Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Le Conseil d’État, un corps à part

Juge suprême de l’ordre administratif, le Conseil d’État est également conseiller juridique du gouvernement, de l’Assemblée nationale et du Sénat. Gestionnaire de l’activité des juridictions, il participe aux réformes, par ses avis consultatifs, et il a désormais aussi la maîtrise de ses propres ressources humaines. Ses membres, hier issus principalement de l’ENA, demain d’horizons plus larges, demeurent des hauts-fonctionnaires. Autant de missions et de caractéristiques qui font de ce haut-lieu de la justice en France un corps à part, au cœur d’enjeux sociétaux suscitant parfois aussi, la critique.

par Anaïs Coignac, Journalistele 23 novembre 2022

De l’inflation des référés

« Vous parlez de forêt, mais savez-vous de quoi vous parlez ? », s’indigne Allain Bougrain-Dubourg, le président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), face aux arguments de la défense. « Nous allons rester sur des arguments juridiques », temporise le juge, M. Gilles Pellissier, qui préside, seul, la séance publique de référé, ce vendredi 20 octobre, au Conseil d’État. « La chasse traditionnelle n’est pas condamnable en elle-même selon la Cour de justice de l’Union européenne », rappelle Me Hélène Farge, l’avocate aux conseils, qui représente la Fédération nationale des chasseurs et les fédérations départementales des Landes et du Lot-et-Garonne. L’atmosphère est électrique ce matin d’automne, dans la majestueuse salle du contentieux du Palais-Royal – celle-là même où Molière se produisait avec sa troupe, et où il eut, le 17 février 1673, un funeste malaise lors d’une représentation du Malade imaginaire. Deux associations de protection des animaux, One Voice et la LPO, ont saisi la plus Haute juridiction administrative afin de suspendre l’exécution de nouvelles autorisations de chasse d’oiseaux par des techniques traditionnelles, accordées par le ministre de la transition écologique, Christophe Béchu. « Cela fait cinq années consécutives que nous nous retrouvons devant le Conseil d’État pour contester des arrêtés similaires », se désole Muriel Arnal, la présidente de One Voice à la sortie de l’audience, aux côtés de son avocat, Thomas Lyon-Caen. Le président a mené les débats autour de deux arguments : l’urgence à juger, et le doute sérieux quant à la légalité des autorisations. Quatre jours plus tard, le 24 octobre, la juridiction confirme ces deux motifs et suspend les autorisations de chasse, comme elle l’avait fait à peine deux mois plus tôt de précédentes autorisations. De là à dissuader le gouvernement de poursuivre sa politique en faveur des chasseurs d’oiseaux, sans doute pas. Le juge peut suspendre une nouvelle réglementation, mais pas empêcher l’émergence de nouveaux arrêtés.

Chaque année, le Conseil d’État rend 10 000 à 12 000 décisions sur des questions qui opposent les citoyens, les entreprises et les associations aux administrations. La plupart sont des décisions « au fond », mais il peut aussi s’agir de décisions de référé, prises en urgence. En 2022, comparativement aux dix premiers mois de l’année 2021, le nombre de requêtes en référé enregistrées au Conseil d’État a diminué de 43 %, tant sur les demandes en premier ressort (- 46%) qu’en appel (- 34%), pour revenir à un niveau proche de celui de 2019, soit avant-covid. La crise sanitaire avait généré une explosion du nombre de requêtes, soit 647 recours déposés par des citoyens entre mars 2020 et mars 2021, la plupart sur des questions de droits des personnes et libertés publiques. Au point que l’institution s’est fendue d’un communiqué sur le sujet dans la foulée de cette année extraordinaire, se félicitant d’avoir continué à juger sans interruption « pour arbitrer entre la protection du droit à la santé et les autres libertés. » Il a ainsi, au fil des évènements, ordonné des mesures (reprise des cérémonies dans les lieux de culte, limitation du port du masque aux zones à risque, autorisation des sorties des résidents d’EHPAD…), conduit le gouvernement à améliorer ses pratiques (fourniture de gants et gel hydroalcoolique, dispense de contravention des sans-abris, précision des motifs de déplacements autorisés…), et rejeté certains recours, hors de sa compétence (demande d’autorisation de prescription générale d’hydroxychloroquine ou de nationalisation d’entreprises…). Cette activité inédite a généré une nette augmentation de la charge de travail des conseillers, lesquels ont traité en urgence des sujets qui auraient souvent nécessité une réponse au fond. « Le traitement de chaque affaire est lourd. Or en référé, nous statuons vite, seul, sans le temps de maturation des affaires du fond », expliquait en avril dernier, Jacques-Henri Stahl, le président adjoint de la section du contentieux. Il soulignait le caractère « plus fragile, moins définitif » de la décision de référé, et «...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :