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Compétence du juge judiciaire pour connaître des risques sur la santé induits par un PSE

Le juge judiciaire est compétent pour connaître de demandes tendant au contrôle des risques psychosociaux consécutifs à la mise en œuvre d’un projet de restructuration, présentées par un CHSCT, même en présence d’un plan de sauvegarde de l’emploi validé par l’administration.

par Hugues Cirayle 3 décembre 2019

L’arrêt commenté est l’occasion de répondre à une question inédite, qui a donné lieu à de nombreuses positions divergentes aussi bien en doctrine que devant les juges du fond : qui du juge judiciaire ou du juge administratif est compétent pour connaître des risques sur la santé des salariés induits par la mise en œuvre d’un projet de restructuration et de compression des effectifs accompagné d’un plan de sauvegarde de l’emploi ?

Depuis la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, l’autorité administrative est seule compétente pour contrôler les plans de sauvegarde de l’emploi obligatoirement élaborés en cas de « grands » licenciements collectifs pour motif économique. Cette compétence administrative a naturellement entraîné celle du juge administratif dans les conditions fixées à l’article L. 1235-7-1 du code du travail : « l’accord collectif mentionné à l’article L. 1233-24-1, le document élaboré par l’employeur mentionné à l’article L. 1233-24-4, le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi, les décisions prises par l’administration au titre de l’article L. 1233-57-5 et la régularité de la procédure de licenciement collectif ne peuvent faire l’objet d’un litige distinct de celui relatif à la décision de validation ou d’homologation mentionnée à l’article L. 1233-57-4 ».

Or un projet de restructuration qui peut être à l’origine d’un plan de sauvegarde de l’emploi n’est pas visé par l’article L. 1235-7-1 du code du travail puisqu’il ne constitue pas le contenu du plan au sens des articles L. 1233-60 et L. 1233-61 du code du travail.

Néanmoins, bien que dissocié du plan de sauvegarde de l’emploi, le projet de restructuration est appréhendé par l’administration à travers le contrôle de la régularité de la procédure d’information-consultation des instances représentatives du personnel. Mais ce contrôle n’implique pas un regard de l’autorité administrative sur les risques du projet sur la santé des salariés. D’abord, en présence d’un plan établi conjointement par les partenaires sociaux, le rôle et le contrôle de l’administration sont très restreints. Par une décision du 7 décembre 2015, le Conseil d’État a jugé qu’en cas de validation d’un accord collectif majoritaire, l’administration n’est tenue de s’assurer que de la présence dans le plan des mesures propres à éviter les licenciements, d’un plan de reclassement et des mesures de suivi (CE 7 déc. 2015, req. n° 383856, Fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services, Lebon ; AJDA 2016. 645 ; ibid. 1866, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ). Ensuite, en ce qui concerne l’ancien comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), le Conseil d’État a jugé qu’en présence d’un projet modifiant de manière importante les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés et nécessitant la consultation du CHSCT, l’autorité administrative ne peut valider ou homologuer le plan de sauvegarde de l’emploi que si la consultation de l’instance a été régulière (CE 29 juin 2016, req. n° 386581, Astérion France [Sté], Lebon ; AJDA 2016. 1866, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ). Il suffit alors que le CHSCT ait disposé d’informations utiles pour que l’autorité administrative puisse approuver le plan de sauvegarde de l’emploi. La position du Conseil d’État est identique en ce qui concerne l’ancien comité d’entreprise (CE 22 juill. 2015, req. n° 385816, Ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, Dalloz actualité, 24 juill. 2015, obs. D. Poupeau ; Lebon ; AJDA 2015. 1444 ; ibid. 1632, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe ; D. 2016. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2015. 514, concl. G. Dumortier ; ibid. 528, étude F. Géa ; ibid. 2016. 113, obs. C. Gilbert ).

Aucune place spécifique n’est ainsi réservée par le législateur et le Conseil d’État au contrôle des manquements éventuels de l’employeur à son obligation de sécurité dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan sauvegarde de l’emploi.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt sous examen.

En l’espèce, une filiale française du groupe américain United Technologies Corporation a souhaité simplifier ses processus de gestion informatique par le développement de nouveaux outils informatiques et a élaboré un projet de restructuration et de suppression de soixante et onze postes accompagné d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Ce dernier a fait l’objet d’un accord majoritaire qui a été validé par la Direccte le 30 juin 2015. Le 1er juillet 2015, le CHSCT, qui avait été consulté et qui avait émis un avis défavorable au déploiement du projet, a voté le recours à une expertise pour risque grave en raison des risques psychosociaux en lien avec le projet. L’expertise, contestée par l’employeur, a été validée par le tribunal de grande instance statuant en la forme des référés. À compter du 4 juillet 2015, le projet a été déployé progressivement au sein de l’entreprise. Le 16 janvier 2017, l’expert a conclu à l’existence de risques psychosociaux. Le CHSCT a ensuite demandé, sans succès, l’arrêt immédiat du déploiement du projet. Le 24 avril 2017, l’inspection du travail a adressé à l’entreprise une mise en demeure au regard des risques psychosociaux liés au déploiement du projet. C’est dans ce contexte que, par assignation d’heure à heure du 16 juin 2017, le CHSCT a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Pontoise aux fins qu’il soit constaté que l’employeur n’avait pas pris les mesures nécessaires pour préserver la santé des salariés et que la suspension de la mise en œuvre du projet soit ordonnée. La CGT est volontairement intervenue à l’instance. Par ordonnance du 2 août 2017, le juge des référés a rejeté les demandes aux motifs que le CHSCT ne serait pas compétent pour formuler une demande de suspension d’un projet entraînant un risque sur la santé des salariés. Saisie de l’appel interjeté par le CHSCT et le syndicat, la cour d’appel de Versailles a, sans surprise, infirmé l’ordonnance déférée en ce qu’elle a exclu la compétence du CHSCT pour faire suspendre un projet qui occasionne des risques sur la santé des salariés. À noter que le CHSCT, qui est bien doté du pouvoir d’ester en justice (Soc. 2 déc. 2009, n° 08-18.409, Dalloz actualité, 7 janv. 2010, obs. S. Maillard ; D. 2010. 23 ), tire directement de l’ancien article L. 4612-1 du code du travail son droit d’agir en justice afin de faire cesser le trouble résultant de la mise en œuvre d’un projet présentant un danger pour la santé et la sécurité des salariés. En outre, la cour d’appel a jugé que le juge judiciaire est seul compétent pour connaître de l’action intentée par les appelants. Enfin, constatant l’existence d’un danger sur la santé des salariés, la cour d’appel a fait interdiction à l’entreprise de déployer le projet, étant remarqué que la société avait d’elle-même suspendu la mise en œuvre du projet le temps d’une enquête interne.

La société s’est pourvue en cassation et a essentiellement fait valoir que l’appréciation des éventuels manquements de l’employeur à son obligation de sécurité, commis dans le cadre de l’établissement ou de la mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi conclu après l’entrée en vigueur de la loi du 14 juin 2013, relève de la compétence du juge administratif. Le pourvoi rejoint ainsi la position d’une certaine doctrine selon laquelle dissocier les compétences juridictionnelles dans l’appréciation des risques induits par le plan et le contrôle du plan serait contraire à l’objectif du législateur qui était de « sécuriser » les procédures de grands licenciements pour motif économique par le contrôle de l’autorité administrative. La difficulté résulterait d’une remise en cause éventuelle par le juge judiciaire d’un plan contrôlé et approuvé par l’administration (CSB 1er nov. 2014, n° 268, p. 633, obs. M. Caron ; N. De Sevin et E. Bourguignon, Impact des PSE sur la santé et la sécurité des salariés : y a-t-il encore un juge compétent ?, Les Échos, 24 août 2015).

Si l’angle de la question est nouveau, la Cour de cassation s’est néanmoins déjà prononcée à deux reprises sur la compétence du juge judiciaire dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Elle a jugé que le juge judiciaire est incompétent pour connaître d’une demande de communication de pièces formulées à l’encontre de l’employeur par l’expert-comptable du comité d’entreprise dans le cadre de l’analyse d’un plan de sauvegarde de l’emploi (Soc. 28 mars 2018, n° 15-21.372, Dalloz actualité, 14 mai 2018, obs. B. Ines). Cette solution s’explique par le fait que la demande intervient dans le cadre de la procédure de consultation dont la régularité relève de la compétence exclusive de l’autorité administrative, sous le contrôle du juge administratif. La Cour de cassation a ensuite jugé que le juge judiciaire ne peut connaître, dans l’appréciation du respect par l’employeur de son obligation individuelle de reclassement, de la régularité du plan de reclassement intégré au plan de sauvegarde de l’emploi et apprécié par l’autorité administrative (Soc. 21 nov. 2018, n° 17-16.766, Dalloz actualité, 17 déc. 2018, obs. H. Ciray ; D. 2018. 2240, et les obs. ; ibid. 2019. 963, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2019. 353, étude M. Galy ; RDT 2019. 41, obs. S. Ranc ; ibid. 252, obs. F. Géa ).

Ces décisions fournissent un élément de réponse sur la ligne de la jurisprudence : relève de la compétence du juge administratif toute question en lien avec le contrôle opéré par l’autorité administrative dans l’appréciation de la régularité d’un plan de sauvegarde de l’emploi. Partant, dans la présente affaire, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi et a approuvé la décision de la cour d’appel « qui a constaté que le juge judiciaire avait été saisi de demandes tendant au contrôle des risques psychosociaux consécutifs à la mise en œuvre du projet de restructuration ».

Il résulte de cette décision que l’appréciation des risques induits par la mise en œuvre d’un projet de restructuration relève de la compétence exclusive du juge judiciaire, s’agissant d’un point non contrôlé par l’autorité administrative. La décision ne peut qu’être approuvée car le juge judiciaire n’intervient pas pour remettre en cause une décision administrative ayant approuvé le plan de sauvegarde de l’emploi mais pour statuer sur des enjeux qui ont échappé à son contrôle.

Finalement, la ligne jurisprudentielle de la Cour de cassation suit le raisonnement du professeur Gérard Couturier suivant lequel « le principal problème posé à propos de la compétence exclusive de la juridiction administrative est très probablement celui de ses limites. Il est, sans nul doute, encore possible de s’adresser aux juridictions judiciaires lorsqu’on est en dehors du temps et/ou de l’objet du contrôle de l’administration » (Dr. soc. 2013. 814 ).