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Chronique de jurisprudence de la CEDH : variations européennes sur l’usage de la force publique (Seconde partie)

La Cour européenne des droits de l’homme avait commencé l’année 2024 au petit trot avec seulement une petite cinquantaine d’arrêts et décisions exclusivement de chambres rendus en janvier et février. En 2025, elle est partie au galop puisqu’au cours des deux premiers mois elle en a produit presque le double. Même si elle ne compte aucun arrêt de grande chambre, la première série bimestrielle de l’année est particulièrement riche. Certaines affaires françaises relatives au devoir conjugal ou au décès de l’opposant à la construction du barrage de Sivens Rémi Fraisse marqueront probablement l’année. D’autres, venues d’ailleurs, se détacheront sans doute aussi : le premier arrêt pilote environnemental ; les arrêts stigmatisant les cas les plus sordides de viols et d’abus sexuels ; celui admettant la condamnation de syndicalistes pour entrave méchante à la circulation routière ; celui dénonçant la violation des droits d’opposants russes à la guerre d’Ukraine ou la décision écartant l’ouverture d’un nouveau débat sur l’indépendance de la Catalogne. 

Pour lire la première partie de la chronique, v. Chronique de jurisprudence de la CEDH : variations européennes sur l’usage de la force publique (Première partie)

Affaires venues d’ailleurs

1 - Le premier arrêt pilote environnemental

Depuis l’arrêt de grande chambre Broniowski c/ Pologne du 22 juin 2004, la Cour européenne des droits de l’homme déclenche au titre de l’article 46 de la Convention et en se fondant depuis 2011 sur l’article 61 de son règlement, la procédure dite de « l’arrêt pilote » qui lui permet de contenir les affaires traduisant une dérive systémique dont le nombre risquerait de l’ensevelir. L’arrêt pilote comprend en principe un effet d’ajournement de l’examen de toutes les affaires identiques dont elle est saisie et un effet prescriptif assignant à l’État défendeur un délai au cours duquel il devra mettre en place une réforme générale destinée à tarir, y compris à l’égard des affaires en cours, la source des violations répétées de la Convention face à la difficulté récurrente litigieuse. Depuis 2004, on a pu recenser environ une trentaine d’arrêts pilotes mais il faut noter que depuis quelques années il s’agit plutôt d’arrêts quasi-pilotes, un peu moins prescriptifs ou un peu moins suspensifs dont la période étudiée fournit deux nouveaux exemples avec les arrêts Petrovic et autres c/ Croatie du 14 janvier 2025 (n° 32514/22) prévoyant une obligation de mettre en place un mécanisme visant à déterminer le sort des bébés qui auraient été enlevés dans les hôpitaux publics entre 1980 et 1990 qui a également valu à l’État défendeur un constat de violation de l’article 8 qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale et Italgomme Pneumatici S. R. L c/ Italie du 6 février 2025 (n° 36617/18) demandant à l’État défendeur de mettre sa législation et sa pratique conformes à ses conclusions en matière d’inspections et de contrôles fiscaux de locaux commerciaux lui aussi doublé d’un constat de violation de l’article 8 mais en tant que protecteur du droit au respect du domicile et de la correspondance. Il faut donc attirer l’attention sur l’arrêt Cannavacciuolo c/ Italie du 30 janvier 2025 (n° 51567/14) qui n’est, avec l’arrêt Walesa c/ Pologne du 23 novembre 2023 (n° 50849/21), que le deuxième véritable arrêt pilote rendu par la Cour depuis que cette chronique bimestrielle a été créée en 2021. Il entrera peut-être dans l’histoire pour avoir été le premier arrêt pilote environnemental.

L’affaire portée par quarante-et-un requérants d’une partie de la Campanie nommée Terra dei Fuochi où les autorités, depuis des années laissent déverser, enfouir, incinérer en toute illégalité des déchets sur des terrains privés, a abouti à un constat de violation de l’article 2 de la Convention parce que l’inaction prolongée de l’État face à de tels agissements avait mis en danger à grande échelle la vie de près de trois millions d’habitants exposés à des taux accrus de cancer et à une pollution des eaux souterraines. Sous l’angle de l’article 46 relatif à la force obligatoire et à l’exécution des arrêts, la Cour a aussi jugé à l’unanimité que l’Italie devait élaborer une stratégie globale pour remédier à la situation de la Terra dei Fuochi, mettre en place un mécanisme de suivi indépendant et créer une plateforme d’information du public. La Cour a fixé à l’État défendeur un délai de deux ans pour réaliser ce programme et ajourné en attendant l’examen de toutes les requêtes déjà introduites par d’autres habitants. Les deux effets caractérisant un arrêt pilote sont donc clairement réunis. Il ’agit là d’un tournant majeur dans la jurisprudence environnementale de la Cour de Strasbourg qu’il convient de saluer même si son articulation avec la récente jurisprudence climatique laisse, par ailleurs à désirer.

2 - Lutte contre les formes les plus sordides de viol et d’abus sexuels

Tous les deux mois, il s’impose de rendre compte d’arrêts qui ont dressés des constats de violation de l’article 3 ou de l’article 8 parce que des autorités étatiques n’avaient pas su prévenir ou punir des viols ou des atteintes sexuelles. Le 27 février 2025, il en a été rendu deux qui méritent d’être particulièrement mis en lumière en raison de la gravité des agressions subies par des femmes et de la force des réponses concertées que la Cour européenne des droits de l’homme leur a apportées.

Le premier est l’arrêt X c/ Chypre (n° 40733/22). Il a été rendu dans une affaire où une jeune femme britannique de mœurs apparemment très libres s’était dite victime d’un viol en réunion par plusieurs ressortissants israéliens de passage à Chypre où elle séjournait dans une résidence pour jeunes gens. Dix jours après les faits et après un long interrogatoire nocturne, elle avait fini par retirer ses accusations. Aussitôt, elle fut poursuivie pour dénonciation calomnieuse et finalement acquittée par la Cour suprême de Chypre parce que des défaillances avaient affecté l’enquête relative à ses accusations de viol. Quoiqu’innocentée, la jeune femme s’est indignée de ce que ces mêmes défaillances n’aient pas permis de confondre ses prétendus agresseurs et elle a invoqué devant la Cour de Strasbourg une violation des articles 3 et 8 de la Convention. Sans se prononcer sur la culpabilité des suspects, la Cour, renvoyant à son essentiel arrêt M. C c/ Bulgarie du 4 décembre 2003 par lequel elle a retenu une définition plus protectrice du viol en mobilisant conjointement l’article 8 et l’article 3, a dressé à nouveau un constat de violation de ces deux articles protégeant respectivement contre les atteintes à la vie privée et contre les traitements inhumains ou dégradants. Il faut surtout relever que pour parvenir à cette conclusion, la Cour a stigmatisé le fait que, au cours de l’enquête, les allégations de la jeune femme aient été décrédibilisées par une appréciation à l’aune de stéréotypes de genre et d’attitudes consistant à rejeter la faute sur la victime parce qu’elle aurait participé à des activités sexuelles de groupe. Autrement dit, pour la Cour de Strasbourg, la liberté sexuelle ne peut jamais être comprise comme un appel au viol collectif.

Le second est l’arrêt I. C c/ Moldavie (n° 36436/22). Il se rapporte à la triste histoire d’une jeune femme handicapée mentale, obligée, après une « des hospitalisations », d’aller vivre dans une ferme d’où elle avait dû s’enfuir au bout de cinq ans après y avoir travaillé sans rémunération et subi de nombreuses atteintes sexuelles convaincue qu’elle avait été par « les belles paroles » du fermier. La Cour a stigmatisé l’État pour n’avoir tenu compte ni des griefs pourtant explicites et cohérents de la requérante ni de sa particulière vulnérabilité en constatant des violations des articles 3 et 8, des volets substantiel et procédural de l’article 4 qui prohibe l’esclavage et la traite des êtres humains ainsi que de l’article 14, qui énonce le principe de non-discrimination, combiné avec les articles 3, 8 et 4.

3 - L’émergence de la notion d’« entrave méchante à la circulation routière »

L’affaire Bodson c/ Belgique du 16 janvier 2025 (n° 35834/22, AJDA 2025. 120 ) a été portée devant la Cour de Strasbourg par des syndicalistes condamnés à des peines privatives de liberté allant de quinze jours à un mois pour avoir, en...

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