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Clause d’exclusion de solidarité et dépassement du budget : variations sur la responsabilité de l’architecte

La clause d’exclusion de solidarité d’un contrat d’architecte ne peut faire obstacle à sa condamnation pour le tout lorsque ses fautes ont concouru à la réalisation de l’entier dommage ; en cas de sous-évaluation des travaux, le lien de causalité entre sa faute et le préjudice du maître de l’ouvrage n’est pas établi si celui-ci devait nécessairement payer le surcoût des prestations dont l’évaluation a été omise.

par Nastasia De Andrade, Docteur en droitle 14 février 2022

Systématiquement assigné par voie principale ou récursoire lorsque s’ouvre un contentieux, l’architecte est un débiteur de choix pour le maître de l’ouvrage et les constructeurs. Pour cause, les nombreuses obligations dont il doit répondre et la couverture par un mécanisme d’assurance obligatoire des actes qu’il accomplit à titre professionnel ou ceux de ses préposés (L. n° 77-2 du 3 janv. 1977, art. 16). L’engagement de sa responsabilité contractuelle pour faute de même que le quantum des sommes mises à sa charge font l’objet d’une appréciation souveraine par les juges du fond. C’est ce qu’illustre parfaitement l’arrêt sous commentaire.

En l’espèce, les acquéreurs d’un bien immobilier ont entrepris des travaux de rénovation dont la maîtrise d’œuvre a été confiée à un architecte. Constatant l’existence de désordres, ainsi que des imprévisions ayant notamment entraîné un dépassement du budget global du chantier, ces derniers ont assigné l’architecte et son assureur en indemnisation. La venderesse a parallèlement agi en justice afin de réclamer la réparation des dommages causés à l’appartement dont elle était demeurée propriétaire, situé en dessous du bien vendu. Les deux procédures ont fait l’objet d’une jonction.

Il convient de préciser dès à présent que l’ouvrage n’avait pas fait l’objet d’une réception de sorte que l’action était fondée sur la responsabilité contractuelle de droit commun de l’ancien article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016 (C. civ., nouv. art. 1231-1).

La troisième chambre civile de la Cour de cassation a tout d’abord été amenée à se prononcer, dans le cadre de l’action en réparation des désordres, sur l’incidence des fautes commises par l’architecte sur la mise en œuvre de la clause d’exclusion de solidarité stipulée dans le contrat. La Cour s’est ensuite interrogée sur la caractérisation du lien de causalité dans le cadre du dépassement du coût des travaux.

De la portée de la clause d’exclusion de solidarité dans les contrats d’architecte

Dans l’arrêt attaqué du 6 février 2020 (n° 18/03540), la cour d’appel de Nîmes, après avoir constaté l’existence des malfaçons et relevé les divers manquements imputables à l’architecte, a fait application de la clause d’exclusion de solidarité stipulée dans le contrat de maîtrise d’œuvre pour limiter le quantum des sommes fixées au passif de sa liquidation judiciaire et mises à la charge de son assureur. En effet, le contrat d’architecte comportait une clause ainsi libellée :

« Il ne pourra être tenu responsable ni solidairement ni in solidum des fautes commises par d’autres intervenants à l’opération visée ci-dessus. »

Une telle clause, fréquemment reprise en pratique par les architectes désireux de limiter le poids de leur responsabilité, figure également dans les contrats types proposés par le Conseil national de l’ordre des architectes. La licéité du recours par un architecte à une clause excluant sa condamnation solidaire ou in solidum a alimenté la jurisprudence de la troisième chambre civile ces dernières années. Malgré les plus amples réserves de la doctrine, sa validité a été admise par la Cour de cassation (Civ. 3e, 19 mars 2013, n° 11-25.266, RDI 2013. 316, obs. B. Boubli ), laquelle refuse également de la qualifier de clause abusive au sens du droit de la consommation en ce qu’elle ne vide pas la responsabilité de l’architecte de son contenu (Civ. 3e, 7 mars 2019, n° 18-11.995) pas plus qu’elle ne crée de déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties (Montpellier, 23 oct. 2014, n° 13/04143). Par ailleurs, il a été jugé que la clause excluant « en particulier » la responsabilité solidaire de l’architecte, bien qu’imprécise, s’applique également à sa responsabilité in solidum (Civ. 3e, 14 févr. 2019, n° 17-26.403, Dalloz actualité, 19 févr. 2019, obs. D. Pelet ; D. 2019. 382 ; RDI 2019. 214, obs. B. Boubli ; AJ contrat 2019. 255, obs. G. Cattalano). Les effets d’une telle stipulation sont considérables puisqu’ils ont conduit certains arrêts à limiter la responsabilité de l’architecte aux seuls dommages qui étaient la conséquence directe de ses fautes personnelles et en proportion de sa part de responsabilité (Civ. 3e, 19 mars 2020, n° 18-25.585, D. 2020. 710 ).

Cette jurisprudence alors en vigueur a logiquement conduit la cour d’appel de Nîmes, dans le cas d’espèce, à limiter l’obligation de réparation de l’architecte et de son assureur à une fraction des dommages. En d’autres termes, les juges d’appel ont estimé que l’architecte n’était tenu qu’à hauteur de la part contributive de sa faute dans la survenance de chaque désordre (soit 30 % en raison de l’impréparation du projet et 70 % demeurant à la charge des entreprises responsables des défauts d’exécution). La Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel sur ce point.

De l’obligation vers la contribution à la dette

Afin d’entrer en voie de cassation, les juges du quai de l’Horloge rappellent tout d’abord la théorie de l’obligation in solidum : « Chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs fautes respectives, doit être condamné in solidum à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilités entre les coauteurs, lequel n’affecte que les rapports réciproques de ces derniers, mais non le caractère et l’étendue de leur obligation à l’égard de la victime du dommage » (v. déjà Civ. 3e, 5 déc. 1984, n° 82-16.212 P ; 28 oct. 2003, n° 02-14.799, RDI 2004. 126, obs. P. Malinvaud ). Il s’agit d’un principe fondateur du droit des obligations et de la responsabilité reposant sur la distinction entre obligation et contribution à la dette.

L’obligation à la dette régit les rapports entre le créancier et les codébiteurs. À ce stade, le créancier peut solliciter la condamnation du coresponsable de son choix pour la totalité de la dette. Ainsi, lorsque des intervenants à l’opération de construction concourent indissociablement à la création de l’entier dommage, un seul d’entre eux peut être condamné à le réparer en totalité (Civ. 3e, 23 sept. 2009, nos 07-21.634 et 07-21.782 P, Dalloz actualité, 13 oct. 2009, obs. H. Berrah ; RDI 2010. 548, obs. H. Périnet-Marquet ; 4 févr. 2016, n° 13-23.654, RDI 2016. 288, obs. P. Malinvaud ). Il ne s’agit pas de tenir un locateur d’ouvrage responsable des dommages causés par les autres coobligés, mais de le condamner à réparer intégralement le préjudice subi par le maître de l’ouvrage et auquel il a contribué.

Au stade de la contribution à la dette, le coobligé assigné ou condamné pour le tout se retournera contre les autres locateurs coresponsables et leurs assureurs respectifs pour les sommes qui excèdent sa propre part. Le poids de la dette sera alors définitivement réparti entre eux. Il convient de noter que la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile, présentée par le Sénat le 29 juillet 2020, offre une clé de répartition de la dette : les coresponsables d’un même dommage contribuent entre eux à proportion de leur faute respective et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable. Lorsqu’aucun d’entre eux n’a commis de faute, la contribution s’effectue à proportion du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable, ou à défaut par parts égales (art. 1267).

De la faute contribuant à la réalisation de l’entier dommage

La Cour de cassation, poursuivant son analyse, en a déduit justement que la clause d’exclusion de solidarité « ne limite pas la responsabilité de l’architecte, tenu de réparer les conséquences de sa propre faute, le cas échéant in solidum avec d’autres constructeurs [et] ne saurait avoir pour effet de réduire le droit à réparation du maître de l’ouvrage contre l’architecte, quand sa faute a concouru à la réalisation de l’entier dommage ».

En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une clause limitant la responsabilité de l’architecte mais d’une clause excluant sa condamnation solidaire ou in solidum avec les autres locateurs d’ouvrage s’il n’a pas concouru avec eux à la création de l’entier dommage. Dans le cas inverse, toutes les fois où l’architecte contribue, par sa propre faute, à la réalisation du dommage dans son entier, il peut être condamné pour le tout ou in solidum avec les locateurs coresponsables (ce choix demeurant à la discrétion du maître de l’ouvrage). La stipulation d’une clause d’exclusion de solidarité ne saurait avoir pour effet de limiter l’indemnisation de l’entier dommage auquel il a contribué sous peine de réduire le droit à réparation intégrale du maître de l’ouvrage et de remettre en cause la notion même d’obligation in solidum. La solution dégagée par cet arrêt doit être saluée en ce qu’elle s’appuie strictement sur la théorie générale du droit de la responsabilité civile et en ce qu’elle met fin aux précédentes dérives en offrant au maître de l’ouvrage une meilleure indemnisation de ses préjudices.

En l’espèce, il était reproché à l’architecte d’avoir manqué à son devoir de conseil en omettant d’exiger des locateurs d’ouvrage les plans d’exécution de leurs lots et en s’abstenant de préparer un projet complet définissant précisément les prestations revenant à chacun d’entre eux. Ces fautes ont été jugées à l’origine de l’entier dommage de sorte que l’assureur de l’architecte ne pouvait pas se prévaloir des défauts d’exécution imputables aux locateurs d’ouvrage pour limiter le montant des sommes mises à la charge de son assuré. Le risque est néanmoins celui de voir fleurir, dans les années à venir, un contentieux sur la notion de faute ayant concouru à la réalisation de l’entier dommage. Une telle faute sera sans doute plus facilement caractérisée lorsque l’architecte a été investi d’une mission complète de maîtrise d’œuvre comprenant notamment la conception, la direction, le suivi et la surveillance des travaux.

De la nécessaire caractérisation du lien causal en cas de dépassement du budget

Dans le second moyen de l’arrêt commenté, les maîtres de l’ouvrage reprochaient à la cour d’appel d’avoir rejeté leur demande en réparation du préjudice lié au dépassement du budget global du chantier. À cet égard, la jurisprudence considère que l’architecte commet une faute dès lors qu’il ne respecte pas l’enveloppe budgétaire définie pour le projet (Civ. 3e, 23 mars 2011, n° 10-14.510, RDI 2011. 331, obs. B. Boubli ), y compris lorsque l’évaluation insuffisante des travaux a été réalisée par un économiste de la construction (Civ. 3e, 6 oct. 2010, n° 09-14.497). La Cour de cassation exige néanmoins la caractérisation d’une sous-évaluation manifeste imputable à l’architecte, lequel n’engage pas sa responsabilité en cas de dépassement mineur du budget (Civ. 3e, 19 nov. 1997, n° 96-11.279). Le professionnel doit en outre, au titre de son obligation de conseil, informer le maître de l’ouvrage de tout dépassement du budget (Civ. 3e, 25 juin 2014, n° 11-26.851). Afin d’apprécier la sous-estimation du coût des travaux, la Cour de cassation s’est référée dans un arrêt au prix correspondant à la réalisation d’une prestation standard (Civ. 3e, 13 juin 2019, n° 18-16.643). La démonstration d’une faute imputable à l’architecte ne suffit pas toutefois à engager sa responsabilité. Encore faut-il que le maître de l’ouvrage établisse l’existence d’un lien de causalité entre la faute reprochée et le préjudice consécutif au dépassement du budget (Civ. 3e, 18 févr. 2016, n° 15-22.221).

Au cas d’espèce, les demandeurs au pourvoi ont exposé que sans les imprévisions et impréparations du projet commises par l’architecte, ils n’auraient pas été contraints de souscrire un prêt afin de financer les travaux imprévus, de même qu’ils auraient pu dès l’origine décider en connaissance de cause d’entreprendre ce chantier, de recourir ou non aux intervenants proposés et pour un coût qu’ils étaient libres d’accepter ou de refuser.

Les juges du quai de l’Horloge approuvent néanmoins la cour d’appel d’avoir retenu que, « si le projet de l’architecte avait été correctement réalisé, [les maîtres de l’ouvrage] auraient dû nécessairement payer le surcoût correspondant aux prestations complémentaires omises de son évaluation ». La Cour en a déduit que le lien de causalité entre, d’une part, le préjudice consécutif au dépassement du budget et, d’autre part, les fautes de l’architecte n’était pas établi, en dehors des déconvenues éprouvées par les maîtres de l’ouvrage du fait des plus-values en cours de chantier. L’arrêt ne précise pas toutefois la nature desdites prestations complémentaires et notamment s’il s’agissait de travaux indispensables. En définitive, la Cour de cassation refuse d’indemniser le préjudice lié à la sous-estimation du coût des travaux toutes les fois où il apparaît que la faute de l’architecte n’a pas eu d’incidence sur le projet tel qu’il a été finalement réalisé. Soit que les prestations omises auraient dû nécessairement être réalisées et donc réglées, soit que le projet aurait été tout de même réduit en raison des capacités financières limitées du maître de l’ouvrage (v. sur ce point Civ. 3e, 14 janv. 2014, n° 12-27.924, RDI 2014. 404, obs. B. Boubli , refusant d’indemniser la perte de chance de réaliser une plus-value au motif que s’il avait été correctement informé, il n’aurait pu que revoir son projet à la baisse ou y renoncer).

La solution dégagée par l’arrêt commenté s’oppose néanmoins à celle récemment retenue en matière de construction de maison individuelle et précédemment commentée dans ces colonnes (Civ. 3e, 10 nov. 2021, n° 20-19.323, Dalloz actualité, 30 nov. 2021, obs. N. De Andrade), par laquelle la Cour de cassation a rappelé que la mention, dans la notice descriptive, du coût des travaux dont le maître de l’ouvrage se réserve l’exécution « a pour but d’informer celui-ci du coût global de la construction et de lui éviter de s’engager dans une opération qu’il ne pourra pas mener à son terme ». En effet, le maître de l’ouvrage doit avoir une connaissance parfaite de l’enveloppe financière globale qu’il devra consacrer au projet de même qu’il doit comprendre dès le départ ce à quoi il s’engage pour valablement exprimer son consentement. Aussi, il doit demeurer libre d’accepter ou de refuser le projet pour le budget proposé, quand bien même il aurait les capacités financières de l’assumer.

Ce raisonnement protecteur des intérêts du maître de l’ouvrage n’a néanmoins pas emporté l’approbation de la Cour en l’espèce. En rejetant sur ce point le pourvoi au motif pris que les prestations complémentaires dont l’évaluation a été omise auraient dû en tout état de cause être réglées, la haute juridiction réduit dangereusement les hypothèses dans lesquelles le dépassement du budget ouvre un droit à réparation.