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Chronique de jurisprudence de la CEDH : première manifestation jurisprudentielle de la guerre d’Ukraine

La période mars-avril 2024 a été marquée par les deux décisions et l’arrêt de grande chambre Carême, Duarte Agostinho et Verein KlimmaSerionnen Schweiz du 9 avril 2024 attendus avec impatience sur le changement climatique. Ils feront l’objet d’une étude groupée même si la décision Carême qui ne concerne que la France et la décision Duarte Agostinho qui la regarde comme trente-deux autres États membres du Conseil de l’Europe mettent à mal la distinction récemment introduite dans cette chronique entre les affaires françaises et les affaires venues d’ailleurs. Il est si rare que la même question touchant plusieurs pays à la fois soit examinée en même temps par la même formation mêmement constituée de la Cour européenne des droits de l’homme que l’on s’entêtera à isoler les affaires françaises des autres.

Affaires françaises

Quatre arrêts ont été rendus au cours des deux derniers mois dans des affaires où la France faisait face à des allégations de violation de la Convention européenne en raison des conditions de vie réservées aux harkis du camp de Biais ; des répercussions sur les détenus de la répression du mouvement social de surveillants ; du retour forcé d’un enfant auprès de son père vivant à l’étranger et d’un refus d’attribuer la qualification d’antisémite à des propos injurieux. Des requêtes introduites contre la France ont également donné lieu à des arrêts de comité, jusqu’alors délaissés mais qui seront désormais distingués des arrêts de chambre et de grande chambre. Pour cette première et pour mieux attirer l’attention sur l’intérêt qui leur est désormais accordé, ils apparaîtront d’ailleurs en première ligne.

Les arrêts de comité

Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 14, le 1er juin 2010, il existe parmi les formations de la Cour européenne, un comité de trois juges qui, selon l’article 28 de la Convention, est compétent pour déclarer les requêtes irrecevables ou les rayer du rôle par un vote unanime mais qui peut aussi conjointement à la décision sur la recevabilité rendre, toujours à l’unanimité, un arrêt sur le fond lorsque la question relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles qui est à l’origine de l’affaire fait l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour.

Les arrêts de comité ne pouvant être rendus que s’ils n’ont rien de nouveau à apporter, ils ne sont pas signalés dans les communiqués du greffe et par conséquent rien n’encourage à en rendre compte. Voudrait-on s’y risquer que l’on serait vite découragé par leur nombre devenu en quelques années particulièrement impressionnant : en 2022, sur les 4 168 arrêts rendus sur le fond par la Cour, 3 354 l’ont été par des comités de juges suivant les statistiques disponibles sur le site de la Cour. Le travail qui consisterait à décortiquer une telle masse d’arrêts reposant sur la jurisprudence bien établie de la Cour serait donc fastidieux et disproportionné. Néanmoins, affirmer que les arrêts de comité peuvent être négligés parce qu’ils n’apportent strictement rien est un peu trop catégorique : même s’il s’agit de principes inscrits dans une jurisprudence bien établie de la Cour, leur application dans des hypothèses inédites ou insoupçonnées peut présenter de l’intérêt pour de nombreux secteurs professionnels. C’est ce que vient de montrer par exemple l’arrêt de comité Suty c/ France du 11 janvier 2024 (n° 34/18, Dalloz actualité, 8 févr. 2024, obs. T. Scherer ; AJ pénal 2024. 110 et les obs. ) qui a étendu aux victimes de contaminations transfusionnelles par le virus de l’hépatite C les exigences de diligence exceptionnelle de la procédure qu’un arrêt X c/ France du 31 mars 1992 (n° 18020/91, AJDA 1992. 15, chron. J.-F. Flauss ) puis l’arrêt G.N. et autres c/ Italie du 1er décembre 2009 (n° 43134/05) avaient affirmées en faveur des victimes de contaminations dans les mêmes conditions par le VIH. Le remords de n’avoir pas signalé cet arrêt dans la chronique de janvier-février a donc poussé à adopter le compromis suivant : puisqu’il faut décidément renoncer à rendre compte de tous les arrêts de comité qui menacent d’ailleurs d’être chaque année plus nombreux, au moins accordera-t-on dorénavant une place à ceux qui concernent la France. Au cours des mois de mars et avril, on relève deux vagues d’arrêts de comité « français » se rapportant à deux questions distinctes.

1. Le droit de garder le silence

Le 4 avril 2024 ont été rendus les arrêts de comité Paresseux (n° 78630/17), Besançon (n° 29248/18), Guelain dit Yezeguelain (n° 78465/16) et Monteil et Boiche (n° 21764/16) qui, par référence à une jurisprudence bien établie notamment grâce aux arrêts Beuze c/ Belgique du 9 novembre 2018 (n° 71409/10, Dalloz actualité, 22 nov. 2018, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2019. 30, note E. Clément ; RSC 2019. 174, obs. D. Roets ), Olivieri c/ France (n° 62313/12, Dalloz actualité, 29 juill. 2019, obs. D. Goetz) et Bloise c/ France (n° 30828/13) du 11 juillet 2019, devraient permettre à tous les professionnels concernés de mieux savoir à quoi s’en tenir quant au droit de garder le silence. Les trois premiers ont rappelé que lorsqu’il n’a pas été notifié, il n’y a pas violation de l’article 6, § 1, si les propos tenus même hors la présence d’un avocat n’ont été que d’un faible poids dans la condamnation pénale. Le quatrième a logiquement décidé, a contrario, de dresser un constat de violation de l’article 6, § 1, dans un cas où les déclarations formulées sans savoir que l’on pouvait ne pas les tenir ont occupé, dans le raisonnement du juge répressif une place importante au même titre que les autres éléments de preuve. Il reste cependant l’incertitude de savoir, au cas par cas, à partir de quel point les propos ont été d’un poids insignifiant ou déterminant dans la condamnation pénale.

2. L’expulsion d’un étranger craignant de ne plus pouvoir se faire soigner dans son pays d’origine

Les arrêts de comité du 18 avril 2024, S.N (n° 14997/19), Iboko Molika (n° 54507/21), B.D (n° 55589/20) et A.K. (n° 46033/21), ont apporté un nouveau démenti aux adversaires de la Cour européenne qui l’accusent sans beaucoup de nuances de lier systématiquement les mains et les poings des autorités françaises en matière d’expulsion des étrangers du territoire. Ils ont en effet montré que l’arrêt de grande chambre Paposhvili c/ Belgique du 13 décembre 2016 (n° 41738/10, Dalloz actualité, 16 déc. 2016, obs. D. Poupeau ; AJDA 2016. 2406 ; ibid. 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen ) qui a corrigé la solution du trop célèbre arrêt N. c/ Royaume-Uni du 27 mai 2008 (n° 26565/05, RTD civ. 2008. 643, obs. J.-P. Marguénaud ) en décidant que l’éloignement des étrangers malades peut tomber sous le coup de l’article 3 prohibant les traitements inhumains ou dégradants non seulement en cas de risque imminent de mourir mais aussi lorsque l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, exposerait à un risque réel d’être exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de l’état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de l’espérance de vie, autorise, lui, des solutions nuancées. En se référant à cet arrêt qui a désormais bien établi la jurisprudence de la Cour, l’arrêt Iboko Mikola a certes décidé que la France violerait l’article 3 si elle expulsait un malade vers la République démocratique du Congo alors qu’elle n’a pas vérifié s’il y aurait accès à des soins adaptés à son état de santé. En revanche les trois autres arrêts de comité ont considéré que les conséquences d’expulsion en République de Guinée (B.D et A.K) et au Sénégal (S.N) sur la santé des étrangers malades n’atteindraient pas le niveau d’exceptionnelle gravité toujours requis pour que l’article 3 soit applicable.

Les arrêts de chambres

3. Les conditions de rapatriement et d’accueil des harkis : la France rattrapée par son passé

Que la France ait attendu le 3 mai 1974 pour ratifier la Convention européenne et le 2 octobre 1981 pour accepter le droit de recours individuel ne l’a pas empêchée de devoir rendre des comptes devant la Cour européenne sur les conditions d’accueil et de vie qu’elle a réservées aux harkis, auxiliaires d’origine algérienne ayant combattu aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, qu’il avait fallu rapatrier au cours de l’été 1962 après les Accords d’Évian du 19 mars 1962. Par un arrêt Tamazount et autres du 4 avril 2024 (n° 17131/19, AJDA 2024. 759 ; D. 2024. 878, point de vue M. Charité ) rendu à la requête de quatre enfants, nés entre 1957 et 1969, de parents harkis, placés en 1963 dans le camp de Bias dans le Lot et Garonne, jusqu’en 1975 date approximative de sa fermeture, la Cour a certes considéré que la période qu’ils y avaient passée avant l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole n° 1 à l’égard de la France échappait à sa compétence ratione temporis. Néanmoins, alors qu’elle n’était compétente que pour les faits qui se sont déroulés entre le 3 mai 1974 et la fermeture du camp en 1975, elle s’est autorisée à tenir compte des faits pertinents antérieurs à cette date pour apprécier le contexte et la situation litigieuse dans son ensemble. Dès lors, elle a pu constater que les conditions de vie quotidienne des résidents du camp de Bias, dont faisaient partie les requérants, n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine et s’accompagnaient en outre d’atteintes aux libertés individuelles.

Aussi, dans une démarche un peu alambiquée, a-t-elle relevé que les juridictions nationales n’avaient pas explicitement qualifié ces atteintes à la lumière des dispositions de la Convention mais qu’elles étaient, en substance, parvenues au constat de violation des articles 3, qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, et 8 de la Convention protégeant le droit au respect de la vie privée et familiale de la Convention, et de l’article 1 du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens. La Cour, quant à elle, dresse un constat de violation explicite de ces trois articles après avoir pris soin de signifier que, malgré l’important travail mémoriel accompli notamment par la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les reconnaissances solennelles prononcées par les plus hautes autorités exécutives françaises, les autorités nationales, en fixant le montant des indemnisations versées aux requérants, n’ont pas suffisamment tenu compte de la spécificité de leurs conditions de vie dans le camp de Bias pour remédier aux violations de la Convention constatées, et partant, que le versement de ces indemnisations ne les a pas privés de leur qualité de victime à cet égard.

La France trouvera cependant une consolation à cette sévère leçon européenne sur son histoire. En effet, selon la Cour, la déclaration d’incompétence du Conseil d’État pour connaître des conclusions des requérants tendant à l’engagement de la responsabilité pour faute de l’État à raison des préjudices résultant, d’une part, du défaut d’intervention pour protéger les harkis et leurs familles des massacres sur le territoire algérien et, d’autre part, de l’absence de rapatriement systématique en France, ne saurait être considérée comme excédant la marge d’appréciation dont jouissent les États pour limiter le droit d’accès d’une personne à un tribunal. C’est dire que, en refusant de dresser un constat de violation du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, § 1er, la Cour a sauvegardé la théorie des actes de gouvernement au nom de laquelle la Haute juridiction administrative s’était déclarée incompétente.

4. Les conséquences des mouvements sociaux du personnel pénitentiaire sur les conditions de vie des détenus

La question des droits sociaux des détenus est généralement occultée par celles de l’indignité des conditions de détention. L’arrêt Leroy et autres du 18 avril 2024 (n° 32439/19, Dalloz actualité, 16 mai 2024, obs. F. Charlent ; AJDA 2024. 879 ) ne permet pas de l’aborder mais il présente l’originalité de permettre d’apprécier les conséquences de l’exercice des droits sociaux des membres du personnel pénitentiaire sur les droits civils et politiques des détenus. Dans cette affaire, les agents du centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe avaient déclenché un mouvement social de plusieurs semaines en mars 2019, après l’agression au couteau dont avait été victime l’un de leur collègue. Pendant ce mouvement, les détenus avaient subi, notamment, un confinement dans leurs cellules et des fouilles corporelles inhérentes au rétablissement de la situation. Ils ont réussi à faire juger par la Cour que l’aggravation de leurs conditions de détention pendant le mouvement social de leurs gardiens avaient entraîné un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 dont les fouilles corporelles n’avaient pas, en revanche, méconnu les exigences.

5. Retour d’un enfant auprès de son père à l’étranger ordonné en vertu de la Convention de La Haye

On s’en tiendra ici à se demander pourquoi l’arrêt Verhoeven du 24 mars 2024 (n° 19664/20, Dalloz actualité, 4 avr. 2024, obs. P. Gondard) n’est pas un arrêt de comité puisque l’arrêt de grande chambre du 26 novembre 2013, X c/ Lettonie, (n° 27853/09, D. 2013. 2848 ; ibid. 2014. 1059, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 58, obs. A. Boiché ) dans lequel la Cour a rappelé les exigences d’une application combinée et harmonieuse de la Convention européenne et de la Convention de la Haye, puis énoncé celles tenant à l’équité du processus décisionnel en la matière, auquel elle se reporte, semble décidément avoir fixé une jurisprudence bien établie. En tout cas, c’est en raison de l’absence de risque grave pour l’enfant, dont l’intérêt supérieur est au cœur de l’arrêt X c/ Lettonie, que l’arrêt Verhoeven a estimé...

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