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Condamnation de la France pour formalisme excessif : la CPVE sur la sellette (?)

En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif.

« Il se passe toujours quelque chose »… en procédure civile. Le fameux slogan d’un grand magasin est transposable à notre matière, tout spécialement à la procédure d’appel et/ou à la communication par voie électronique. Les textes foisonnent, dont la qualité laisse trop souvent à désirer (C. Bléry, Le droit en décadence ?, Dalloz actualité, Le droit en débats, 9 mars 2022) et la Cour de cassation se trouve contrainte de démêler l’écheveau textuel. Elle s’y emploie au fil de nombreux arrêts, qui forment un ensemble pas toujours cohérent et donc pas forcément prévisible ; en outre, cette jurisprudence est parfois très stricte, trop formaliste, au détriment des plaideurs. Ceux-ci n’hésitent pas à saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)… qui a condamné la France, à plusieurs reprises, pour excès de formalisme.

Aux arrêts Henrioud et Reichman contre France (CEDH 5 nov. 2015, Henrioud c. France, n° 21444/11, D. 2016. 1245 , note G. Bolard  ; Procédures 2016. Comm. 15, obs. N. Fricero ; 12 juill. 2016, Reichman c. France, n° 50147/11, D. 2016. 1652  ; Procédures 2016. Comm. 288, N. Fricero), il faut désormais ajouter l’arrêt Lucas contre France, rendu le 9 juin 2022 par la cinquième section de la CEDH : selon la cour de Strasbourg, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a violé l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans son arrêt du 26 septembre 2019 (Civ. 2e, 26 sept. 2019, n° 18-14.708, Dalloz actualité, 2 oct. 2019, obs. C. Bléry ; ibid., 29 oct. 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2019. 1891 ; ibid. 2435, obs. T. Clay ) qui lui était soumis, en pêchant par excès de formalisme : elle a ainsi porté atteinte au droit d’accès au juge du requérant. Pour autant, et c’est heureux, la CEDH ne remet pas en cause ledit arrêt de la Cour de cassation, dans un autre aspect, à savoir celui qui dénie une valeur juridique aux protocoles de procédure (Dalloz actualité, 2 oct. 2019, préc.).

Il faut noter que l’arrêt n’est pas définitif et qu’il est susceptible d’un renvoi devant la grande chambre, conformément à l’article 44, § 2, de la Convention. Son apport théorique est cependant notable, alors que ses conséquences pratiques pour les avocats français sont plus problématiques.

À l’origine de l’arrêt du 9 juin une procédure en matière d’arbitrage. Un arbitre unique avait été chargé de statuer comme amiable compositeur, sa sentence arbitrale devant être définitive et sans appel (ce qui est la règle, v. C. pr. civ., art. 1489). Un recours en annulation (toujours susceptible d’être exercé lorsque l’appel est fermé, v. C. pr. civ., art. 1491) avait été formé par voie papier à l’encontre de la sentence devant la cour d’appel de Douai. Celle-ci avait déclaré le recours recevable par arrêt du 17 mars 2016. Un pourvoi avait été formé et la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait cassé (sans renvoi) au visa des articles 930-1 et 1495 du code de procédure civile, dont elle rappelait la teneur : « attendu, selon le second de ces textes, que le recours en annulation d’une sentence arbitrale est formé, instruit et jugé selon les règles relatives à la procédure en matière contentieuse prévues aux articles 900 à 930-1 du code de procédure civile ; que le premier dispose que les actes de procédure sont, à peine d’irrecevabilité, remis à la juridiction par voie électronique » ; elle en déduisait que « la recevabilité du recours en annulation de la sentence arbitrale est conditionnée par sa remise à la juridiction par la voie électronique et que les conventions passées entre une cour d’appel et les barreaux de son ressort, aux fins de préciser les modalités de mise en œuvre de la transmission des actes de procédure par voie électronique, ne peuvent déroger aux dispositions de l’article 930-1 du code de procédure civile, notamment en en restreignant le champ d’application ».

Le perdant, M. X. Lucas, a donc formé une requête devant la CEDH, invoquant principalement une atteinte à son droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, § 1er, de la Convention, et la CEDH a fait droit à cette requête.

Tout d’abord, la Cour estime la requête recevable, comme entrant dans le champ d’application de l’article 6, § 1er (nos 29 s.) et alors que les voies de recours internes ont été épuisées (nos 34 s.)

Sur le fond, la CEDH valide l’arrêt de la Cour de cassation en ce qu’il a jugé qu’un arrêté technique ou un protocole ne pouvait restreindre le champ d’application de la CPVE (nos 48 à 50). Elle estime que le requérant ne peut être tenu pour responsable de l’erreur procédurale ayant consisté à remettre son recours en annulation par voie papier ; il serait donc excessif de la mettre à sa charge (nos 51 à 56). Surtout, elle juge qu’il y a eu un « excès de formalisme » :

« 57. S’il ne lui appartient pas de remettre en cause le raisonnement juridique suivi par la Cour de cassation pour infirmer la solution retenue par la cour d’appel de Douai (paragraphes 49 50 ci-dessus), la Cour rappelle toutefois que les tribunaux doivent éviter, dans l’application des règles de procédure, un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité du procès. Or elle considère, dans les circonstances de l’espèce, que les conséquences concrètes qui s’attachent au raisonnement ainsi tenu apparaissent particulièrement rigoureuses. En faisant prévaloir le principe de l’obligation de communiquer par voie électronique pour saisir la cour d’appel sans prendre en compte les obstacles pratiques auxquels s’était heurté le requérant pour la respecter, la Cour de cassation a fait preuve d’un formalisme que la garantie de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice n’imposait pas et qui doit, dès lors, être regardé comme excessif. »

La Cour européenne conclut donc à la violation de l’article 6, § 1er, de la Convention, le requérant s’étant « vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge » (nos 58 et 59), avant d’accorder des sommes au titre du dommage moral (3 000 €) et des frais (1 170 €)… et de rejeter la demande de satisfaction équitable (nos 60 s.).

Hiérarchie des normes

La CEDH valide donc l’arrêt de la Cour de cassation en ce qu’il a jugé qu’un protocole ou qu’un arrêté technique ne pouvait restreindre le champ d’application de la CPVE.

Protocole

L’arrêt de 2019 de la Cour de cassation ne nous avait pas paru surprenant en affirmant l’absence de valeur des protocoles de procédure (Dalloz actualité, obs. C. Bléry, préc.) : il s’inscrivait dans une jurisprudence déjà établie et qui était justifiée au regard de la hiérarchie des normes. La deuxième chambre civile avait en effet déjà dénié toute valeur à un protocole de procédure, dans un arrêt inédit qui avait implicitement statué en ce sens (Civ. 2e, 15 oct. 2015, n° 14-22.355 NP, à propos du JAF). Surtout, elle avait explicitement jugé que les protocoles de procédure ne peuvent imposer des règles de droit dur au-delà du code de procédure civile, dans deux importants arrêts publiés – le premier en matière d’expropriation et le second à propos du JEX en matière de saisie immobilière (Civ. 2e, 19 oct. 2017, n° 16-24.234, Dalloz actualité, 7 nov. 2017, obs. C. Bléry ; D. 2017. 2353 , note C. Bléry ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero ; Gaz. Pal. 6 févr. 2017. 60, N. Hoffschir ; 1er mars 2018, n° 16-25.462, Dalloz actualité, 13 mars 2018, obs. C. Bléry ; D. 2018. 517 ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne ; JCP 2018. 514, obs. L. Raschel) ; l’arrêt du 26 septembre 2019 ne faisait que réaffirmer l’absence de valeur des...

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