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CNDA : 9 000 requêtes en attente d’être jugées

La CNDA vient de connaître plusieurs semaines de grève. Un climat social tendu pour la juridiction qui doit continuer à traiter les demandes d’asile au pas de charge.

par Thomas Coustetle 23 mai 2018

La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) est la première juridiction administrative spécialisée par le nombre d’affaires jugées. Le taux de recours après un rejet de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) a grimpé à 34 % en 2017. La même année, la CNDA a rendu 47 800 décisions, accordant une protection (principale ou subsidiaire) à 16,8 % des demandeurs. Un total de 8 000 personnes, soit une moyenne de cinq mois et six jours pour qu’un dossier soit jugé (v. Dalloz actualité, 18 mai 2018, obs. M.-C. de Montecler isset(node/190657) ? node/190657 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190657). C’est déjà un délai très court. 

Un taux de renvoi de près de 70 % pendant la grève

Tenir ces délais en temps normal suppose de traiter « au moins deux dossiers par jour », résume un des 218 rapporteurs de la Cour qui tient à garder l’anonymat. En février et mars, soit pendant le pic de grève des rapporteurs (v. Dalloz actualité, 14 févr. 2018, art. T. Coustet isset(node/189170) ? node/189170 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189170), le taux de renvoi est passé « à près de 70 % », évalue-t-il. Aussi, comment se répercute un retard de 70 % de renvois sur la charge de travail actuelle des rapporteurs, des magistrats et des secrétaires d’audience ?

Les audiences débutent à neuf heures précises le matin. Après avoir été invités par le secrétaire à rejoindre la salle, les requérants s’installent à la barre, devant la formation de jugement, entourée du secrétaire et du rapporteur. Ce dernier est invité à présenter à la Cour une analyse détaillée des affaires inscrites au rôle. Ce rituel a lieu dans chacune des dix-neuf salles d’audience. Les dossiers sont regroupés par chambre selon la nationalité des requérants. Un dossier requiert le plus souvent la présence d’un interprète qui assure la traduction. Cela prend du temps. « Une formation de jugement ne connaît donc que trois ou quatre affaires par demi-journée », admet le rapporteur interrogé, qui avoue que le personnel doit faire « comme si les dossiers renvoyés pendant la grève étaient traités ». « On travaille déjà en flux tendu. On n’a pas vraiment le choix », reconnaît-il.

Lundi 14 mai, dans une salle d’audience, l’appel des quatre causes inscrites au rôle n’aura pas lieu à l’heure prévue. « Nous sommes en attente de l’interprète qui est bloqué dans le train », prévient la secrétaire, son téléphone encore à la main. C’est effectivement jour de grève à la SNCF. En attendant son arrivée, le magistrat révèle que le retard « existe » mais les audiences n’en sont pas impactées. Si le retard n’est pas visible, il est au moins manifeste ce lundi. L’interprète déboulera à dix heures.

Derrière chaque rapport se cache un des 218 agents de la CNDA. Il doit traiter environ 320 dossiers par an, ce qui revient en moyenne à examiner un à deux dossiers par jour. Son travail d’éclairage est consigné dans cet écrit qu’il présente à la Cour avant les habituelles questions.

Ce lundi, à partir d’un énoncé minutieux des faits, le rapporteur suggère les questions qui pourraient être posées par la CNDA. Dans le premier dossier appelé, est-ce que ce Guinéen risque vraiment d’être persécuté dans son pays pour avoir dénoncé des faits de corruption ? Dans le deuxième, ce jeune Angolais de vingt-sept ans a-t-il effectivement été contraint de fuir son pays après avoir participé à une manifestation de l’opposition ? Ou, encore, pourquoi cette mère de famille sous mandat d’arrêt local depuis 2011 a attendu 2016 pour fuir et rejoindre la France ? Faut-il parler de réfugié quand le demandeur a pu quitter son pays librement avec son passeport d’origine ? Enfin, que risque cette personne en cas de retour ? Le juge, suivi des assesseurs, tente à son tour d’éclairer les nombreuses zones d’ombre de chaque dossier. Les traducteurs font les intermédiaires. « Pourquoi avez-vous attendu cinq ans après le mandat d’arrêt pour fuir votre pays ? », interroge un président qui cherche en réalité à savoir si le mandat n’est pas un faux. « Parce que je ne sais pas lire », lui répond la requérante sans ambages. La Cour consacrera en moyenne quarante-cinq minutes par dossier. Le délibéré est fixé le 4 juin, soit « sous vingt et un jours », conclut le magistrat. 

Mercredi suivant, une famille de Syriens doit se présenter devant le juge. En 2017, ils étaient modestement 1 212 à déposer un recours, loin derrière les Albanais (v. Dalloz actualité, 18 mai 2018, art. préc.). Après de longues minutes d’attente, leur dossier est enfin présenté devant la formation collégiale de la CNDA, après deux renvois successifs, confie leur avocate qui plaide ce matin le bénéfice d’une protection complémentaire à celle qu’a accordée l’OFPRA il y a déjà plusieurs mois. La famille explique avoir « réussi à fuir le pays pieds nus en 2016, alors qu’Al Zahra, ville d’où ils viennent, était sous les bombes de la province de Homs ». Les autres membres de leur famille sont morts, exposeront-ils devant le juge. Le président ne posera pas de question. Un assesseur cherche à savoir si l’identité des requérants est vérifiée, « mais ce point n’a pas fait débat devant l’OFRPA », balaie l’avocate immédiatement. « Vous étiez enceinte quand vous avez fui, si je comprends bien les faits ? », tente le second assesseur. La réponse est affirmative. Avant que leur enfant se réveille, le juge annonce que « le délibéré sera connu le 6 juin prochain ».

Un protocole de sortie de grève décevant

Le protocole d’accord de sortie de grève signé le 13 mars n’a pas répondu aux questions essentielles posées par les rapporteurs. Si Nathan Sautreuil, rapporteur et secrétaire du Syndicat indépendant des personnels du Conseil d’État et de la CNDA, reconnaît quelques avancées, l’essentiel n’a pas été entendu selon lui. « Nous avons obtenu une petite augmentation de salaire, l’installation de groupe de travail et la mise en place d’analyse des pratiques », résume-t-il. « Les questions de la place du rapporteur, la déprécarisation des agents contractuels, la cadence de travail, ainsi que l’évolution des fonctions des secrétaires d’audience vers des fonctions de greffiers, demeurent entières », déplore-t-il.

Nathan Sautreuil dit « réfléchir » à de futures actions contre le projet de loi « asile et immigration » lors de son examen devant le Sénat en juin prochain, un peu à l’image des actions menées devant l’Assemblée nationale en avril (v. égal, Dalloz actualité, 16 avr. 2018, art. J. Mucchielli isset(node/190235) ? node/190235 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190235).

Il lui reproche, comme d’autres, de réduire par deux le délai de recours actuellement d’un mois devant la CNDA après un rejet de l’OFRPA, d’abolir le caractère suspensif des recours devant la Cour et d’imposer une audience par visioconférence. « Le projet ne prend pas en compte la vulnérabilité des demandeurs d’asile et la complexité des dossiers », plaide-t-il.

9 000 requêtes en attente d’être jugées au 15 mai

Pour l’heure, 9 000 requêtes sont en attente d’être jugées au 15 mai, selon Jocelyne Randé, directrice de l’information et de la communication du Conseil d’État. Si on se fonde sur les chiffres de 2017, cela correspond peu ou prou à deux mois et demi de retard, sur une moyenne de traitement mensuel d’environ 4 000 dossiers.

« Mais ce chiffre n’est pas uniquement dû au seul mouvement de la CNDA », assure-t-elle. « C’est, en réalité, l’effet de quatre grèves qui se sont conjuguées et dont deux sont encore en cours. Celle des rapporteurs contre la loi Asile et Immigration et celle des avocats contre la loi de programmation de la justice. » « Ces deux grèves sont terminées, mais celle des avocats contre la loi Asile est en cours, à laquelle vient se greffer l’actuel mouvement des cheminots de la SNCF », justifie-t-elle. Or « plus de la moitié des demandeurs d’asile demeurent hors région parisienne ».

« On réfléchit à un dispositif pour gérer ce flux », conclut-elle. Un « flux » tendu.