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Article

Chronique d’arbitrage : l’éviction du déséquilibre significatif de l’ordre public international
Chronique d’arbitrage : l’éviction du déséquilibre significatif de l’ordre public international
Le déséquilibre significatif n’est pas d’ordre public international. Tel est l’apport d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris dans une affaire Søstrene qui, en quelques lignes, fait table rase d’un débat déjà vieux de plusieurs années. La solution à laquelle, à titre personnel, nous sommes extrêmement favorables ne manquera pas de soulever un intense débat, en particulier en ce qu’elle mobilise une très contestée notion de « loi de police interne ».
par Jérémy Jourdan-Marques, Professeur à l'Université Lumière Lyon 2le 20 décembre 2024
CJUE 2 oct. 2024, aff. T-624_RES-15
TJ Paris, 28 nov. 2024, n° 24/55989

En raison de l’importance de sa solution, l’arrêt Søstrene fera l’objet d’un commentaire approfondi (Paris, 29 oct. 2024, n° 23/02368, LEDICO 2024, n° 11, p. 7, obs. H. Meur). Néanmoins, cette chronique de Noël est très riche en décisions remarquables. Celle qui fera l’objet des plus intenses discussions est rendue dans une affaire BTMR par le juge d’appui parisien (TJ Paris, 28 nov. 2024, n° 24/55989). Un arbitre y est récusé en raison d’une opinion formulée dans une publication doctrinale. Il convient également d’attirer l’attention du lecteur sur une décision de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de responsabilité disciplinaire des arbitres, qui appelle une forme d’introspection sur certaines pratiques (CEDH 5 nov. 2024, nos 15771/20 et 53712/21). Enfin, parmi les très nombreux arrêts rendus par la Cour de cassation, on signalera ceux relatifs aux affaires Sultan de Sulu (Civ. 1re, 6 nov. 2024, n° 23-17.615, D. 2024. 2207, obs. T. Clay ) et Antrix (Civ. 1re, 6 nov. 2024, nos 22-16.580, 22-19.327 et 23-15.649, D. 2024. 2207, obs. T. Clay
), à propos du contrôle de la compétence.
Arbitrage et déséquilibre significatif
La question de l’arbitrage et du déséquilibre significatif anime les débats depuis plusieurs années (v. déjà, J. Jourdan-Marques, Chronique d’arbitrage : l’arbitrage à l’épreuve du déséquilibre significatif, Dalloz actualité, 29 juill. 2020). Il faut dire que ce mécanisme, dont le berceau se trouve à l’article L. 442-1 du code de commerce et qui a, depuis, été étendu à l’article 1171 du code civil, constitue une règle cardinale de la protection des parties faibles face aux pratiques prédatrices. Le déséquilibre significatif peut soulever des difficultés de deux natures. Premièrement, celle de l’existence d’un déséquilibre résultant de l’insertion dans le contrat d’une convention d’arbitrage. Cette question, qui a notamment agité la jurisprudence et la doctrine à l’occasion des affaires Subway (v. not., T. com. Paris, 13 oct. 2020, n° 2017005123, Dalloz actualité, 24 déc. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2484, obs. T. Clay ; ibid. 2021. 718, obs. N. Ferrier
; AJ contrat 2020. 543
, obs. J.-C. Roda et F. Buy
; JCP E 2022. 1234, obs. D. Mainguy ; RLC 2021, n° 101, obs. M. Boudou), est étrangère au présent commentaire. Deuxièmement, le déséquilibre significatif peut porter sur le fond des obligations et influencer la résolution du litige. Cette fois, se pose la question de la conformité d’une sentence à l’ordre public interne ou international, en ce que la règle est écartée par les arbitres au profit des stipulations contractuelles. C’est sous cet angle que se présente la discussion.
Du point de vue de l’ordre public interne, l’intégration du déséquilibre significatif en son sein ne souffre pas véritablement de discussion. L’arbitre qui met en œuvre une clause contractuelle déséquilibrée et fonde sa sentence dessus encourt l’annulation sur le fondement de l’article 1492, 5°, du code de procédure civile. En revanche, l’extension de la solution à l’ordre public international suscite plus d’interrogations.
S’agit-il d’un principe juridique tellement fondamental que le résultat atteint par les arbitres est susceptible d’être jugé inconciliable avec les valeurs essentielles de notre ordre juridique (pour cette formule, Paris, 16 janv. 2018, n° 15/21703, MK Group, D. 2018. 1635 , note M. Audit
; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke
; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée
; ibid. 2448, obs. T. Clay
; RTD com. 2020. 283, obs. E. Loquin
; Rev. arb. 2018. 401, note S. Lemaire ; JDI 2018. Comm. 12, note S. Bollée ; ibid. Comm. 13, note E. Gaillard) ? La Cour de cassation a posé une première pierre dans la célèbre affaire Expedia (Com. 8 juill. 2020, n° 17-31.536, Dalloz actualité, 1er sept. 2020, obs. C. Bonnet ; D. 2020. 1970, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux
; ibid. 2421, obs. C. de droit de la concurrence Yves Serra (CDED Y. S.EA n° 4216)
; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; ibid. 718, obs. N. Ferrier
; AJ contrat 2020. 495, obs. G. Chantepie
; JT 2020, n° 233, p. 11, obs. X. Delpech
; Rev. crit. DIP 2020. 839, note D. Bureau
; RTD civ. 2020. 840, obs. L. Usunier
; RDC mars 2021. 86, obs. S. Bollée ; Gaz. Pal. 2020, n° 32, p.18, obs. H. Meur ; JCP E 2020. 1522, obs. D. Mainguy ; ibid. 1375, note M. Behar-Touchais ; JCP 2020. 1000, obs. G. Bourdeaux, M. Menjucq et C. Nourissat ; CCE 2020 Chron. 1, obs. M.-E. Ancel ; CCC 2020. Comm. 140, note. N. Mathey ; LEDC oct. 2020, n° 9, p. 5, obs. J.-F. Hamelin ; RLDA 2020, n° 164, note Y. Heyraud). Reste que la réponse apportée par la Cour de cassation n’est pas définitive, ni en droit de l’arbitrage – étranger à l’affaire – ni même en droit international privé.
En droit de l’arbitrage, le doute n’a pas été levé depuis plusieurs années. Deux décisions peuvent être signalées. Dans une première, la cour d’appel a jugé que « le déséquilibre significatif de la relation commerciale, dont il n’est nullement établi qu’il puisse être contraire à l’ordre public international, et qui résulterait selon […] de l’économie générale du contrat, ne saurait en tout état de cause être caractérisé par la seule référence au contenu de la clause compromissoire alors que pour être caractérisé un tel déséquilibre suppose une appréciation concrète et globale du contrat à laquelle [la partie] ne s’est nullement livré[e] » (Paris, 30 juin 2020, n° 19/09729, Axon, Dalloz actualité, 29 juill. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2484, obs. T. Clay ). Par cette solution, la cour déplace délibérément la problématique sur le terrain de la preuve, sans s’intéresser à la recevabilité du grief. Elle laisse planer une incertitude sur la qualification d’ordre public international. C’est le même doute qui résulte d’une jurisprudence Aersud (Paris, 21 juin 2022, n° 21/00473, Dalloz actualité, 13 juill. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; Rev. arb. 2023. 469, note B. Rémy ; LEDICO 2022, n° 9, p. 7, obs. H. Meur), où le recours a, une fois encore, été rejeté pour des considérations relevant du fond (v. not., sur cet aspect, Rev. arb. 2023. 482, note B. Rémy).
Finalement, l’arrêt Søstrene (Paris, 29 oct. 2024, n° 23/02368, préc.) tranche le débat en quelques lignes. La Cour d’appel de Paris juge, de façon cinglante, que « les dispositions de l’article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce constituent une loi de police interne, leur violation ne peut en tant que telle être considérée comme portant atteinte à la conception française de l’ordre public international, la cour relevant qu’en l’espèce, l’invocation de ces dispositions par les appelantes s’inscrit dans une logique de protection de leurs intérêts privés ». Désormais, la chose est entendue et la cour refuse purement et simplement d’examiner le moyen tiré du déséquilibre significatif. Par cet attendu, la cour d’appel clôt le débat – au moins jusqu’à une intervention de la Cour de cassation – sur l’appartenance du déséquilibre significatif à l’ordre public international.
Deux éléments de la motivation cristalliseront la discussion sur cette solution, qui devrait être commentée au-delà des seuls cercles arbitragistes. D’une part, la qualification de « loi de police interne » et d’autre part, la référence aux intérêts privés.
La qualification de loi de police interne
La cour d’appel qualifie le déséquilibre significatif de « loi de police interne ». C’est la seconde fois que l’on trouve cette qualification sous la plume de la Cour d’appel de Paris, après le célèbre arrêt Guess (Paris, 23 nov. 2021, n° 19/15670, Dalloz actualité, 21 janv. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2022. 915, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1773, obs. L. d’Avout, S. Bollée, E. Farnoux et A. Gridel
; JCP E 2022. 1234, note D. Mainguy ; JDI 2022. 483, note P. Mayer ; Gaz. Pal. 2022, p. 15, obs. L. Larribère ; JCP E 2022, n° 27, p. 39, note M.-E. Ancel). À l’occasion de ce dernier, une telle qualification a été attribuée aux dispositions du code de commerce transposant la directive européenne sur les agents commerciaux indépendants. Cette qualification de « loi de police interne » est sans doute déroutante. Elle a une double conséquence en matière d’arbitrage. D’une part, la règle n’appartient pas à l’ordre public international, comme le veut l’appellation de loi de police interne. D’autre part, on peut s’attendre à ce qu’elle intègre l’ordre public de l’article 1492, 5°, du code de procédure civile et qu’elle soit contrôlée sur ce fondement.
Toutefois, c’est d’un point de vue théorique que la notion sera discutée. Sur le plan des principes du droit international privé, cette dénomination est désarmante. La spécificité de la loi de police est d’être une règle interne applicable en matière internationale indépendamment de la loi normalement applicable au litige. Autrement dit, la loi de police est une notion forgée pour les situations internationales et la limiter aux situations internes revient à la ravaler au rang de règle seulement impérative. Comment, dès lors, justifier cette qualification ? Deux pistes peuvent au moins être envisagées, sans prétendre clore la discussion.
La première est de rappeler que la jurisprudence Expedia est loin d’avoir mis un terme au débat sur la qualification de loi de police du déséquilibre significatif. Au vrai, la lecture de la doctrine à propos de cet arrêt laisse voir une appréciation très divisée de la solution. Pour certains auteurs, la qualification de loi de police dépend de l’exercice par le ministre de son action devant les juridictions étatiques (v. not., H. Meur, Gaz. Pal. 2020, n° 32, p. 18) ; pour d’autres, la qualification ne peut dépendre de l’auteur de l’action et doit être retenue systématiquement, indépendamment des parties au litige (v. not., S. Bollée, RDC 2021. 86 ; Rev. crit. DIP 2020. 839, note D. Bureau ). La jurisprudence postérieure à l’arrêt Expedia semble plutôt pencher en faveur de la première appréciation. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a jugé qu’« en droit, il ne s’évince pas des termes généraux de l’article 1171 du code civil précité, la vocation de ce texte à protéger spécialement les intérêts publics de l’État sur un champ d’application déterminé, de sorte que cette disposition ne peut être qualifiée de loi de police au sens de l’article 9.1 du règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008. Il en est de même des termes généraux de l’article L. 442-6, I, 2°, du code de commerce qui ne peut être qualifié de loi de police, sauf lorsque, en vertu des prérogatives que l’article L. 442-4 du code de commerce leur réserve, le ministère public, le ministre chargé de l’Économie ou le président de l’Autorité de la concurrence caractérisent une pratique commerciale restrictive déterminée susceptible de porter atteinte à l’ordre public économique de l’État qu’il leur appartient de défendre ». Partant de ce constat, la notion de loi de police interne peut prétendre à une signification : sa propension à s’appliquer est réduite à l’éviction de la loi étrangère applicable dans un litige intenté devant les juridictions françaises par le ministre. Elle serait donc une loi de police « unijambiste », insusceptible de faire échec à l’intégration d’une décision étrangère ou arbitrale dans l’ordre juridique français. Finalement, cette qualification reviendrait à appliquer la théorie de l’effet atténué de l’ordre public international aux lois de police.
La seconde piste conduit à mettre en avant la spécificité de l’arbitrage international. On sait qu’à l’occasion de la jurisprudence Putrabali, la Cour de cassation a qualifié la sentence arbitrale de « décision de justice internationale », laquelle « n’est rattachée à aucun ordre juridique étatique » (Civ. 1re, 29 juin 2007, n° 05-18.053, D. 2007. 1969, obs. X. Delpech ; ibid. 2008. 180, obs. T. Clay
; ibid. 1429, chron. L. Degos
; Rev. crit. DIP 2008. 109, note S. Bollée
; RTD com. 2007. 682, obs. E. Loquin
; JDI 2007. 1236, note T. Clay ; LPA 2007, n° 192, p. 20, note M. de Boisséson ; Rev. arb. 2007. 507, note E. Gaillard ; RJDA 2007. 883, obs. J.-P. Ancel ; Gaz. Pal. 21-22 nov. 2007. 3, obs. S. Lazareff ; ibid. 14, note P. Pinsolle ; JCP 2006. I. 216, § 7, obs. C. Seraglini ; Bull. ASA 2007. 217, note P.-Y. Gunter). Cette autonomie inciterait la cour d’appel à ne pas prétendre appliquer à une sentence arbitrale une loi de police ayant vocation à s’appliquer au premier chef dans les litiges relevant de son ordre juridique interne. On peut ainsi observer une forme de glissement de l’ordre public international vers l’ordre public transnational (M. Petsche, L’autonomie de l’arbitrage commercial international et le contrôle de conformité des sentences arbitrales à l’ordre public, Les Cahiers de l’arbitrage, A. Mourre [dir.], vol. IV, 2008, p. 119, spéc. p. 124 s.). Un tel mouvement n’est pas totalement incohérent avec l’ensemble de la jurisprudence française, notamment celle qui est de plus en plus tentée de rechercher le fondement de son ordre public dans un « consensus international », principalement en matière de corruption, de blanchiment ou encore d’embargo.
En somme, si la qualification de loi de police interne est discutable sur le plan des principes, sa mobilisation révèle sans doute la gêne de la cour d’élever cette norme au même rang que d’autres principes figurant déjà dans l’ordre public international. La justification de cette réticence réside certainement dans la considération que le déséquilibre significatif a seulement vocation à protéger des « intérêts privés ».
La référence aux intérêts privés
L’idée qu’une règle ne peut pas appartenir à l’ordre public international dès lors qu’elle vise la protection d’intérêts privés ne peut que nous séduire. Cette solution constitue le pilier des propositions formulées à l’occasion de notre thèse de doctorat (J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, préf. T. Clay, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 2017, nos 296 s.). Il convient néanmoins de l’éprouver.
Tout d’abord, la référence aux intérêts privés n’est pas nouvelle. Elle se trouve déjà de façon implicite dans l’arrêt Guess. On la retrouve également exprimée par plusieurs décisions de la Cour d’appel de Paris en matière de rupture brutale des relations commerciales établies. Il a pu être jugé que « les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, quand bien même elles ont, en droit interne, un caractère impératif, contribuent à un intérêt public de moralisation de la vie des affaires et sont susceptibles également de participer au meilleur fonctionnement de la concurrence, visent davantage à la sauvegarde des intérêts privés d’une partie, celle victime d’une rupture brutale de relations commerciales établies, en lui laissant un délai suffisant pour se reconvertir. Dès lors, ces dispositions ne peuvent être regardées comme cruciales pour la sauvegarde de l’organisation économique du pays au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit la loi applicable au contrat » (Paris, 8 oct. 2020, n° 17/19893, D. 2020. 2421, obs. C. de droit de la concurrence Yves Serra (CDED Y. S.EA n° 4216) ; 11 mars 2021, n° 18/03112). Le parti-pris n’est donc pas totalement nouveau et s’inscrit dans un courant jurisprudentiel marqué au sein de la Cour d’appel de Paris.
Il n’en demeure pas moins que cette dichotomie entre intérêts privés et intérêts publics a depuis longtemps été discutée en doctrine. Plus précisément, à propos du déséquilibre significatif, certains auteurs mettent en lumière la dualité de la règle, laquelle résulte de l’ouverture d’une action au ministre. Sylvain Bollée souligne que « l’action ouverte au ministre chargé de l’Économie pour faire sanctionner ces pratiques – significativement désignées par la loi comme "restrictives de concurrence" – est, du reste, le signe tangible que ce ne sont pas les seuls intérêts privés des entreprises victimes qui sont ici engagés » (S. Bollée, RDC 2021. 86, n° 4).
Pour autant, l’objection n’est pas indépassable. Gaël Chantepie explique qu’« il faudrait actuellement distinguer suivant l’auteur de l’action : les litiges entre personnes privées ne porteraient qu’une atteinte à leurs intérêts privés, exclusive de l’ordre public économique et de la qualification de loi de police ; les litiges découlant d’une action du ministre destinée à la défense de cet ordre public économique étatique mériteraient une telle qualification » (Dalloz actualité, 13 avr. 2023, obs. G. Chantepie). Même si cette dissociation est critiquée (Y. Heyraud, RLDA 2020. 28), elle nous semble tenir la route. On en veut d’ailleurs pour preuve que, dans son propre litige, le bénéficiaire de la règle peut tout à fait renoncer au mécanisme protecteur. À l’inverse, le ministre de l’Économie agit quant à lui, non pas dans l’intérêt des contractants, mais en faveur de l’intérêt général. La règle a donc bien une double dimension, laquelle dépend principalement de l’auteur de l’action.
Cela dit, on ne peut ignorer que la distinction entre intérêt privé et intérêt public nécessite un processus intellectuel de qualification qui n’est jamais évident. Au vrai, toute loi, même destinée à préserver des intérêts privés, est avant tout édictée dans l’intérêt général. Pour autant, il serait hâtif de confondre intérêt public et intérêt général. Comme l’explique un auteur, « l’intérêt public n’est pas l’intérêt général, il n’est qu’une de ses composantes » (M. Mekki, L’intérêt général et le contrat, préf. J. Ghestin, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 2004, n° 40). L’intérêt général n’est donc pas réductible à l’intérêt public : « Les intérêts se répartissent entre la catégorie des intérêts publics, véhiculés par l’État, et des intérêts privés, véhiculés par les individus ou les groupements. Le résultat de leur combinaison est considéré comme étant l’intérêt général, ce qui se manifeste par une hiérarchie entre lesdits intérêts » (M. Mekki, L’intérêt général et le contrat, op. cit., n° 1022).
Par conséquent, certaines lois poursuivent l’objectif de protéger un contractant ; d’autres visent à protéger des intérêts extérieurs à ceux des contractants. Par exemple, le déséquilibre significatif ambitionne de protéger le contractant faible face à la tentation de son partenaire commercial de lui imposer des stipulations excessives. Sa vocation est donc de garantir les intérêts privés d’une partie au contrat (contra B. Rémy, Rev. arb. 2023. 482, spéc. p. 489). À l’inverse, la prohibition de la corruption n’est pas consacrée dans l’intérêt de l’un ou l’autre des contractants, mais dans une perspective plus large d’assainissement des pratiques contractuelles. Dans un cas comme dans l’autre, que la règle puisse, par ricochet, protéger d’autres intérêts est difficilement discutable. Il n’en demeure pas moins que l’on peut, en particulier dans les matières économiques, identifier l’intérêt privé ou public que le législateur a entendu protéger en édictant la règle.
Partant de ce constat, et dans la lignée de la solution de l’arrêt Søstrene, il est possible de généraliser le raisonnement en élevant cette distinction au rang de critère discriminant pour l’intégration d’une norme au sein de l’ordre public international. Ainsi, toute règle ayant pour finalité de protéger des intérêts privés – les règles d’ordre public de protection – doit être écartée du champ de l’ordre public international. L’examen d’une telle disposition par le juge du recours est alors conditionné à son intégration dans un des quatre autres cas d’ouverture du recours et, à défaut, est exclu du contrôle en vertu du principe de non-révision au fond. À l’inverse, la qualification d’intérêt public légitime une intégration au sein de l’ordre public international. La solution se justifie d’autant plus que c’est la volonté privée qui donne compétence aux arbitres pour statuer sur un litige. Il en résulte que l’arbitre est le juge choisi pour statuer sur les intérêts privés. C’est là une différence fondamentale avec le conflit de juridictions où, sauf présence d’une clause attributive de juridiction, le choix du juge incombe exclusivement au demandeur. On peut alors imaginer un régime distinct entre le droit de l’arbitrage et le droit international privé fondé sur cette différence.
Surtout, l’intérêt d’une éviction des intérêts privés du contrôle de l’ordre public international réside dans la légitimation d’un contrôle plus approfondi de la part du juge français. En effet, depuis les évolutions jurisprudentielles opérées par les arrêts Belokon-Sorelec, il est impératif d’avoir un ordre public international réduit aux seuls principes essentiels de l’ordre juridique français. Ce n’est qu’à cette condition que l’impossibilité de renoncer au moyen et la faculté de réaliser un contrôle plein peuvent être justifiées. À l’inverse, ouvrir l’ordre public international à des règles visant à la protection des seuls intérêts privés offre en réalité aux parties une voie de contournement de l’interdiction de révision au fond. Au surplus, cette solution permet de mieux distinguer l’ordre public international de l’ordre public interne, seul le second ayant vocation à accueillir en son sein des règles de protection des intérêts privés.
Reste désormais à suivre la voie tracée et à appliquer systématiquement ce critère pour évincer avec la même fermeté d’autres griefs.
Implicitement, l’arrêt Søstrene le fait à propos des règles issues des articles L. 420-1 et 420-2 du code de commerce, qui prohibent les pratiques anticoncurrentielles. Sans que la référence aux intérêts publics ne soit faite par la Cour d’appel de Paris, il faut souligner que la finalité de ces règles n’est pas du tout identique à celle poursuivie par les pratiques restrictives de concurrence. Cette fois, c’est la protection du marché qui est en jeu au premier chef, justifiant sans difficulté une intégration dans l’ordre public international. Si la cour rejette le moyen sur le fond, ce n’est qu’après avoir rappelé que le comportement des parties pendant l’instance « ne prive toutefois pas le juge du contrôle de procéder à un examen du litige à l’aune de ces textes dont la violation alléguée relève de l’ordre public international français ». Il faut cependant souligner une très importante nouveauté. En effet, dans sa motivation, la cour d’appel énonce qu’il appartient à la partie qui l’allègue d’établir l’existence d’indices graves, précis et concordants susceptibles de caractériser une violation de l’ordre public international ». Cette référence au faisceau d’indices, habituellement utilisé en matière de corruption et de blanchiment, est totalement nouvelle en matière de droit de la concurrence. Dans l’arrêt GBO, rendu quelques mois plus tôt, il a été souligné au contraire qu’« il appartient à la société GBO de démontrer concrètement en quoi le contrat cadre litigieux, auquel la sentence donne effet, constitue une entente illicite au sens des dispositions de l’article 101, § 1, précité » (Paris, 23 janv. 2024, n° 22/16431, Dalloz actualité, 21 mars 2024, obs. J. Jourdan-Marques ; RTD com. 2024. 570, obs. E. Loquin ; D. 2024. 1735, obs. L. d’Avout, S. Bollée, E Farnoux et A. Gridel
; Rev. arb. 2024. 164, note C. Jarrosson ; JCP 2024. Doctr. 1075, obs. C. Nourissat). L’évolution sémantique est sensible et peut emporter avec elle un basculement global de la preuve de la violation de l’ordre public vers le faisceau d’indices. Il faudra observer très attentivement cette tendance, qui interroge sur la compatibilité du faisceau d’indices avec l’exigence d’une violation « caractérisée » de l’ordre public international.
Toujours dans l’arrêt Søstrene, la cour d’appel doit également se prononcer sur l’intégration de la liberté contractuelle dans l’ordre public international. Alors qu’à l’occasion d’une affaire Specter Aviation (Paris, 12 sept. 2023, n° 22/05263, Dalloz actualité, 13 nov. 2023, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2023. 2278, obs. T. Clay ), cette question n’a pas été tranchée, c’est désormais le cas. La cour considère que ce principe n’est pas de ceux inclus dans l’ordre public international. Pour autant, à rebours de ce qu’elle fait pour le déséquilibre significatif, elle ne mobilise pas la notion d’intérêts privés.
En réalité, pour fonder sa solution, la cour semble se placer à un autre niveau, qui peut conduire à nier non seulement sa qualité de principe d’ordre public international, mais aussi d’ordre public interne. Elle juge que « la liberté contractuelle ne constitue pas, en elle-même, une valeur entrant dans le champ de la conception française de cet ordre public, laquelle y apporte des limites tenant, par exemple, à la prohibition des pactes corruptifs ». Ainsi, la cour refuse de voir dans la liberté contractuelle un principe relevant de l’ordre public, au motif notamment qu’elle n’est pas absolue, en ce qu’elle est parfois soumise à certaines interdictions. En réalité, la liberté contractuelle absolue est un mythe qui ne résiste pas une seule seconde à l’analyse. Elle se heurte à toutes les limites imposées par l’ordre public, voire, selon la formule de l’alinéa 1er de l’article 1102 du code civil, à toutes les « limites fixées par la loi ». En somme, il y a un paradoxe à faire de la liberté contractuelle un principe d’ordre public international alors qu’elle se heurte elle-même à toutes les limites de l’ordre public international.
Il faut d’ailleurs souligner que cette exclusion de la liberté contractuelle de l’ordre public international est salutaire. La résolution des litiges contractuels, cœur de l’arbitrage, implique de trancher entre des prétentions opposées et de préférer, le plus souvent par une interprétation du contrat, une position au détriment de l’autre. Comment ne pas voir qu’avec un tel principe, toute partie sera incitée à saisir le juge de l’annulation pour faire valoir une atteinte à sa liberté contractuelle ? C’est précisément le cas dans cette affaire, où le demandeur remet en cause la motivation du tribunal arbitral en ce qu’elle constituerait une atteinte à sa liberté contractuelle. La cour d’appel ne se laisse pas abuser par un piège aussi grotesque et souligne qu’« outre le fait que le juge de l’annulation n’est pas investi du pouvoir de réviser la motivation retenue par les arbitres, l’erreur manifeste d’appréciation invoquée, à la supposer établie, ne porte que sur les conséquences juridiques à conférer à la clause litigieuse et non sur la liberté de contracter, qui n’était pas contestée dans le litige, l’adage "pacta sunt servanda" n’étant pas remis en cause ».
Le recours est donc rejeté.
En définitive, l’arrêt Søstrene doit être salué, en ce qu’il procède à un écrémage de la notion d’ordre public international. Ce travail désormais entamé doit être poursuivi avec assiduité, afin de faire ressortir des règles émanant de l’ordre juridique français qui constituent son essence vitale. Tout le reste doit échapper au juge du recours et incomber exclusivement à l’arbitre dans le cadre de la mission de résolution du litige qui lui est confiée.
Le principe compétence-compétence
Toujours aussi complexe, l’effet négatif du principe compétence-compétence souffre d’une incompréhension presque systématique de la part des plaideurs et des juridictions. La présente livraison offre encore quelques illustrations des difficultés.
Premièrement, un arrêt de la Cour d’appel de Paris montre que, même que sein de la juridiction parisienne (mais en dehors de sa chambre commerciale internationale), le maniement du principe est à perfectionner. Dans une affaire OB Réseaux (Paris, 18 oct. 2024, n° 23/17821), quatre contrats sont signés afin d’exploiter un centre de remise en forme. Le même jour, un bon de commande est également formalisé. Les quatre contrats contiennent tous une clause compromissoire rédigée en des termes identiques ; le bon de commande contient, quant à lui, une clause attributive de juridiction et une clause compromissoire.
Le tribunal de commerce est saisi d’un litige relatif au bon de commande, sur le fondement de la clause attributive de juridiction y figurant. Plus précisément, le juge français est saisi aux fins de prononcer « l’annulation de ce bon de commande et par voie de conséquence de l’ensemble des contrats de licence et d’affiliation accessoires régularisés à la même date ». Son incompétence est soulevée, moyen pris des clauses compromissoires figurant dans l’ensemble contractuel. L’exception d’incompétence est écartée par la Cour d’appel de Paris, principalement sur deux motifs. Le premier résulte d’une clause contractuelle figurant dans le contrat de licence (un des quatre contrats contenant une clause compromissoire), laquelle prévoit une forme de « divisibilité » ou « séparabilité » des bons de commande. Elle stipule qu’« en cas de litiges, à aucun moment le licencié ou le concédant ne pourra attacher les actions définies par l’achat ou la vente de prestations, de matériel, inscrites sur les bons de commande (sic), étant donné que chaque bon de commande est un contrat de vente séparée régi par des conditions générales inscrites sur le recto et verso des documents dûment acceptés par les parties ». Le second motif tient à la contradiction des clauses figurant dans le bon de commande, qui est rédigé de façon très confuse (il faut l’admettre) et mentionne deux fois la compétence du Tribunal de commerce de Paris tout en imposant le recours à l’arbitrage. La cour d’appel conclut qu’« il en résulte que les clauses contradictoires contenues dans le bon de commande du 28 novembre 2019, voire dénuée de sens s’agissant de celle intitulée “CLAUSE COMPROMISSOIRE” mais qui prévoit une attribution de compétence au profit du Tribunal de commerce de Paris, rendent manifestement inapplicable la clause d’arbitrage qui y figure au recto ».
La solution par laquelle la cour retient sa compétence résulte d’une double erreur d’analyse. Primo, la clause contractuelle relative à la divisibilité des contrats porte sur le fond de la relation et l’étendre à la convention d’arbitrage revient à porter atteinte à l’indépendance matérielle de cette dernière. Deuxio, la présence d’une clause attributive de juridiction, même si elle est un des rares cas permettant de faire échec à l’effet négatif (Civ. 1re, 4 juill. 2006, n° 05-11.591, D. 2006. 2127 ; RTD com. 2006. 764, obs. E. Loquin
; Rev. arb. 2006. 959, note F.-X. Train ; 18 mars 2015, n° 14-11.571 ; 4 déc. 2019, n° 18-23.395, Dalloz actualité, 6 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2484, obs. T. Clay
), est ici insuffisante. D’une part, elle est en concurrence directe avec une clause compromissoire qui se trouve dans le même document contractuel, ce qui rend impossible de faire prévaloir d’emblée la première sur la seconde ; d’autre part, elle revient à nier la spécificité de l’action intentée devant le juge étatique, qui ne se limite pas au bon de commande, mais qui vise aussi à obtenir la nullité des autres contrats par voie de conséquence. En définitive, la Cour d’appel de Paris outrepasse la marge de manœuvre laissée au juge étatique par l’article 1448 du code de procédure civile. Voilà encore un arrêt appelé à une durée de vie très réduite en cas de pourvoi…
Deuxièmement, un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence (25 sept. 2024, n° 23/13796) s’intéresse à une question relative à l’article L. 223-27 du code de commerce. Il s’agit de déterminer s’il est susceptible de faire échec à la mise en œuvre d’une clause compromissoire. Cette disposition du code de commerce concerne le fonctionnement de l’assemblée générale au sein d’une société à responsabilité limitée. Sa spécificité est de contenir un alinéa 6, selon lequel « toute clause contraire aux dispositions des deux alinéas précédents est réputée non écrite ». Pour le demandeur, cette règle...
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