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La conformité d’un discours à la liberté d’expression ne constitue pas un totem d’immunité en matière d’abus de position dominante !

Par son arrêt du 25 juin 2025, la chambre commerciale de la Cour de cassation a censuré partiellement l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris, qui avait considéré que les propos en cause dans cette affaire étaient conformes à la liberté d’expression, conformément à la jurisprudence applicable en la matière, au motif notamment qu’« un discours ou une communication de l’entreprise en position dominante est susceptible de constituer un abus au sens de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lequel s’apprécie au regard des seuls critères posés par ce texte ».

L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation, publié au Bulletin, qui porte sur l’application du droit de la concurrence dans le secteur pharmaceutique, offre l’occasion de revenir sur les interactions entre liberté d’expression et abus de position dominante.

En l’espèce, la société Genentech a développé deux médicaments basés sur le même principe actif, à savoir l’Avastin et le Lucentis. Le premier, pour lequel la société Roche bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) communautaire, est utilisé pour traiter certains types de cancers, tandis que le second, pour lequel la société Novartis bénéficie d’une AMM, est utilisé pour traiter des maladies oculaires, notamment la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) exsudative. Or, il s’avère que des médecins ont découvert que l’injection de doses d’Avastin améliorait l’état de patients atteints de DMLA exsudative. Le prix d’une injection d’Avastin étant bien inférieur à celui du Lucentis, ces laboratoires pharmaceutiques, qui ont des participations croisées et des liens contractuels, se sont livrés à une pratique de dénigrement de l’Avastin et ont diffusé auprès des autorités publiques un discours alarmiste, voire trompeur, sur les risques liés à son utilisation sur le marché du traitement de la DMLA exsudative afin de freiner son usage hors AMM et préserver la position de marché du Lucentis.

Dans sa décision n° 20-D-11 du 9 septembre 2020, l’Autorité de la concurrence les a sanctionnés pour abus de position dominante. Cependant, la Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 16 février 2023 (Paris, 16 févr. 2023, n° 20/14632, CCC, n° 6, juin 2023, obs. D. Bosco ; Concurrences 2023, n° 2, obs. C. Mongouachon), l’a ensuite censuré, au motif notamment que les propos en cause n’excédaient pas les limites de leur liberté d’expression, en ce qu’ils concernaient un sujet d’intérêt général, reposaient sur une base factuelle suffisante et étaient suffisamment mesurés dans leur expression, conformément à la jurisprudence applicable en la matière. Nous y reviendrons.

Finalement, et à la suite d’un pourvoi formé par le président de l’Autorité de la concurrence, la chambre commerciale de la Cour de cassation a partiellement censuré l’arrêt rendu par les juges du fond pour défaut de base légale. En effet, si l’argument fondé sur la liberté de prescription des médecins n’a pas convaincu la Haute juridiction et ne nous retiendra pas davantage, il n’en est pas de même pour ceux relatifs à la notion de « concurrence potentielle », à la caractérisation de l’abus indépendamment de la conformité de la pratique à la liberté d’expression, et à celle de l’intention et des effets anticoncurrentiels.

Sur la notion de « concurrence potentielle »

L’arrêt est, en premier lieu, l’occasion de revenir sur la notion de « concurrence potentielle ».

À titre liminaire, il convient de relever que les juges du fond ont exclu que des pratiques anticoncurrentielles aient pu être commises à la suite de l’entrée en vigueur de la loi « Bertrand » du 29 décembre 2011 (Loi n° 2011-2012). En effet, cette dernière ayant interdit la prescription de l’Avastin pour le traitement de la DMLA exsudative, la substituabilité de ce médicament et du Lucentis avait donc cessé, de sorte qu’ils ne se trouvaient plus sur le même marché pertinent et n’étaient plus concurrents.

Mais comme l’a fait valoir le président de l’Autorité de la concurrence, le droit de la concurrence, loin de se préoccuper uniquement de la concurrence entre entreprises déjà présentes sur le marché pertinent en cause, ou, pour le dire autrement, de la « concurrence actuelle », protège également la « concurrence potentielle ».

Au sujet de cette dernière notion, les Hauts juges effectuent quelques rappels, qui s’inscrivent dans le sillage de la jurisprudence de la Cour de justice. Ainsi, reprenant les termes des arrêts Delimitis (CJCE 28 févr. 1991, Delimitis c/ Henninger Bräu, aff. C-234/89, D. 1991. 92 ; ibid. 1996. 53, chron. E. Gastinel ; RSC 1991. 774, obs. J.-C. Fourgoux ; RTD com. 1992. 296, obs. C. Bolze ; RTD eur. 1991. 485,...

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