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Compatibilité, actions de préférence et avantages particuliers : un beau cocktail en SAS

Dans un arrêt très riche d’enseignements du 13 mars 2024, la chambre commerciale apporte des indications inédites, mais parfois lapidaires, sur deux problématiques sensibles dans les sociétés par actions : celle de la procédure des avantages particuliers à la constitution et les conditions de la régularisation de son non-respect ; celle du nombre d’actions de préférence pouvant être privées du droit de vote. La solution revêt un enjeu supplémentaire : rendue à propos d’une SAS, elle nourrit la réflexion concernant la notion de « compatibilité » entre les règles concernant les SA avec celles propres aux SAS, au sens de l’article L. 227-1, alinéa 3, du code de commerce.

1- Le contexte. En 2015, une SAS est constituée entre un père et son fils. Deux catégories d’actions sont créées : des actions de catégorie A, détenues par le fils, qui empruntent le régime des actions de préférence (ADP), chaque action donnant accès à 100 droits de vote ; des actions de catégorie B, ordinaires, chacune dotée d’un seul doit de vote. Il en résulte que le fils, titulaire de 25 actions, soit de 1,11 % du capital social, dispose d’une majorité de 52,91 % des voix, tandis que le père, titulaire de 2 225 actions, soit de 98,89 % du capital social, dispose de 47,09 % des voix.

2- En juin 2016, le père décède et laisse pour lui succéder son épouse et cinq enfants. Cette dernière et quatre de ses enfants (les consorts A) sollicitent la nullité des clauses des statuts contenant les droits particuliers attachés aux ADP du fils associé « survivant », ainsi que la nullité d’apports de biens immeubles effectués par le père. En appel, ces demandes sont rejetées, mais est ordonnée la signature des actes nécessaires à la régularisation de la procédure des avantages particuliers qui n’avait pas été pleinement respectée. On comprend en effet que, pour les besoins de l’émission des ADP, un commissaire aux avantages particuliers avait bien été désigné et qu’il avait établi un rapport, conformément à l’article L. 225-8, alinéa 1er, du code de commerce. En revanche, les statuts ne contenaient manifestement pas l’évaluation desdits avantages, pas plus que ne leur était annexé ledit rapport comme l’exige pourtant l’article L. 225-14, alinéa 2, du code de commerce, alors applicable aux SAS.

3- La discussion. Un pourvoi principal est formé par les consorts A, et un pourvoi incident par la SAS et le fils associé survivant. Le débat porté devant la Cour de cassation s’articule autour de deux grandes thématiques : en premier lieu, l’applicabilité de la procédure des avantages particuliers aux SAS constituées avant l’entrée en vigueur, le 21 juillet 2019, de la loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019, dite « Mohamed-Soilihi », ayant depuis modifié l’article L. 227-1, alinéa 3, pour exclure du droit des SAS l’article L. 225-14, alinéa 2 ; en second lieu, l’interprétation de la formule « actions de préférence sans droit de vote » au sens de l’article L. 228-11, alinéa 3, du code de commerce.

La question des avantages particuliers

4- Compatibilité. Comme souvent dans les SAS, tout part, ou presque, de l’article L. 227-1, alinéa 3. Ce texte, qui livre la méthode pour déterminer le droit applicable aux SAS, procède en deux temps. D’abord, il rend applicable aux SAS, sous réserve de textes qu’il exclut expressément, les règles concernant les SA, mais, c’est important, dans la mesure où ces règles rendues applicables aux SAS sont compatibles avec celles qui leur sont propres : « les dispositions particulières prévues par le présent chapitre » VII du livre II du code de commerce. Une fois ce « test de compatibilité » opéré, l’article L. 227-1, alinéa 3, dernière phrase, dispose que, pour la mise en œuvre de ces règles concernant les SA rendues applicables aux SAS, les prérogatives normalement dévolues au conseil d’administration ou à son président (comprenons depuis 2001, son DG) sont exercées par le président de la SAS ou celui ou ceux des organes désignés à cet effet. Cette phase, qui invite à adapter les règles concernant les SA à la particularité de la gouvernance des SAS, ne nous retiendra pas. Seule était en cause, en l’espèce, la première étape et elle l’était à deux reprises. Une première fois s’agissant de l’application de la procédure des avantages particuliers aux SAS (A) ; une seconde fois concernant la procédure de régularisation de ces avantages particuliers irrégulièrement octroyés (B).

L’application de la procédure des avantages particuliers aux SAS constituées avant le 21 juillet 2019

5- Notion d’avantages particuliers. D’emblée, il convient d’indiquer que la notion d’avantage particulier ne faisait pas débat ici, dans la mesure où la procédure qui en encadre l’instauration est rendue obligatoire en cas d’émission d’ADP « au profit d’une ou plusieurs personnes nommément désignées » (C. com., art. L. 228-15).

Cette précision est importante car les ADP ne confèrent pas forcément à leur porteur un avantage particulier tel que la doctrine l’entend généralement (la loi ne définit pas la notion). Ainsi, il s’agit de tout « droit préférentiel, de nature pécuniaire ou non, accordé intuitu personae à une ou plusieurs personnes dénommées, actionnaires ou non, qui ne peut donc se transmettre et s’éteint, soit avec le retrait du bénéficiaire s’il était actionnaire, soit avec la disparition de celui-ci s’il était tiers » (J.-J. Daigre, F. Basdevant et F. Monod, Dr. sociétés – Actes pratiques n° 32, mars 1997, p. 2 s., spéc. n° 14 ; A. Couret et A. Dargent, Dr. sociétés – Actes pratiques n° 47, sept. 1999, p. 23 s., spéc. nos 11 s. ; v. réc., ANSA, n° 10-047, considérant comme avantage particulier un droit de préemption réservé à un ou plusieurs associés d’une SAS seulement). Dit autrement, l’avantage particulier suppose que son bénéficiaire, lorsqu’il est associé, profite de quelque chose et que cela emporte une rupture d’égalité avec les autres associés. Or, concernant les ADP, si les droits particuliers qui leur sont attachés peuvent être de toute nature, pécuniaire ou non, ces droits particuliers ne sont pas, en revanche, nécessairement constitutifs d’avantages pour leur porteur : il suffit d’évoquer la privation du droit de vote sans aucune contrepartie patrimoniale ou financière.

6- Enjeu. Cette précision effectuée, la question posée était celle de l’applicabilité de la procédure encadrant l’octroi de ces avantages à l’hypothèse de l’émission d’ADP au profit « d’une ou plusieurs personnes nommément désignées » lors de la constitution d’une SAS. Dans leur pourvoi incident, la SAS et le fils associé survivant soutenaient que cette procédure n’était pas applicable aux SAS au motif que les articles L. 225-8, alinéa 1, et L. 225-14, alinéa 2, étaient incompatibles avec les règles propres aux SAS. En jugeant le contraire, la cour d’appel avait prétendument violé l’article L. 227-1, alinéa 3, par fausse application.

7- Solution. La réponse de la Cour de cassation est claire. Il n’y a aucune incompatibilité, puisque l’article L. 227-1, alinéa 3, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi Mohamed-Soilihi, n’excluait pas du droit applicable aux SAS l’article L. 225-14, alinéa 2. En d’autres termes, s’il a fallu qu’une réforme ultérieure, non applicable à la cause, neutralise l’application du texte aux SAS, c’est bien qu’il n’y avait pas d’incompatibilité.

8- Test de compatibilité. Une première analyse de la solution pourrait laisser entendre que, pour la Cour de cassation, la réserve d’incompatibilité entre les règles concernant les SA et celles propres aux SAS édictée par l’article L. 227-1, alinéa 3, serait cantonnée aux seules hypothèses dans lesquelles les premières seraient expressément exclues du droit applicable aux SAS.

À bien y regarder toutefois, ce n’est pas ainsi, à notre avis, que la Cour raisonne. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer qu’au moment d’apprécier la procédure de régularisation à suivre, elle écarte expressément des règles applicables aux SAS, celles prévues pour la constitution des SA avec offre au public de titres financiers, précisément parce qu’une SAS ne peut être ainsi constituée en application de l’article L. 227-2 (v. infra I, B). Aussi, et conformément à la méthode à laquelle invite l’article L. 227-1, alinéa 3, la Haute juridiction suggère bien que la détermination du droit applicable aux SAS suppose de procéder en deux temps : s’assurer de ce que le texte en cause n’est pas expressément écarté du droit applicable aux SAS, d’abord ; vérifier sa compatibilité avec les...

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