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Chronique de jurisprudence de la CEDH : la tolérance européenne de l’incrimination générale et absolue d’achats d’actes sexuels entre adultes consentants

Indifférente aux réjouissances olympiques et aux turbulences politiques, la Cour européenne des droits de l’homme a considérablement ralenti son activité au cours des mois de juillet et août, comme elle le fait chaque été. Elle n’en a pas moins rendu de très importants arrêts en matière de lutte contre la prostitution dans une affaire française, d’obligation de poursuivre les crimes de haine homophobe ou de critique sur internet de l’efficacité des vaccins dans des affaires venues d’ailleurs.

Affaires françaises

Il s’en est fallu de peu pour que cette section récemment mise en évidence reste vide. En effet, À défaut d’affaires ayant donné lieu à des arrêts de comité, il ne s’en est guère trouvé que quatre pour retenir l’attention d’une chambre. Encore que, l’une d’entre elles, qui se rapportait au décès d’un détenu toxicomane des suites d’une intoxication due à l’administration de plusieurs médicaments, n’a-t-elle débouché que sur un constat de non-violation de l’article 2 protecteur du droit à la vie (Saharoui, 11 juill. 2024, n° 35402/20). Les trois autres présentent un plus grand intérêt juridique ou politique.

1. La tolérance européenne de l’incrimination générale et absolue d’achats d’actes sexuels entre adultes consentants

L’impérieuse nécessité de lutter contre la prostitution forcée qui se confond largement avec la traite des êtres humains a poussé le législateur français à prendre des mesures radicales niant l’éventualité d’une prostitution librement consentie. Or, leur mise en œuvre pratique a révélé, aux yeux de nombreuses organisations internationales, qu’elles constituent souvent un remède pire que le mal. Aussi la question de leur abrogation en est-elle venue à se poser. C’est ainsi que la loi du 13 avril 2016 a supprimé le délit de racolage qui avait été créé par celle du 18 mars 2003. En contrepartie, la loi de 2016 avait incriminé, sous la menace des peines prévues pour les contraventions de 5e classe, « le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération… » Or, la pertinence de ce nouveau dispositif répressif est à son tour contestée. Elle l’a été, dans l’affaire M.A et autres c/ France du 25 juillet 2024 (n° 63664/19, Dalloz actualité, 11 sept. 2024, obs. B. Nicaud), par plus de 250 travailleuses et travailleurs du sexe de vingt nationalités qui lui reprochent de les exposer à plus de violence et à davantage de risques sanitaires en les poussant vers l’isolement et la clandestinité. La Cour européenne des droits de l’homme, refusant d’entrer dans le débat sur les points de savoir si la prostitution est toujours contrainte et si, entre adultes consentants, elle peut relever de l’intimité de la vie privée, a jugé que l’incrimination de l’achat de prestations de nature sexuelle ne portait pas atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes se livrant à une activité prostitutionnelle.

Cette solution a été retenue seulement parce que la prostitution soulève des questions morales et éthiques particulièrement complexes sur lesquelles aucun consensus européen ne s’est dégagé si bien que les États disposent d’une ample marge d’appréciation pour y faire face. L’importance particulière accordée au décideur national pour affronter une telle question de société ne revient cependant pas à accorder à la France un blanc-seing conventionnel. La Cour l’avertit en effet presque solennellement que ses autorités devront « garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée, en particulier quand celle-ci est basée sur une interdiction générale et absolue de l’achat d’actes sexuels, de manière à pouvoir la nuancer en fonction de l’évolution des sociétés européennes et des normes internationales dans ce domaine ainsi que des conséquences produites, dans une situation donnée »… C’est dire que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels entre adultes consentants n’est pas approuvée, mais, si l’on peut dire, tolérée par la Cour européenne des droits de l’homme.

2. La victoire politico-juridique de la présidente du Conseil régional d’Occitanie

L’interprétation par la Cour de Strasbourg de l’article 7 de la Convention , sobrement intitulée « Pas de peine sans loi’ », est caractérisée par une certaine ambiguïté dont l’aidera peut-être à sortir l’arrêt Delga c/ France du 9 juillet 2024 (n° 38998/20, Dalloz actualité, 12 juill. 2024, obs. J.-M. Pastor ; Delga c/ France, AJDA 2024. 1415 ) rendu à la requête de la présidente du Conseil régional d’Occitanie que les juridictions nationales avaient définitivement condamnée sur le fondement des articles 225-1 et 432-7 du code pénal pour discrimination envers la commune de Beaucaire dont le maire d’extrême droite a d’ailleurs récemment donné son nom à un très important arrêt de grande chambre (Sanchez c/ France, 15 mai 2023, n° 45581/15, Dalloz actualité, 24 mai 2023, obs. F. Merloz ; Sanchez c/ France, AJ pénal 2023. 343, obs. J.-B. Thierry ; Légipresse 2023. 326 et les obs. ; ibid. 406, comm. B. Nicaud ; ibid. 502, chron. C. Bigot ; ibid. 2024. 257, obs. N. Mallet-Poujol ).

L’arrêt du 9 juillet, rappelant utilement que l’article 7 de la Convention n’a pas pour unique objet de prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé mais qu’il consacre aussi, d’une manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie, fait d’ailleurs lui-même ressortir l’ambiguïté sur laquelle repose son interprétation. D’un côté, il réaffirme que la garantie qu’il consacre est un élément essentiel de la prééminence du droit, occupant une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation même en temps de guerre ou d’autre danger public, si bien que l’on doive l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, condamnations et sanctions arbitraires. D’un autre côté, il redit que l’on ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. Or, par la fenêtre de la prévisibilité, établie le cas échéant par des conseils éclairés, peuvent s’engouffrer des politiques et des pratiques répressives qui auraient pu ou dû être bloquées à la porte de la prééminence du droit.

En l’espèce, les juridictions internes avaient jugé que, en choisissant de refuser ou plutôt de différer la signature d’un contrat de ville se rapportant à la construction d’un lycée avec une commune dirigée par l’extrême droite, la présidente du Conseil régional d’Occitanie pouvait prévoir qu’elle tomberait sous le coup de la loi incriminant la discrimination commise par une personne dépositaire de l’autorité publique, notamment lorsqu’elle consiste à refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi. La Cour a considéré que cette approche avait entraîné une violation de l’article 7. En effet, selon elle, la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine qui, au nom du principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales , a résolument exclu d’imposer aux Régions la signature de contrats de ville, ne permettait pas à Mme Carole Delga de prévoir une interprétation impliquant qu’en refusant de signer le contrat de ville litigieux, elle refusait le bénéfice d’un « droit accordé par la loi », au sens de l’article 432-7, 1°, du code pénal.

Ainsi la fenêtre de la prévisibilité, ouverte en l’espèce par la Cour d’appel de Nîmes non remise en cause par la Cour de cassation, a-t-elle été refermée dans des conditions qui devraient avertir les juridictions nationales dans leur ensemble que, sauf à vider l’article 7 de l’essentiel des garanties fondamentales qu’il confère, on ne peut pas l’ouvrir à plein battant.

Mme Carole Delga, par ailleurs présidente des régions de France, étant une personnalité politique de premier plan, sa victoire strasbourgeoise a été...

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