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Le Comité contre la torture condamne le refus d’asile d’une défenseuse autochtone des droits de l’homme

Le Comité des Nations unies contre la torture a épinglé la Suisse pour avoir refusé d’accorder l’asile à une défenseuse autochtone des droits de l’homme, illustrant par la même occasion que son mécanisme de plaintes individuelles est une voie de droit non négligeable pour tout requérant qui estimerait qu’un État partie à la Convention, comme la France, a violé ses obligations en la matière.

par Charlotte Collinle 5 février 2020

En l’espèce, la requérante est membre de la communauté du peuple autochtone mapuche, au Chili. Installée en Suisse depuis 1996, elle a même reçu en 2008 un prix saluant sa contribution à la lutte contre les violations des droits de l’homme subies par sa communauté au Chili. Le territoire traditionnel de la communauté mapuche est en effet occupé par des propriétaires terriens non autochtones et des concessions forestières ou minières. Craignant de subir telles violations à son retour au Chili, la requérante a formé une demande d’asile auprès des autorités suisses. Au bout de dix ans de procédure, la Suisse a cependant refusé de faire droit à sa demande et a formulé en juillet 2019 une demande d’expulsion. Le mois suivant, la requérante a déposé une plainte devant le Comité des Nations unies contre la torture, qui supervise l’adhésion des États parties à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ce comité indépendant est composé de dix membres experts et peut être saisi de plaintes individuelles à l’encontre des États parties (Convention, art. 22).

La demanderesse invoquait en particulier le risque de violation du premier paragraphe de l’article 3 de la Convention, qui prohibe l’expulsion ou le refoulement d’un individu vers un autre État lorsqu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il risquerait d’y être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants. Pour déterminer s’il existe de tels motifs, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, les États parties doivent tenir compte de tous les éléments, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Or, si le Comité refuse de considérer qu’il existe de telles violations systématiques des droits de l’homme au Chili, il remarque néanmoins que les Mapuches, qui tentent de maintenir leur mode de vie traditionnel, « subissent des affrontements violents avec l’appareil sécuritaire chilien », « qu’il a existé un dysfonctionnement de la justice militaire lors de jugements d’activistes mapuches » et que, « selon le rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, la situation actuelle des peuples autochtones au Chili est le produit d’une longue histoire de marginalisation, de discrimination et d’exclusion, liée principalement à diverses formes oppressives d’exploitation et de dépossession de leurs terres et ressources ». Le Comité relève par ailleurs qu’il a récemment été recommandé au Chili, dans le cadre de l’Examen périodique universel (un mécanisme parallèle de contrôle des droits de l’homme qui consiste en un examen de tous les États membres des Nations unies par leurs pairs), d’enquêter sur toutes les accusations d’homicides illicites, de recours excessif à la force, de violence, de traitements cruels, inhumains et dégradants par des agents des forces de l’ordre, y compris contre des Mapuches. Sur ces fondements, le Comité conclut à une situation généralisée de tortures et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants à l’encontre des dirigeants mapuches, devant entrer sous la protection de l’article 3 de la Convention.

Restait au Comité à déterminer si la requérante risquait personnellement d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants en cas de renvoi au Chili. En rappelant son observation générale n° 4, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination (observation générale n° 4). Le Comité a pour pratique de considérer alors que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Le Comité rappelle que le paragraphe 28 de son observation générale n° 4 fait mention de tortures et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants auxquels « une personne ou sa famille ont été exposées ». Or, en l’espèce, une telle situation est caractérisée puisqu’en raison de leurs actions de défense de leurs droits fondamentaux, la sœur de la requérante a été torturée et agressée à plusieurs reprises, de même que son neveu, qui a notamment eu besoin de recourir à une opération chirurgicale prise en charge en Suisse par l’Organisation mondiale contre la torture et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. 

Tout en rappelant au passage la responsabilité du Chili qui manque d’empêcher activement de tels actes, le Comité conclut qu’il est raisonnable de penser qu’un renvoi au Chili exposerait la requérante à des actes de torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et estime que le renvoi de la requérante constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. Les autorités helvètes sont également priées de ne pas expulser la requérante tant que sa demande d’asile sera à l’examen. En outre, conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite la Suisse à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la décision, des mesures qu’elle aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus. Dépourvue de force exécutoire, la mise en œuvre de la décision du Comité dépendra de la volonté des autorités suisses. Le Comité ayant son siège à Genève, haut lieu de la diplomatie multilatérale, il est cependant probable que la requérante obtienne satisfaction. Reste à noter que cette affaire fournit une nouvelle illustration de ce que le mécanisme des plaintes individuelles du Comité des Nations unies contre la torture est une voie de droit non négligeable pour tout requérant qui estimerait que la France, qui est liée par la Convention depuis 1986, a violé ses obligations en la matière (pour une illustration d’une autre voie de droit, la Cour européenne des droits de l’homme, v. not. CEDH 18 avr. 2013, Mo. M. c. France, req. n° 18372/10, N. Devouèze, Risque de torture : la CEDH s’oppose à l’expulsion par la France d’un Tchadien, Dalloz actualité, 23 mai 2013).