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Chronique d’arbitrage : Ukraine/Russie, la bataille juridique

La place centrale dont bénéficie Paris dans le monde de l’arbitrage conduit les juridictions françaises à connaître de recours où les enjeux juridiques, politiques et économiques sont colossaux. Tel est le cas de l’affaire Oschadbank où, en pleine guerre entre l’Ukraine et la Russie, la Cour de cassation rend une décision courageuse en faveur d’une banque ukrainienne.

C’est donc l’arrêt Oschadbank qui est à l’honneur dans cette dernière chronique de l’année 2022 (Civ. 1re, 7 déc. 2022, n° 21-15.390, D. 2022. 2228 ). L’année écoulée aura d’ailleurs été marquée par une recrudescence du rôle de la Cour de cassation dans le contentieux post-arbitral. Alors que, depuis la création de la chambre commerciale internationale (CCIP-CA), l’effervescence se situait principalement à la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation a marqué de son empreinte les douze derniers mois. Sans prétendre à l’exhaustivité, on mentionnera les arrêts Tagli’apau, Belokon, Sorelec, Carrefour Proximité France ou Kout Food Group auquel il faut ajouter, dans le cadre de cette chronique, les arrêts Vidatel (Civ. 1re, 9 nov. 2022, n° 21-17.203, D. 2022. 2330, obs. T. Clay ), Ukravtodor (Civ. 1re, 7 déc. 2022, n° 21-18.687) et Vacama (Com. 23 nov. 2022, n° 21-10.614, Dalloz actualité, 7 déc. 2022, obs. C. Lebel ; obs. T. Lakssimi, à paraître). Une activité intense, des décisions tantôt innovantes (Tagli’apau), tantôt attendues (Belokon) ont fait rebasculer l’épicentre de la jurisprudence française vers le Quai de l’Horloge. On signalera néanmoins quelques décisions intéressantes à la cour d’appel, en particulier dans l’affaire LBMS (Paris, 15 nov. 2022, n° 21/22335) ou encore l’aboutissement de la saga Tagli’apau (Bordeaux, 31 oct. 2022, n° 22/00681).

L’arrêt Oschadbank

Il fallait une bonne dose de courage pour rendre l’arrêt Oschadbank et se prononcer comme l’a fait la Cour de cassation dans son arrêt du 7 décembre 2022. Qu’on en juge : le litige oppose une banque ukrainienne à la Fédération de Russie et porte sur des investissements réalisés par la première en Crimée, dont elle aurait été expropriée à la suite du rattachement de la Péninsule à l a seconde en 2014 (sur ce thème, A. Kallergis, L’applicabilité des traités bilatéraux d’investissement dans les zones contestées, JDI 2022. Var. 6). Une sentence arbitrale a été rendue sur le fondement d’un Traité bilatéral de protection des investissements (TBI) conclu entre la Fédération de Russie et l’Ukraine et a condamné l’État russe à payer une indemnité de plus d’un milliard de dollars à la banque ukrainienne. Las, la cour d’appel de Paris, par un retentissant arrêt, a pris la décision d’annuler la sentence (Paris, 30 mars 2021, n° 19/04161, Oschadbank, Dalloz actualité, 30 avr. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2021. 2272, obs. T. Clay ; JCP E 2022. 1241, obs. M. Laazouzi). Deux ans plus tard, alors qu’un conflit armé a éclaté entre les deux États, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel et ressuscite la sentence. La cassation est prononcée sur un aspect de l’arrêt d’appel qui est passé inaperçu, ce qui renforce son intérêt.

Cette décision n’a pas été prise à la légère. Une « formation plénière de chambre » a été réunie pour l’occasion, la seconde en 2022 pour la première chambre civile (d’après le site de la Cour de cassation, cette formation – qui se distingue de l’Assemblée plénière en ce qu’elle ne concerne qu’une chambre – se réunit pour statuer sur un « point de droit […] particulièrement complexe ou sensible ». On dénombre une trentaine de décisions rendues par ce type de formation pour l’ensemble des chambres durant l’année écoulée).

La problématique de l’affaire est simple : l’article 12 du TBI conclu entre la Fédération de Russie et l’Ukraine stipule que « le présent accord s’applique à tous les investissements réalisés par les investisseurs d’une partie contractante sur le territoire de l’autre partie contractante à compter du 1er janvier 1992 » (« This Agreement shall apply to all investments made by the investors of one Contracting Party in the territory of the other Contracting Party as of 1 January 1992 »). Il s’agit d’une condition temporelle d’application du traité. Deux questions en découlent : premièrement, cette condition temporelle d’application du traité est-elle un critère de compétence ratione temporis du tribunal arbitral ? Deuxièmement, l’investissement dont se prévaut la banque ukrainienne entre-t-il dans le champ d’application de cette disposition ? À ces questions, la cour d’appel a répondu positivement à la première et négativement à la seconde, justifiant ainsi, d’une part, son contrôle sur la sentence et, d’autre part, son choix de l’annuler. À l’inverse, la Cour de cassation accueille la critique formulée par le premier moyen du pourvoi. Elle juge que l’article 12 du Traité ne constitue pas une condition relative à la compétence du tribunal arbitral et échappe donc au contrôle du juge de l’annulation : « ni l’offre d’arbitrage stipulée à l’article 9 ni la définition des investissements prévue à l’article 1er ne comportaient de restriction ratione temporis et que l’article 12 n’énonçait pas une condition de consentement à l’arbitrage dont dépendait la compétence du tribunal arbitral, mais une règle de fond, la cour d’appel, qui devait seulement vérifier, au titre de la compétence ratione temporis, que le litige était né après l’entrée en vigueur du traité, a violé le texte susvisé » (§ 13). Autrement dit, il est possible de dissocier le champ d’application ratione temporis du traité et la compétence ratione temporis du tribunal arbitral. En conséquence, la question du champ d’application temporel du traité échappe au juge de l’annulation dans le cadre de son examen de la compétence arbitrale.

La solution est d’importance, autant pour le contentieux de l’annulation que pour les tribunaux arbitraux. D’un côté, elle exclut tout examen de ce grief devant le juge du recours. De l’autre, elle consolide la compétence des tribunaux arbitraux et leur offre la possibilité de se déclarer compétents en dépit de telles stipulations. De façon générale, la solution de la Cour de cassation révèle une réduction progressive du périmètre du contrôle de la compétence par le juge de l’annulation. Reste qu’elle n’est pas sans susciter certaines difficultés. En effet, il n’est pas aisé de distinguer les champs d’application ratione temporis d’un traité et d’une convention d’arbitrage.

La réduction progressive du périmètre du contrôle de la compétence

Lorsqu’une sentence arbitrale est soumise au juge de l’annulation et que le cas d’ouverture relatif à la compétence est invoqué, deux questions principales se posent : qu’est-ce que le juge contrôle et comment il contrôle ?

Osons une image, pour clarifier la problématique : il y a une question de périmètre du contrôle (ce qui est contrôlé) et une question de profondeur du contrôle (comment le contrôle est réalisé). Le périmètre renvoie aux griefs qui entrent dans le cas d’ouverture relatif à la compétence. Le juge peut-il examiner tel moyen, par exemple sur la prescription, sur une clause de conciliation préalable, etc. ? Il y a donc des éléments inclus dans le contrôle du juge et d’autres exclus, ce qui permet de déterminer l’étendue de son contrôle. La profondeur concerne la nature du contrôle réalisé. Le juge est-il limité dans ses investigations ou dans son pouvoir d’appréciation ? Est-il tenu par le déroulement de la procédure arbitrale ou peut-il réaliser une nouvelle instruction ? Cette problématique recouvre principalement deux sujets : l’intensité du contrôle et la faculté pour le juge de connaître de nouveaux moyens ou de nouvelles pièces.

Ces deux aspects doivent être distingués, car ils font l’objet de mouvements jurisprudentiels opposés, particulièrement visibles en matière d’investissement. Pour ce qui concerne le périmètre du contrôle, la tendance est à la restriction des pouvoirs du juge ; pour ce qui concerne la profondeur du contrôle, la tendance est à l’extension de ses pouvoirs.

Revenons rapidement sur les aspects méthodologiques du contrôle de la compétence avant de voir comment l’arrêt Oschadbank contribue à la restriction du périmètre du contrôle de la compétence.

La méthodologie du contrôle de la compétence

Commençons par la profondeur du contrôle, dès lors que la solution est fixée depuis très longtemps et l’arrêt Oschadbank en reprend l’essentiel. Depuis la célèbre affaire du Plateau des Pyramides, la jurisprudence répète inlassablement la même formule, selon laquelle « le juge de l’annulation contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu’il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d’apprécier la portée de la convention d’arbitrage » (Paris, 12 juill. 1984, Égypte c/ SPP, Rev. arb. 1986. 75 ; JDI 1985. 129, note B. Goldman ; Civ. 1re, 6 janv. 1987, SPP c/ Égypte, Rev. arb. 1987. 469, note P. Leboulanger ; JDI 1987. 638, note B. Goldman ; 6 oct. 2010, n° 08-20.563, Abela, D. 2010. 2441, obs. X. Delpech ; ibid. 2933, obs. T. Clay ; Rev. crit. DIP 2011. 85, note F. Jault-Seseke  ; Rev. arb. 2010. 813, note F.-X. Train ; JCP 2010. 1028, note P. Chevalier ; ibid. 1286, obs. J. Ortscheidt ; Gaz. Pal. 8 févr. 2011. 14, obs. D. Bensaude). Désormais, la solution est étendue à l’arbitrage d’investissement (Paris, 12 avr. 2016, n° 13/22531, D. 2016. 2589, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2016. 833, note C. Fouchard ; Cah. arb. 2017. 357, note M. Audit ; 25 avr. 2017, n° 15/01040, D. 2017. 2559, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2017. 648, note M. Laazouzi ; Cah. arb. 2017. 674, note W. Ben Hamida ; 29 janv. 2019, n° 16/20822, Dalloz actualité, 6 mars 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2019. 2435, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2019. 250, note M. Audit ; Cah. arb. 2019. 87, note T. Portwood et R. Dethomas ; 2 avr. 2019, n° 16/24358, Dalloz actualité, 16 avr. 2019, obs. J. Jourdan-Marques). L’arrêt Oschadbank ne dévie pas de cette ligne. Il commence par un attendu reproduisant la formule Plateau des Pyramides (§ 10) et, s’il ne précise pas qu’elle vaut pour l’arbitrage d’investissement, la solution ne fait aucun doute. En conséquence, et de façon historique, le contrôle de la compétence est un contrôle approfondi.

Pour autant, la profondeur du contrôle ne se limite pas à l’intensité de l’examen. Approfondir le contrôle, c’est potentiellement examiner de nouveaux arguments, de nouveaux moyens ou de nouvelles preuves. Sur cette question, il faut intégrer les évolutions résultant de la jurisprudence Schooner (Civ. 1re, 2 déc. 2020, n° 19-15.396, Schooner, Dalloz actualité, 24 déc. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 2456 ; ibid. 2021. 1832, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; ibid. 2272, obs. T. Clay  ; Procédures 2021, n° 2, p. 24, obs. L. Weiller ; Rev. arb. 2021. 419, note P. Duprey et M. Le Duc ; JDI 2021. Comm. 30, obs. M. de Fontmichel). On voit ainsi se dessiner un mouvement favorable à une intervention plus importante du juge dans le contrôle de la compétence. En l’état actuel du droit positif, le contrôle dans la profondeur du juge de l’annulation sur la compétence ne connaît pas ou peu de limites. D’ailleurs, cette question a été intensément discutée devant la cour d’appel de Paris, à l’occasion de la présente affaire. En effet, la Fédération de Russie a adressé un courrier au tribunal arbitral, contestant de manière assez générale sa compétence. En revanche, elle n’a pas évoqué la date de réalisation de l’investissement. La cour d’appel n’y a vu aucun obstacle à son examen, ce qui a conduit la doctrine à critiquer la solution, en soulignant que le juge de l’annulation se comporte comme « un juge de première instance de la compétence arbitrale » (M. Laazouzi, obs. ss. Paris, 30 mars 2021, JCP E 2022. 1241). Il est acquis, en l’état actuel du droit positif relatif au contrôle de la compétence, que sauf silence complet à l’occasion de la procédure arbitrale, l’instance devant le juge de l’annulation peut donner lieu à une instruction nouvelle. C’est ce qui conduit la doctrine à voir dans ce cas d’ouverture un quasi-appel (M. de Fontmichel, note ss. Civ. 1re, 2 déc. 2020, JDI 2021. Comm. 30).

À ce mouvement d’intensification du contrôle du juge sur la compétence se conjugue un second mouvement, plus restrictif, quant au périmètre des griefs qui peuvent être invoqués. En somme, la jurisprudence entend contrôler moins, mais mieux.

Cette évolution est flagrante en arbitrage d’investissement. L’arrêt Oschadbank constitue l’épilogue d’une séquence jurisprudentielle qui a duré moins de deux ans. On se rappelle, en début d’année 2021, que la situation était préoccupante pour les sentences d’investissements en France. Les annulations de sentences arbitrales avaient, en quelques mois, été très nombreuses : Oschadbank (Paris, 30 mars 2021, n° 19/04161, préc.), Garcia (Paris, 3 juin 2020, n° 19/03588, Dalloz actualité, 15 janv. 2021, obs. J. Jourdan-Marques), Rusoro (Paris, 29 janv. 2019, n° 16/20822, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2019. 2435, obs. T. Clay ; JDI 2020. 199, note H. Ascencio ; Gaz. Pal. 2019, n° 24, p. 21, obs. D. Bensaude ; Cah. arb. 2019. 87, note T. Portwood et R. Dethomas ; Rev. arb. 2019. 250, note M. Audit ; ibid. 584, note M. Laazouzi) ou DS Construction (Paris, 23 mars 2021, n° 18/05756, Dalloz actualité, 30 avr. 2021, obs. J. Jourdan-Marques). On craignait une forme d’hostilité du juge français vis-à-vis de l’arbitrage d’investissement. D’un point de vue technique, ce mouvement se caractérisait par la multiplication des critères considérés comme relevant de la compétence. Tout ou presque, dans le traité voire en dehors, était susceptible d’être retenu comme une condition relative à la compétence. L’arrêt d’appel se faisait l’écho de cette approche, en retenant que la convention d’arbitrage figurant dans le TBI « n’institue pas une offre générale et inconditionnelle pour tous litiges d’investissements entre une partie contractante et un investisseur de l’autre partie contractante, mais une offre insérée dans les limites fixées par le traité, de sorte que la protection procédurale offerte par la clause d’arbitrage et donc la compétence du tribunal arbitral est subordonnée à l’applicabilité du traité à l’investissement objet du litige ». Il en résultait une substitution du juge à l’arbitre sur l’interprétation d’une majorité des stipulations du traité.

Depuis, le chemin parcouru est immense. À rebours de ces solutions, le périmètre du contrôle de la compétence s’est réduit. La Cour de cassation a joué un rôle majeur dans ce reflux, en cassant successivement les arrêts d’appel dans les affaires Rusoro (Civ. 1re, 31 mars 2021, n° 19-11.551, Dalloz actualité, 30 avr. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2021. 704 ; ibid. 2272, obs. T. Clay ; JCP 2021. 1214, obs. P. Giraud ; Rev. arb. 2021. 705, note M. Audit), Garcia (Civ. 1re, 1er déc. 2021, n° 20-16.714, Dalloz actualité, 4 févr. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2021. 2272, obs. T. Clay ) et désormais Oschadbank. La cour d’appel de Paris a aussi contribué à ce renversement, dans une succession de décisions Cengiz (Paris, 25 mai 2021, n° 18/27648, Dalloz actualité, 18 juin 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; Rev. arb. 2021. 1154 [1re esp.], note G. Bertrou, D. Bayandin et H. Piguet ; D. 2021. 2272, obs. T. Clay ; JDI 2022. Comm. 4, note S. Manciaux ; JCP E 2022, 1241, obs. M. Laazouzi), Nurol (Paris, 28 sept. 2021, n° 19/19834, Dalloz actualité, 19 nov. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; Rev. arb. 2021. 1154 [2e esp.], note G. Bertrou, D. Bayandin et H. Piguet ; D. 2021. 2272, obs. T. Clay ), Aboukhalil (Paris, 12 oct. 2021, n° 19/21625, Dalloz actualité, 19 nov. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2021. 2272, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2022. 343, note W. Brillat-Capello ; JCP E 2022. 1241, obs. M. Laazouzi) et Rusoro (Paris, 7 juin 2022, n° 21/10427, Dalloz actualité, 13 juill. 2022, obs. J. Jourdan-Marques). Ce qui unit ces décisions, c’est la volonté d’éviter que toutes les stipulations du traité ne soient considérées comme des conditions relatives à la compétence, voire d’ajouter au traité des conditions qui n’y figurent pas. Ainsi, les stipulations relatives à la licéité ou à la légalité de l’investissement, celles relatives à la recevabilité de l’action n’entrent pas dans le périmètre du contrôle du juge de l’annulation et relèvent exclusivement de l’arbitre.

La Cour de cassation synthétise cette évolution par une référence au principe de non-révision au fond. Après avoir répété la formule issue de l’arrêt Plateau des Pyramides, elle précise que « ce contrôle est exclusif de toute révision au fond de la sentence ». Cet ajout a déjà été entrevu dans l’arrêt Rusoro (Civ. 1re, 31 mars 2021, n° 19-11.551, préc.). Son positionnement, immédiatement à la suite de la formule sur l’intensité du contrôle, ne doit pas induire en erreur. Le principe de non-révision au fond vient restreindre les griefs qui entrent dans le cadre du contrôle de la compétence et donc faire échapper un certain nombre d’entre eux à tout contrôle. Reste à déterminer les éléments qui échappent au contrôle du juge de l’annulation.

La détermination du périmètre du contrôle de la compétence

L’affaire Oschadbank se joue sur les stipulations du traité qui doivent être considérées comme relevant de la compétence. Pour mémoire, la cour d’appel a cru pouvoir examiner l’article 12 du TBI dans le cadre de son contrôle de la compétence. Autrement dit, elle a élargi son contrôle à certaines stipulations conventionnelles relatives à l’entrée en vigueur du traité. La Cour rejette cette analyse et restreint le périmètre du contrôle, en excluant que le juge de l’annulation puisse examiner cette question.

La pierre angulaire du raisonnement de la Cour est la suivante : « En matière de protection des investissements transnationaux, le consentement de l’État à l’arbitrage procède de l’offre permanente d’arbitrage formulée dans un traité, adressée à une catégorie d’investisseurs que ce traité délimite pour le règlement des différends touchant aux investissements qu’il définit » (§ 11). Tous les mots de cet attendu ont été pesés et donneront lieu à de savantes interprétations. On soulignera le choix de parler d’investissements transnationaux plutôt qu’internationaux, quand bien même on peut douter que la distinction soit à l’origine de réelles conséquences. Par ailleurs, la Cour de cassation reprend à son compte la notion d’« offre permanente d’arbitrage », que l’on trouve déjà sous la plume de la cour d’appel de Paris (Paris, 14 déc. 2021, n° 19/12417, Maessa ; 25 mai 2021, n° 18/27648, Cengiz, préc. ; 28 sept. 2021, n° 19/19834, Nurol , préc. ; 23 mars 2021, n° 18/05756, DS Construction, préc.). Enfin, et surtout, la Cour de cassation identifie deux critères de l’offre permanente d’arbitrage : la catégorie d’investisseurs délimitée par le traité et les différends touchant aux investissements qui y sont définis.

Le juge peut vérifier si le demandeur à l’arbitrage est bien un investisseur au sens du traité et si le litige porte bien sur un investissement au sens du traité. Le contrôle de la compétence est désormais réduit à son épure : il réside dans la vérification de l’existence d’un investisseur et d’un investissement. Autrement dit, un champ d’application ratione personae et ratione materiae.

Pour autant, le canevas posé est-il suffisant ? La seule lecture de l’arrêt montre que la situation reste complexe. Il n’existe pas, dans tout le droit transnational des investissements, une définition unique de l’investisseur et de l’investissement. Chaque instrument prévoit sa propre définition de l’un et de l’autre. Il est donc impossible d’avoir une appréciation abstraite de ces critères et il est indispensable d’envisager une analyse concrète, en fonction des stipulations du traité. C’est d’ailleurs le sens de l’arrêt Oschadbank, qui évoque une catégorie d’investisseurs « que ce traité délimite » et des investissements « qu’il définit ». Partant, il faut déterminer ce qui, au sein du traité, doit être considéré comme délimitant la catégorie des investisseurs et définissant les investissements. La Cour de cassation, en visant les articles 1er et 9 du TBI entre la Russie et l’Ukraine, laisse entendre que c’est soit au sein de l’article prévoyant la possibilité de recourir à l’arbitrage, soit au sein de celui procédant à des définitions, que l’on trouve les éléments relatifs à la compétence. C’est en suivant cette logique que la Cour écarte les mentions de l’article 12 du TBI, qui n’est ni relatif au choix de recourir à l’arbitrage ni aux définitions des termes du Traité. Est ainsi écartée, a priori, toute stipulation du traité qui ne se trouve pas au sein de l’article relatif la convention d’arbitrage et celui relatif aux définitions.

Mais cette précision n’est pas suffisante. Il faut retrancher, au sein de ces stipulations conventionnelles, celles qui contiennent des critères qui ne relèvent pas de la compétence. C’est ce qui résulte de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Rusoro. Dans ce dernier, les mentions relatives à la recevabilité de l’action se trouvent bien dans l’article relatif au choix de recourir à l’arbitrage. Pourtant, la Cour juge qu’ils sont en dehors du périmètre de la compétence. Il en va de même pour les exigences de légalité ou de licéité de l’investissement, qui peuvent tout à fait figurer au sein de l’article relatif aux définitions tout en échappant au contrôle du juge de l’annulation.

C’est une triple lame qui finit par se dessiner, chacune ayant pour fonction d’écarter du périmètre du contrôle du juge de l’annulation un certain nombre d’éléments. Première lame, le contrôle du juge de l’annulation sur la compétence ne concerne que les notions d’investissements et d’investisseurs. Deuxième lame, ces notions doivent être étendues comme étant celles qui sont définies ou délimitées par l’article contenant la convention d’arbitrage et celui définissant les termes du traité, à l’exclusion de tout autre. Troisième lame, au sein de ces deux stipulations, sont encore exclus certains critères (qui restent à déterminer) considérés comme relevant du fond.

Voilà pour l’essentiel. Reste à déterminer la place, au sein de cette présentation, des éléments relatifs à l’application temporelle du traité.

Les incertitudes de la distinction des champs d’application ratione temporis

L’article 12 du TBI conclu entre la Fédération de Russie et l’Ukraine prévoit des modalités d’application temporelles du traité. Pour la Cour de cassation, il s’agit d’une règle de fond qui n’emporte aucune conséquence sur la compétence du tribunal arbitral. Une telle solution exclut-elle toute discussion sur le champ d’application ratione temporis de la compétence arbitrale ? C’est l’hésitation qui persiste à la lecture de l’arrêt.

La dissociation des champs d’application ratione temporis

Le principal apport de l’arrêt est de dissocier les champs d’application ratione temporis du Traité (on peut même envisager une sous-distinction entre l’application ratione temporis du Traité et l’application ratione temporis de la protection qu’il aménage) et de la convention d’arbitrage. La Cour juge que « ni l’offre d’arbitrage stipulée à l’article 9 ni la définition des investissements prévue à l’article 1er ne comportaient de restriction ratione temporis et que l’article 12 n’énonçait pas une condition de consentement à l’arbitrage dont dépendait la compétence du tribunal arbitral, mais une règle de fond » (§ 13). Ainsi, les règles prévues par le traité à propos de sa propre entrée en vigueur n’affectent pas la compétence arbitrale. C’est l’erreur commise par la cour d’appel de Paris, qui a considéré que l’offre d’arbitrage est « une offre insérée dans les limites fixées par le traité ». En cela, l’arbitre est susceptible de se reconnaître compétent et de constater l’inapplicabilité totale ou partielle du traité au litige.

Très concrètement, cela signifie que le champ d’application du traité et le champ d’application de la compétence arbitrale sont différents. Il n’y a pas de difficulté théorique à imaginer qu’un traité ne s’applique pas à une situation, mais que l’arbitre soit compétent pour en connaître ou, à l’inverse, qu’un traité s’applique à une situation sans que l’arbitre soit compétent pour en connaître. Le Traité sur la Charte de l’Énergie en offre un exemple, puisque l’article 26 sur le règlement des litiges ne s’applique qu’aux investissements alors que le traité porte également sur la matière commerciale. De même, l’illégalité ou l’illicéité de l’investissement ne prive pas l’arbitre de sa compétence, mais prive l’investissement de sa protection. On voit donc que les champs d’application peuvent ne pas correspondre. Si cette analyse est admise sans difficulté pour les questions relevant du champ d’application ratione materiae, il n’y a pas de raison qu’il en aille différemment pour les autres champs d’application. C’est finalement une facette de l’indépendance matérielle de la convention d’arbitrage qui se révèle dans cette distinction des champs d’application.

Cette analyse a déjà été retenue en doctrine (M. Menard, Application ratione temporis de la protection des investissements et des investisseurs, in Droit international des investissements et de l’arbitrage transnational, sous la dir. de C. Leben, Pedone 2015, spéc. p. 201 ; contra, M. Audit, note ss. Paris, 29 janv. 2019, Rev. arb. 2019. 260, nos 11 s.). Elle a également été consacrée dans la jurisprudence arbitrale. Ainsi, à l’occasion de l’affaire Impregilo Spa c/ République islamique du Pakistan, le tribunal arbitral a affirmé que « care must be taken to distinguish between the jurisdiction ratione temporis of an ICSID tribunal and the applicability ratione temporis of the substantive obligations contained in a BIT » (ICSID Case n° ARB/03/3, du 22 avr. 2005, ICSID Reports vol. 12, p. 247-307, spéc. p. 305, § 309). D’autres décisions ont suivi cette logique de dissociation des champs d’application ratione temporis, tout en restant moins précises que la précédente (par ex., ICSID Case n° ARB/03/28 du 1er févr. 2006, Duke Energy International Peru Investments N°.1, Ltd c/ Pérou, § 148 ; plus nuancé, v. ICSID Case n° ARB/98/2, du 8 mai 2008, Pey Casado c/ Chili, § 428). Si la solution ne fait pas l’unanimité, ce qui n’étonnera personne en droit des investissements, on constate que la solution retenue par la Cour de cassation n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans un courant doctrinal et jurisprudentiel préexistant en droit des investissements.

La persistance d’une compétence ratione temporis résiduelle ?

L’arrêt Oschadbank met-il fin à toute discussion sur la compétence ratione temporis du tribunal arbitral ? On aurait pu le penser, en particulier à la lecture du paragraphe 11 de l’arrêt, qui n’évoque que les champs d’application ratione materiae et personae de l’arrêt, ce que révèlent les références à l’investissement et à l’investisseur, laissant entendre qu’il n’existe aucune difficulté de compétence ratione temporis. Mieux, la mise en relation de cette solution avec celle retenue dans l’arrêt Rusoro aurait pu achever de nous en convaincre. En effet, dans cette affaire, la potentielle restriction temporelle à la compétence arbitrale se trouve au sein de la clause prévoyant le recours à l’arbitrage. Malgré cette localisation, elle s’est trouvée disqualifiée et ravalée au rang de simple condition de recevabilité. La combinaison de ces deux solutions paraît alors limpide : si l’on ne peut pas voir dans les considérations temporelles figurant dans la convention d’arbitrage ou en dehors de la convention d’arbitrage une condition ratione temporis, on peine à voir où il faut la chercher.

Pourtant, le dernier paragraphe de l’arrêt sème la confusion. La Cour énonce que « ni l’offre d’arbitrage stipulée à l’article 9 ni la définition des investissements prévue à l’article 1er ne comportaient de restriction ratione temporis et que l’article 12 n’énonçait pas une condition de consentement à l’arbitrage dont dépendait la compétence du tribunal arbitral, mais une règle de fond, la cour d’appel, qui devait seulement vérifier, au titre de la compétence ratione temporis, que le litige était né après l’entrée en vigueur du traité » (§ 13). La compétence ratione temporis du tribunal arbitral, sortie par la porte par la Cour de cassation, revient par la fenêtre. D’une part, la Cour de cassation soutient que, indépendamment de toute stipulation conventionnelle, la naissance du litige à l’entrée en vigueur du traité est une condition ratione temporis de la compétence du tribunal arbitral. D’autre part, elle ouvre la voie à ce qu’une stipulation temporelle du traité porte sur la compétence arbitrale. On est en peine d’expliquer cette motivation, qui vient ébranler l’édifice bâti deux paragraphes plus haut. Il faudra voir, à l’usage, si l’une et l’autre de ces hypothèses sont confirmées comme relevant de la compétence ratione temporis.

On peut se demander si la Cour de cassation, par cette motivation acrobatique, n’a pas en tête les litiges à venir sur le retrait par certains États, dont la France, de plusieurs traités d’investissements, que ce soit du Traité sur la Charte de l’Énergie (pour lequel la France vient officiellement de notifier son retrait) ou dans le cadre intra-européen. Ces décisions auront des conséquences importantes et soulèveront des discussions sur leur application temporelle. Or la solution de la Cour de cassation aurait pu être très embarrassante. En consacrant une dissociation entre application temporelle du traité et application temporelle de la convention d’arbitrage et en niant l’existence de la seconde problématique, la Cour de cassation aurait assuré aux arbitres une pleine liberté pour interpréter les conséquences temporelles du retrait de la France de ses engagements internationaux. À l’inverse, par cette réserve finale qui ouvre la voie à...

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