de l’arrêt PAD (Paris, 10 janv. 2023, n° 20/18330, JCP E 2023. 1061, note D. Mainguy ; JCP 2023. Doctr. 221, obs. P. Giraud), la cour d’appel de Paris a rendu une décision très attendue dans l’affaire Komstroy (Paris, 10 janv. 2023, n° 18/14721). Parce que les deux décisions sont d’égale importance, le lecteur de cette chronique aura le droit à une analyse exhaustive de chacune. Au-delà, la rentrée est chargée et plusieurs autres arrêts sont à signaler. D’abord, un arrêt HD Holding (Civ. 1re, 1er févr. 2023, n° 21-25.024) qui casse opportunément un arrêt d’appel pour avoir examiné le respect d’une clause de médiation préalable au titre du contrôle de la compétence. Ensuite, l’arrêt rendu par la cour d’appel de renvoi dans l’affaire Central Bank of Libya (Paris, 3 janv. 2023, n° 21/14388), qui retient une appréciation restrictive et contestable de l’intérêt à agir d’un tiers. Enfin, on mentionnera l’arrêt Eckes, qui envisage une appréciation très conservatrice de l’extension de la clause compromissoire (Paris, 6 déc. 2022, n° 21/11615).

L’arrêt PAD

L’affaire PAD est déjà connue de tous (Paris, 10 janv. 2023, n° 20/18330, préc.). Elle n’a pas fait le tour du monde en 80 jours, mais tout au plus en 80 heures. Ce n’est pas tant l’apport de l’arrêt qui lui vaut cette notoriété, que la renommée des protagonistes. Inutile, pour autant, de donner les noms, l’article L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire invitant d’ailleurs à préserver cet anonymat. Nombreux sont ceux qui les connaissent déjà et les autres pourront les identifier en trois clics. Néanmoins, on ne contribuera pas à la propagation au sein des algorithmes de l’identité des personnes concernées. C’est, à notre estime, le minimum. Toutefois, puisqu’il s’agit d’une affaire qui touche à la révélation, et que l’intégrité scientifique est aussi importante que l’intégrité arbitrale, le lecteur doit savoir : l’auteur de cette chronique a des liens académiques forts avec le président du tribunal arbitral. Ils ne sont pas, suivant l’expression figurant dans la déclaration d’indépendance dudit président, « de nature à remettre en cause ni de près ni de loin ma parfaite indépendance non plus que ma totale impartialité, mais, dans un souci de totale transparence, et de complète information à l’égard des parties, je tenais à les préciser ». Reste qu’ils existent et que le lecteur conservera son esprit critique à la lecture de ces lignes.

Venons-en aux faits. Le fond du litige est indifférent. Ce qui importe, c’est qu’un tribunal arbitral a été constitué et que son président, professeur de droit au sein d’une université française et spécialiste du droit de l’arbitrage, a, dans sa déclaration d’indépendance, révélé plusieurs circonstances (la déclaration est reproduite dans la décision). En cours de procédure arbitrale, le principal avocat d’une des parties au litige, lui-même professeur de droit et spécialiste du droit de l’arbitrage, est décédé. Le président du tribunal arbitral a alors publié un (vibrant) hommage en l’honneur de son collègue et ami. C’est cette circonstance – l’amitié entre le président du tribunal arbitral et le conseil d’une partie – qui est au cœur du litige. Il est en effet reproché au président de ne pas l’avoir révélée alors qu’elle est de nature, aux yeux du recourant, à créer un doute légitime sur son indépendance et son impartialité. La cour d’appel, convaincue par les faits de l’espèce, prononce l’annulation de la sentence.

Il y a deux niveaux de lecture possibles pour cette décision. Le premier est technique et conduit à un examen du cheminement de la cour pour aboutir au prononcé de l’annulation. Depuis plusieurs années, la question de la révélation fait l’objet d’une réglementation très pointilleuse (et que nous critiquons presque systématiquement), qui limite les cas d’annulation. Sauf à réaliser un revirement de jurisprudence explicite, il n’y a aucune raison de s’écarter du chemin ainsi tracé. Or sur ce point, la décision prête le flanc à la critique. Le second est plus général et porte sur le traitement du lien d’amitié dans l’arbitrage international. La question est légitime et il n’y a pas à regretter qu’elle soit enfin posée frontalement. Elle permet de revenir de façon plus générale sur l’obligation de révélation et de mettre en lumière certains écueils dont la jurisprudence française – en dehors de cette décision – est à l’origine.

L’annulation de la sentence : un cheminement discutable

Au cours de l’année 2022, la cour d’appel a stabilisé sa jurisprudence pour clarifier le raisonnement en présence d’allégations portant sur le défaut de révélation de certaines circonstances par l’arbitre. Premier temps, il faut que le grief soit recevable ; deuxième temps, il faut que l’arbitre se soit abstenu de révéler des circonstances qui auraient dû l’être ; troisième temps, il faut que la circonstance ignorée soit de nature à créer, dans l’esprit des parties, un doute raisonnable sur l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre. Examinons la décision à la lumière de ce cheminement.

La recevabilité du grief

L’article 1466 du code de procédure civile, connu de tous, impose aux parties de dénoncer les irrégularités procédurales dès que possible, faute de quoi elles y renoncent. Cette règle est entendue largement et la cour le rappelle, en soulignant que « cette disposition ne vise pas les seules irrégularités procédurales mais tous les griefs qui constituent des cas d’ouverture du recours en annulation des sentences arbitrales, à l’exception des moyens fondés sur l’article 1520-5°, du code de procédure civile et tirés de ce que la reconnaissance ou l’exécution de la sentence violerait l’ordre public international de fond. Le grief allégué constitutif du cas d’ouverture tiré de la constitution irrégulière du tribunal arbitral est donc soumis à l’article 1466 précité ». Sur cet aspect, rien de nouveau.

À première vue, on peut même penser que la question dans l’affaire PAD ne soulève aucune difficulté. L’hommage du président du tribunal arbitral date du 15 avril 2021 alors que la sentence arbitrale a été rendue le 10 novembre 2020 et le recours en annulation formé le 14 décembre 2020. Autrement dit, la découverte est postérieure à la reddition de la sentence, ce qui permet d’écarter toute discussion sur la renonciation pendant l’instance. Mieux, la sentence attaquée n’est que partielle et la procédure est encore en cours à la date de l’hommage. Or le requérant a introduit une demande de récusation le 20 avril 2021. Le devoir de réaction a été respecté pour permettre l’examen du grief devant le juge de l’annulation.

On peut toutefois soulever une double interrogation.

D’une part, la notoriété de la relation amicale est éludée (dans le même sens, D. Mainguy, note ss. Paris, 10 janv. 2023, n° 20/18330, JCP E 2023. 1061). Ne méritait-elle pas de faire l’objet d’un examen ? Ainsi, la cour d’appel reproduit l’argumentation des requérants selon laquelle « le PAD considère que la preuve est suffisamment rapportée des liens actuels, profonds, étroits, intenses et de longue date entre les intéressés, relevant notamment que [le président du tribunal arbitral] a été l’élève du [conseil] qui faisait partie de son jury de thèse ». Or s’il y a bien une information notoire, c’est celle-là. Il suffit pour la connaître d’ouvrir la thèse du président du tribunal arbitral pour constater, dès la première page, que le nom du conseil figure parmi les membres du jury. Depuis des mois, la jurisprudence invite les parties à réaliser un examen minutieux de tout ce qui se trouve sur Internet, mais la consultation de la première page du travail fondateur de la vie d’un universitaire échappe à cette obligation d’investigation ? D’ailleurs, il suffit de consulter rapidement la bibliographie des deux universitaires pour constater qu’ils ont participé ensemble à de nombreux colloques, en France comme à l’étranger, en qualité de coparticipants voire d’organisateur.

Cela dit, le lecteur pourra tout à fait souligner qu’il s’agit là de relations universitaires, scientifiques ou doctrinales qui sont distinctes des relations d’amitié. C’est parfaitement exact. Reste que le requérant souligne lui-même qu’« après le décès brutal de ce dernier, […] des doutes sur son impartialité sont devenus des certitudes ». Ce n’est d’ailleurs pas illégitime d’avoir de tels doutes lorsque l’on constate l’existence de liens universitaires intenses. Comme les arbitres, les universitaires ne sont pas des créatures éthérées et des rencontres académiques peuvent découler des liens d’amitié. Or la voie, dans une telle situation, est tracée par la jurisprudence Tecnimont (Paris, 12 avr. 2016, n° 14/14884, D. 2016. 2589, obs. T. Clay ; RTD civ. 2016. 856, obs. H. Barbier  ; Rev. arb. 2017. 234, note E. Loquin ; ibid. 949, note M. Henry ; Cah. arb. 2016. 447, note T. Clay ; maintenu par, Civ. 1re, 19 déc. 2018, Tecnimont, n° 16-18.349, Dalloz actualité, 1er févr. 2019, obs. C. Debourg ; ibid., 29 janv. 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2019. 24 ; ibid. 2435, obs. T. Clay  ; Procédures, n° 4, p. 14, obs. L. Weiller ; JCP E 2019, n° 15, p. 20, note A. Constans). Lorsque les informations, qu’elles soient notoires ou communiquées par l’arbitre, sont à l’origine d’un doute, l’obligation de réaction est réactivée. La partie doit alors interroger l’arbitre et, le cas échéant, former une demande de récusation. On peut rester sceptique face à l’argumentation d’une partie qui admet avoir des doutes antérieurs à l’hommage publié, mais qui est restée inactive.

D’autre part, la jurisprudence de la cour d’appel a retenu il y a quelques mois que le déclenchement d’une demande de récusation n’est pas suffisant pour échapper à la renonciation. Il faut, en plus, réitérer ses réserves devant le tribunal arbitral après le rejet de la demande par l’institution. L’arrêt Pharaon est clair sur cette exigence : « Le fait que les décisions de récusation rendues par la Cour de la CCI ne soient pas susceptibles de recours au terme de son règlement d’arbitrage, ce que les parties ont au demeurant accepté en soumettant leur arbitrage à ce règlement et que les décisions rendues par ce centre ne soient pas revêtues de l’autorité de chose jugée et ne lient pas le juge de l’annulation, ne dispensent pas la partie qui entend maintenir sa contestation de formuler expressément une objection ou à tout le moins des réserves devant le tribunal arbitral, dès lors que si elle s’abstient de le faire, elle doit être réputée avoir pris acte des décisions de récusation et accepté de se soumettre au tribunal arbitral ainsi constitué » (Paris, 15 juin 2021, n° 20/07999, Dalloz actualité, 17 sept. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; Lexbase Hebdo, 9 sept. 2021, obs. L. Chuk Hen Shun). Rien dans l’arrêt n’indique que cette formalité a été respectée, alors que l’arbitrage était encore en cours après le rejet de la demande de récusation.

En définitive, on est un peu étonné que la question de la notoriété soit passée si rapidement. Faut-il y voir un changement de cap, vers une appréciation renouvelée de la notoriété que nous appelons inlassablement de nos vœux depuis plusieurs années ? Impossible de le savoir. Et c’est sans doute le principal problème. En effet, la sécurité juridique est un principe au moins aussi important que la qualité de la règle posée. En la matière, la jurisprudence nous dit depuis des années, et encore dans l’arrêt PAD, que « l’arbitre est dispensé de révéler les faits notoires » (§ 50 de l’arrêt). Les arbitres qui révèlent (ou ne révèlent pas) aujourd’hui se fondent, en principe, sur les solutions acquises à cet instant. En revanche, ils sont dépourvus de facultés divinatoires permettant d’anticiper les évolutions jurisprudentielles d’ici quelques années, à la date à laquelle un recours sera examiné. C’est d’ailleurs la raison qui doit inciter les arbitres à révéler les faits notoires, quand bien même la jurisprudence les en dispense, car nul ne peut prévoir les solutions de demain. Partant, on doit bien admettre que le faible intérêt porté à cette question dans la décision n’est pas sans susciter une certaine inquiétude et devrait préoccuper l’ensemble de la communauté.

L’obligation de révélation de la circonstance

La détermination des circonstances à révéler est une question qui a fait l’objet des évolutions les plus intéressantes et les plus intrigantes ces dernières années. La jurisprudence, depuis le fameux arrêt Vidatel, creuse un sillon inattendu qui place le règlement d’arbitrage au cœur du raisonnement (Paris, 26 janv. 2021, n° 19/10666, Dalloz actualité, 22 févr. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; JCP 2021. Doctr. 696, obs. P. Giraud). La raison à cela tient au silence du droit français, qui n’apporte aucun soutien aux arbitres dans l’identification des circonstances à révéler. L’arrêt ne dit pas autre chose, en relevant que « le contenu de l’obligation de révélation n’est pas précisé, l’article 1456 du code de procédure civile ayant consacré la règle matérielle d’origine prétorienne qui impose à l’arbitre une obligation générale de révélation » (l’appellation de « règle matérielle » peut être discutée, dès lors qu’il ne s’agit pas d’une règle spécifique au commerce international, mais une règle qui s’applique aussi bien en matière interne qu’internationale. Cela dit, sa mise en œuvre répond aux caractéristiques d’une règle matérielle).

Comment faire face à cette lacune du droit français ? Deux options sont envisageables : créer un régime prétorien de toute pièce ou renvoyer à des sources tierces. Après avoir longtemps suivi la première voie, le droit français emprunte désormais la seconde. L’arrêt PAD n’y déroge pas et énonce que « s’agissant en l’espèce d’un arbitrage rendu sous l’égide de la CCI dans lequel les parties ont entendu se soumettre au Règlement de la CCI (version 2017), il appartient à l’arbitre de faire application de ce Règlement et de se référer aux recommandations émises en cette matière par ce centre d’arbitrage (v. “note du 1er janvier 2019 aux parties et aux tribunaux arbitraux sur la conduite de l’arbitrage selon le Règlement d’arbitrage CCI”), ce qui lui donne un référentiel objectif pour lui permettre de satisfaire à cette obligation ». La fin de l’attendu est intéressante et révèle la ratio legis de ce choix : donner à l’arbitre un référentiel impératif, stable et qui ne nécessite pas de connaître le contenu du droit français.

Ce choix est audacieux. Il est cohérent avec l’aspiration jurisprudentielle de soutenir l’autonomie de l’arbitrage international et de placer la volonté des parties au cœur de son régime juridique. Il consacre une forme de supplétivité du droit français en matière d’obligation de révélation. Reste que la route est semée d’embûches et que ce choix, si l’on est prêt à le soutenir, sera soumis à rude épreuve. En effet, il faut assumer le projet jusqu’au bout et admettre que les institutions puissent régler intégralement ces questions. C’est accepter que le juge français soit partiellement voire totalement dépossédé de ce cas d’ouverture. En effet, le pire serait que les exigences institutionnelles et les exigences jurisprudentielles se cumulent, se contredisent ou s’annihilent. Il faudra du temps pour attendre un point d’équilibre.

Quoi qu’il en soit, à propos des circonstances à révéler, il est déjà acquis qu’il faut partir de la fameuse Note aux parties de la CCI pour établir l’existence d’une obligation pesant sur les arbitres. C’est ce que fait la cour, qui rappelle que la Note prévoit l’obligation pour les arbitres de révéler toute « relation professionnelle ou personnelle étroite avec le conseil de l’une des parties ou le cabinet d’avocats de ce conseil ». Elle ajoute, comme cela est précisé dans la Note, que la liste dressée n’est pas exhaustive et que tout doute doit être résolu en faveur de la révélation.

En l’espèce, deux liens différents sont pointés du doigt par le requérant : d’une part, celui entre le président et un coarbitre et, d’autre part, le fameux lien entre le président et le conseil. Ces liens ne figurent pas dans la déclaration d’indépendance de l’arbitre, qui est reproduite intégralement.

Sur le premier, le lien entre le président et le coarbitre, lui aussi professeur de droit, échappe à la révélation. La cour juge que « les liens professionnels qui peuvent exister entre les avocats et les professeurs de droit, notamment dans le domaine de l’arbitrage international, et en particulier dans le milieu universitaire à un niveau doctoral et pour les jurys de thèse, n’impliquent nullement, par nature, l’existence de relations professionnelles ou personnelles “étroites” au sens des recommandations de la CCI précitées, ces relations pouvant tout au plus être qualifiées d’académiques ou de scientifiques ». Faute d’éléments supplémentaires, la relation est considérée comme échappant à l’obligation de révélation (v. égal., sur les liens académiques, Paris, 17 mai 2022, n° 20/15162, Dalloz actualité, 13 juill. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2022. 2330, obs. T. Clay ).

Sur le second, la cour écarte également la révélation des liens académiques. En revanche, en s’appuyant sur l’éloge publié à la mémoire du conseil, la cour juge que le lien d’amitié doit être révélé. La motivation mérite d’être reproduite. La cour énonce que « la société DIT relève à juste titre le contexte particulier de cette publication, qui comporte une part d’emphase et d’exagération inhérente aux hommages funèbres. Dans ces circonstances particulières, la mention finale (“Je l’admirais et je l’aimais”) ne saurait, contrairement à ce qu’allègue le PAD, être considérée comme la marque d’une aliénation de son auteur envers le [conseil], mais doit être comprise comme l’expression d’un hommage rendu à une figure respectée du droit de l’arbitrage. S’inscrivant dans un registre personnel, les déclarations qu’elle comporte n’en font pas moins état de liens d’amitié entre son auteur et le [conseil], au sujet desquels [le président] affirme notamment qu’il consultait ce dernier “avant tout choix important”, révélant ainsi l’intensité d’une relation dépassant la simple amitié ordinaire, intensité que conforte l’information selon laquelle le défunt “se livrait” à lui, alors même que l’auteur souligne le caractère exceptionnel d’une telle attitude de la part de l’intéressé (“lui qui le faisait peu”). La proximité et l’intimité ainsi révélées apparaissent telles qu’elles ne peuvent, sauf à vider la notion de sa substance, que conduire à regarder cette relation comme caractérisant l’existence de liens personnels étroits ».

Nous reviendrons de façon plus approfondie sur la question de la révélation du lien d’amitié plus loin dans ce commentaire. Disons simplement, à ce stade, que la démarche adoptée par la cour paraît tomber sous le sens : l’hommage révèle un lien d’amitié qui entre dans le champ de la révélation et dont les parties ont été tenues dans l’ignorance.

Le doute raisonnable

Il est de jurisprudence constante depuis l’arrêt Tecso (Civ. 1re, 10 oct. 2012, n° 11-20.299, Dalloz actualité, 19 oct. 2012, obs. X. Delpech ; D. 2012. 2458, obs. X. Delpech ; ibid. 2991, obs. T. Clay ; Rev. crit. DIP 2013. 678, note C. Chalas ; RTD com. 2013. 481, obs. E. Loquin  ; Rev. arb. 2013. 129, note C. Jarrosson ; JCP 2012. Act. 1127, obs. M. Henry ; ibid. 2012. Doctr. 1268, note B. Le Bars ; ibid. 2012. Doctr. 1354, § 1er, obs. C. Seraglini ; Procédures 2012. Comm. 354, note L. Weiller) que le défaut de révélation ne suffit pas à emporter l’annulation de la sentence ; encore faut-il que les circonstances soient de nature à faire naître un doute raisonnable sur l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre. Sur cet aspect, l’arrêt ne déroge pas à la règle et souligne de façon pédagogique que « la non-révélation par l’arbitre de l’existence de liens personnels étroits avec l’une des parties ou son représentant ne suffit pas, à elle seule, à caractériser un défaut d’indépendance ou d’impartialité. Encore faut-il que les éléments tus soient de nature à provoquer dans l’esprit des parties un doute raisonnable sur son indépendance et son impartialité, c’est-à-dire un doute qui peut naître chez une personne placée dans la même situation et ayant accès aux mêmes éléments d’information raisonnablement accessibles, l’appréciation devant être faite sur des bases objectives et en tenant compte des spécificités de l’espèce ».

Pour la cour d’appel, le doute est caractérisé en l’espèce. Elle énonce que « le fait d’établir un lien entre l’existence des liens personnels étroits précités et une procédure d’arbitrage en cours, par la mention : “c’est sous ses nouvelles couleurs que je devais le retrouver dans trois semaines pour des audiences où il agirait comme conseil et moi comme arbitre, et je me réjouissais d’entendre à nouveau ses redoutables plaidoiries au couteau, où la précision et la hauteur de vue séduisaient bien plus encore que n’importe quel effet de manche. Ce rendez-vous n’aura pas lieu, pas plus que nos rencontres régulières (…)” associée à celle selon laquelle, de son côté, il le consultait “avant tout choix important”, alors que l’arbitrage mentionné dont il était le président se poursuivait entre les mêmes parties, constitue une circonstance qui, sans remettre en cause l’intégrité intellectuelle et professionnelle de l’intéressé, était de nature à laisser penser aux parties que le président du tribunal arbitral pouvait ne pas être libre de son jugement et ainsi créer dans l’esprit du PAD un doute raisonnable quant à l’indépendance et l’impartialité de cet arbitre ». Plusieurs remarques peuvent être formulées à l’égard de cette motivation.

Premièrement, les éléments utilisés pour caractériser le doute raisonnable sont identiques à ceux retenus pour établir la nécessité de révéler les circonstances. D’une part, il s’agit dans les deux cas de propos tenus dans l’éloge funèbre. D’autre part, certains éléments sont visés deux fois, notamment la formule selon laquelle le président consultait le conseil « avant tout choix important », qui est utilisée pour caractériser l’obligation de révélation et le doute raisonnable. L’élément décisif qui a justifié l’obligation révélation est aussi celui qui justifie l’annulation. Cette démarche n’est pas celle adoptée habituellement par la cour, qui exige presque systématiquement des « élément[s] complémentaire[s] tiré[s] notamment des faits ou des circonstances entourant l’affaire » (Paris, 22 févr. 2022, n° 20/08929, Couach, Dalloz actualité, 16 mars 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; JCP 2022. Doctr. 724, obs. P. Giraud). Cette approche est évidemment envisageable, mais il faut bien admettre qu’elle brouille la frontière entre les deux critères.

Deuxièmement, on peut s’interroger sur la façon d’examiner le doute raisonnable. D’un côté, la cour évoque une « appréciation devant être faite sur des bases objectives ». De l’autre, elle juge que cette circonstance « sans remettre en cause l’intégrité intellectuelle et professionnelle de l’intéressé, était de nature à laisser penser aux parties ». On peine à comprendre si l’appréciation doit être objective ou subjective. Comment admettre l’existence d’un doute si la cour n’en a aucun ? La position des parties est-elle à ce point différente de celle de la cour pour que l’appréciation du doute raisonnable de l’une et de l’autre soit distincte ? Est-on en train de subjectiviser une appréciation objective du doute raisonnable ? Cette dissociation n’est pas sans inconvénient, car les parties, si elles forment un recours, considèrent systématiquement avoir un doute raisonnable. Comment, dès lors, justifier de rejeter le recours si la cour considère que son appréciation est indifférente ? Comment faire le tri dans le doute des parties si la cour n’accorde aucune confiance à son jugement ?

Troisièmement, doit-on se laisser convaincre par le doute caractérisé dans cette affaire ? Sur les trois dernières années, la cour d’appel n’a annulé aucune sentence sur ce fondement. Ce n’est pourtant pas faute d’occasions, puisqu’on dénombre une quinzaine de recours exercés sur ce fondement. Si tous n’ont pas été rejetés pour absence de doute raisonnable, c’est le cas d’un certain nombre d’entre eux. Il est remarquable que, parmi toutes les hypothèses, en particulier celles faisant état de liens matériels entre un arbitre et une partie ou un conseil, la seule qui ait donné lieu à une annulation soit celle où c’est un lien d’amitié qui est en jeu. Le lien désintéressé est-il plus grave que le lien intéressé ? Les arbitres sont-ils incapables de faire la part des choses entre leur mission et leur amitié ? C’est la question qu’il faut désormais se poser.

L’amitié dans l’arbitrage : une question légitime

L’amitié en arbitrage est un éléphant au milieu de la pièce. On peut légitimement critiquer cette situation, mais il ne fait aucun doute que l’on trouve de tels liens dans toute procédure arbitrale. Deux éléments au moins y contribuent : d’une part, l’arbitrage est un petit milieu, où tout le monde se connaît. À force de se côtoyer, des liens se tissent et des amitiés naissent (osons dire qu’il en va de même, historiquement, avec les magistrats spécialisés en arbitrage). D’autre part, l’arbitrage repose sur la confiance. On nomme des arbitres que l’on connaît, non pas tant parce qu’on attend d’eux une quelconque dépendance ou une partialité, mais parce que l’on ne prend pas le risque de choisir un inconnu.

Reste que le débat doit être mené. Depuis plus d’une décennie, l’attention se focalise sur le lien matériel. La raison est double. D’une part, ils sont potentiellement les plus graves, en ce qu’ils peuvent créer une véritable dépendance économique. D’autre part, parce que l’information de l’existence de ce lien est celle qui a le plus de chances de se retrouver matérialisée sur un support accessible aux parties.

En revanche, les liens d’amitié sont insaisissables. Dans un petit milieu comme l’arbitrage, l’amitié peut être connue de tous sans pour autant qu’aucune preuve de celle-ci ne soit disponible. Certes, on peut trouver des indices sur les réseaux sociaux, que ce soit l’amitié sur Facebook (qui, on le rappellera, a été regardée comme indifférente en matière judiciaire, Civ. 2e, 5 janv. 2017, n° 16-12.394, Dalloz actualité, 19 janv. 2017, obs. S. Prétot ; D. 2017. 62 ; ibid. 208, entretien P.-Y. Gautier ; ibid. 2390, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; Dalloz IP/IT 2017. 350, obs. G. Desgens-Pasanau  ; JCP 2017. 74, obs. F. G’Sell ; Dr. adm. 2017, Repère 2, obs. Stahl ; Dr. fam. 2017. Repère 2, obs. J.-R. Binet) ou encore la publication de photographies librement accessibles. Reste que, le plus souvent, l’amitié n’est pas une information disponible par écrit (ou en image). C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une obligation de révélation pèse sur l’arbitre. C’est à lui de transmettre l’information, pas aux parties de se s’échiner à la trouver, quand bien même, contrairement au lien matériel, l’amitié est rarement confidentielle.

Alors, l’arbitre doit-il prendre l’initiative de révéler cette information ? L’arrêt donne une réponse sans ambiguïté. Reste à en déterminer les contours. Toutefois, il ne faut pas s’arrêter là. La montée en puissance de l’obligation de révélation emporte de nombreux effets de bord, qu’il appartient à la jurisprudence de juguler.

Les contours de l’amitié à révéler

Exiger la révélation du lien d’amitié est une chose ; délimiter cette révélation en est une autre. Or un petit tour de la question révèle que l’on surplombe un puits sans fond.

Premièrement, qu’est-ce que l’amitié ? Ou plutôt, à partir de quel degré la relation doit-elle être jugée digne de révélation ? L’amitié est subjective. Certains diront que leurs amis se comptent sur les doigts d’une main alors que d’autres se vanteront d’en avoir des centaines ou des milliers. Comment objectiver cette qualification ? Quelle intensité du lien ? Quel seuil annuel de rencontres ? Quelle ancienneté de la relation ? Inutile d’en dire plus, on voit déjà que la question est complexe.

Deuxièmement, l’amitié est un lien entre deux personnes. Qui le lien doit-il unir ?

D’un côté, l’arbitre ; mais de l’autre ? Les parties, dira-t-on immédiatement. Certes, mais à l’exception des hypothèses où les parties sont des personnes physiques, cette réponse est trop courte. Il faut déterminer si l’amitié peut concerner les dirigeants, les actionnaires ou encore les salariés d’une partie ? Potentiellement, cela fait beaucoup de monde et on imagine qu’il est indispensable de faire du tri. Qu’en est-il au-delà des parties ? En l’espèce, le lien ne concerne pas une partie, mais son conseil. Simplement, il y a rarement, en arbitrage, une seule personne physique qui assure cette mission. Faut-il étendre l’obligation à toutes ? Faut-il aller au-delà et envisager les membres du cabinet qui ne participent pas à l’arbitrage ? Et quid, autre hypothèse, des coarbitres ? Là encore, l’arrêt envisage le lien entre le président et le coarbitre. Faut-il l’inclure ?

Mais pourquoi limiter le lien d’amitié à l’arbitre ? Ne faut-il pas envisager les conjoints, les ascendants, les descendants ou les collatéraux ? Qu’en est-il des liens qui concernent les associés de l’arbitre ?

Sur ces questions, la Note aux parties de la CCI est très décevante. Elle vise la seule relation professionnelle entre l’arbitre et le conseil d’une partie ou son cabinet (si tant est que l’on puisse être ami avec une personne morale, ce dont Jèze aurait douté… toutefois, les bons comptes font les bons amis et c’est souvent, nous rappelle Soyer, la personne morale qui paie). Rien n’est dit sur l’amitié avec une partie, pas plus que sur les cercles gravitant autour des uns et des autres. Dès lors, le choix de la cour d’appel de se fonder sur la Note aux parties pourrait tourner court, sauf à restreindre le champ de la révélation.

La consultation des IBA Guidelines est plus fertile. Elles mentionnent dans les circonstances à révéler “A close personal friendship exists between an arbitrator and a counsel of a party” et “A close personal friendship exists between an arbitrator and a manager or director or a member of the supervisory board of: a party; an entity that has a direct economic interest in the award to be rendered in the arbitration; or any person having a controlling influence, such as a controlling shareholder interest, on one of the parties or an affiliate of one of the parties or a witness or expert”. L’obligation est plus large, quand bien même on constate que l’entourage de l’arbitre n’est pas concerné.

Le code de l’organisation judiciaire apporte également une piste intéressante. Seule est évoquée, à l’article L. 111-6, l’hypothèse de l’« amitié ou inimitié notoire entre le juge et l’une des parties ». La formule est restrictive et exclut l’avocat.

Il n’est pas inintéressant de se demander si le choix réalisé par le code de l’organisation judiciaire n’est pas plus cohérent que celui réalisé par la Note aux parties de la CCI. Ce qui est recherché, c’est le risque pour l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre. Or l’amitié avec une partie est bien plus de nature à influencer la décision de l’arbitre que toute autre relation. Si les magistrats de l’ordre judiciaire sont capables de faire la part des choses entre leur amitié avec un conseil et le litige dont ils sont saisis, il en va de même pour les arbitres, qui ne sont pas plus vertueux, mais ne le sont pas moins.

Pour autant, la hiérarchisation des liens d’amitié en fonction de la gravité ne rend pas moins légitime la question de la révélation. C’est une chose de dire que l’existence d’un lien d’amitié fait obstacle à l’exercice d’une fonction d’arbitre, c’en est une autre que de considérer qu’elle doit être révélée sans pour autant remettre en cause la mission confiée. Il devient indispensable d’établir un cadre sécurisant à la révélation.

Les effets de bord à juguler

Il y a un problème dans la révélation. Il est simple : les arbitres ne sont pas incités à révéler. L’affaire PAD le révèle d’ailleurs au grand jour : sans cet hommage, l’amitié serait restée ignorée et la sentence aurait été préservée.

Comment l’expliquer ? Lorsqu’une personne est pressentie pour assurer une mission d’arbitre, elle va s’interroger sur les circonstances à révéler. Plus les circonstances sont nombreuses, plus il est probable qu’une partie objecte à la désignation. C’est là qu’on touche au cœur de la difficulté. Plus l’arbitre en dit, plus il a de chance d’être écarté (défaut de confirmation ou récusation). Moins l’arbitre en dit, plus il a de chance d’être retenu.

Mais il y a beaucoup plus problématique. On pourrait espérer que les institutions d’arbitrage restent solides face aux contestations – souvent dilatoires – des parties et confirment les arbitres. Et c’est un point que nous n’avons pas encore évoqué à propos de l’affaire PAD. En l’espèce, une demande de récusation a été déposée et rejetée. Néanmoins, la cour d’appel annule quand même la sentence. Rien d’exceptionnel, diront les connaisseurs, la décision de l’institution n’ayant pas autorité de la chose jugée (Paris, 23 juin 2015, n° 13/09748, Rev. arb. 2015. Somm. 957 ; Cah. arb. 2015. 543, obs. P. Daureu et P. Pedone).

C’est...

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