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Le Conseil d’État consacre un nouveau délai de recours Czabaj

À l’occasion de contentieux relatifs à la perte de nationalité, le Conseil d’État a appliqué un nouveau délai de recours raisonnable. Il a aussi fourni une illustration des circonstances particulières qui permettent au requérant d’échapper à l’irrecevabilité.

par Thomas Bigotle 10 décembre 2019

Pour mémoire, l’assemblée du contentieux du Conseil d’État a, dans une décision Czabaj du 13 juillet 2016 (CE, ass., n° 387763, Dalloz actualité, 19 juill. 2016, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon avec les concl. ; AJDA 2016. 1479 ; ibid. 1629 , chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; AJFP 2016. 356, et les obs. ; AJCT 2016. 572 , obs. M.-C. Rouault ; RDT 2016. 718, obs. L. Crusoé ; RFDA 2016. 927, concl. O. Henrard ; RTD com. 2016. 715, obs. F. Lombard ), jugé de manière souveraine qu’un requérant dispose d’un délai d’un an pour contester par la voie de l’excès de pouvoir une décision administrative qui oublierait de mentionner les voies et délais de recours, sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant. Ce délai de forclusion, qualifié de délai raisonnable, est commandé par le principe de sécurité juridique, ce dernier faisant obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative eu égard à la consolidation des situations par l’effet du temps. Ce délai prétorien a depuis lors été étendu en matière de travaux publics (CE 9 nov. 2018, n° 409872, Dalloz actualité, 19 nov. 2018, obs. J.-M. Pastor ; Lebon ; AJDA 2018. 2212 ; RDI 2019. 120, obs. P. Soler-Couteaux ), de décisions pécuniaires (CE 9 mars 2018, n° 405355, Communauté de communes du pays roussillonnais, Dalloz actualité, 15 mars 2018, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2018. 538 ; ibid. 1790 , note D. Connil ), et de titres exécutoires (CE 16 avr. 2019, n° 422004, Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines, Lebon ; AJDA 2019. 845 ). Ce délai a aussi été opposé aux recours administratifs préalables obligatoires (CE 31 mars 2017, n° 389842, Ministre des finances et des comptes publics, Lebon avec les concl. ; AJDA 2017. 717 ; AJ fam. 2017. 268, obs. S. Paillard ) et aux décisions implicites de rejet (CE 18 mars 2019, n° 417270, Lebon ; AJDA 2019. 609 ; AJCT 2019. 345, obs. C. Otero ).

En l’espèce, trois recours présentés devant le Conseil d’État demandaient l’annulation de décrets pris dans les années 1970, portant libération des liens d’allégeance. Derrière cette formule ancienne, vestige du code de la nationalité française, se cache en réalité la décision par laquelle le gouvernement autorise une personne, sur sa demande, à perdre la nationalité française lorsqu’elle possède une autre nationalité. Ces anciennes règles, partiellement reprises depuis au code civil, permettaient notamment à des parents de formuler au nom de leur enfant mineur une demande de déchéance de nationalité. C’est cette décision, prise par décret et sur demande initiale des parents, que l’enfant devenu adulte conteste devant le Conseil d’État près de quarante ans plus tard.

Préalablement à l’examen des questions de fond relatives à la validité du consentement de l’enfant qui ne manquent pas d’intérêt juridique, les requêtes présentées devant le Conseil d’État devaient donc, en premier lieu, respecter la nouvelle règle de recevabilité issue de la jurisprudence Czabaj.

Un nouveau délai prétorien spécial

Par trois décisions du 29 novembre 2019, le Conseil d’État a consacré, en se fondant sur le même considérant de principe que la décision Czabaj, un nouveau délai raisonnable spécial de trois ans en matière de contestation d’un décret de libération des liens d’allégeance avec la France. Dans ses conclusions, le rapporteur public nous éclaire sur ce choix surprenant et développe trois arguments en faveur d’une adaptation du délai Czabaj au présent litige : la grande ancienneté des décrets contestés qui fait obstacle à ce que l’administration puisse rapporter la preuve de leur notification, la nature même de la déchéance que le requérant ne peut ignorer dès lors que toute personne est réputée connaître sa nationalité et l’incapacité juridique pour l’enfant de contester en temps utile la mesure de déchéance dont il est rendu destinataire. Ainsi, selon les termes du rapporteur public, « une durée d’un an après [la connaissance du décret], alors même qu’elle peut n’être qu’imparfaite, serait trop brève pour fermer toute action contentieuse ; pour tenir compte de la possible séparation des parents à l’âge de la majorité, de la période de service militaire qui peut s’ouvrir à cet âge et des démarches susceptibles d’être nécessaires pour passer de la connaissance à la détention du décret ». La formation de jugement retiendra donc le délai de trois ans, en se fondant exclusivement sur la nature des effets de la décision.

En consacrant ce délai spécial de trois ans, le Conseil d’État exerce certes un contrôle critique opportun sur les effets qu’emporterait une application trop rigide du délai raisonnable sur l’accès effectif au juge dans des contentieux particuliers mais ouvre la voie, ce faisant, à une multiplication des délais de procédure qu’il deviendra certainement difficile de justifier par le principe de sécurité juridique et la bonne lisibilité du droit. Cette pluralité de délais est susceptible de se manifester y compris dans le cadre d’un même litige, puisque la contestation d’une potentielle décision implicite de rejet d’une demande préalable d’annulation du décret de déchéance serait quant à elle enfermée, en cas de preuve dûment rapportée de sa connaissance acquise, dans le délai traditionnel d’un an (CE 18 mars 2019, préc.).

Une nouvelle illustration de la clause de réserve Czabaj

Dans le cadre d’une des trois instances (requête n° 426372), le Conseil d’État refuse d’accueillir la fin de non-recevoir tiré de la tardiveté de la requête et fournit une première illustration, fichée sur ce point, des circonstances particulières qui permettent au requérant, conformément à la clause de réserve prévue dans Czabaj, d’échapper au délai de forclusion et à la sanction de l’irrecevabilité.

En l’espèce, le Conseil d’État juge que la circonstance que la requérante n’a été informée de l’existence de la décision de déchéance qu’à la suite d’une assignation délivrée en 2017 par voie d’huissier de justice à la demande du procureur de la République, alors qu’elle est devenue entre-temps agente de la fonction publique et s’est vu délivrer, à plusieurs reprises, des pièces d’identité françaises sans que sa qualité de ressortissante française ait jamais été questionnée par les administrations de l’État et des collectivités territoriales, constitue une circonstance particulière qui rend recevable le recours présenté tardivement devant le Conseil d’État. Cette position s’inscrit sans nul doute dans une philosophie contentieuse de bon sens, selon laquelle il ne saurait être reproché au requérant de bonne foi les errements de l’administration – qui aurait certainement dû s’abstenir de prendre des décisions portant reconnaissance de la nationalité française et repoussant nécessairement la date de connaissance par la requérante du décret de déchéance.

Néanmoins, le Conseil d’État ne manque pas, presque malgré lui, d’entériner l’applicabilité de la jurisprudence Czabaj aux décisions individuelles qui n’ont pas été formellement notifiées, pour peu que la décision ait été régulièrement publiée et que ses effets permettent de présumer de sa connaissance par le destinataire oublié. En ce sens, d’ailleurs, les conclusions du rapporteur public invitaient la formation de jugement à choisir entre, d’une part, l’exigence de démontrer la connaissance du décret dans la lignée de la décision du 18 mars 2019 et, d’autre part, reconnaître une présomption de connaissance au travers des effets que le décret produit.

Ainsi, si l’augmentation du délai de recours peut apparaître comme favorable au justiciable, il ne s’agit en réalité que d’une adaptation, circonscrite à un contentieux résiduel, d’une règle de procédure qui contraint toujours son action. L’élargissement du champ d’application de Czabaj à des décisions non notifiées continuera de favoriser, quant à lui, les intérêts contentieux de l’administration. Cette jurisprudence est un nouveau poids ajouté à la célèbre balance entre sécurité juridique et principe de légalité, dont l’équilibre continuera sans doute d’être critiqué.