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Les conséquences à double tranchant de l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe

La guerre que, sous la dénomination euphémique d’« opération militaire spéciale », la Fédération de Russie a déclenchée contre l’Ukraine le 24 février 2022 provoque des conséquences matérielles et surtout humaines dont la tragique ampleur n’est pas encore mesurée. Le jour viendra sûrement où la question de leur qualification en crimes de guerre, en crimes contre l’humanité ou en crimes d’agression, voire en crimes de génocide, sera posée devant les juridictions compétentes. En attendant, le cataclysme de 2022 aura immédiatement entraîné des conséquences juridiques exceptionnelles. Dès le 25 février, le comité des ministres du Conseil de l’Europe avait décidé de suspendre les droits de représentation de la Fédération de Russie en son sein et à l’Assemblée parlementaire, puis, le 16 mars 2022, il a décidé que cet État membre depuis 1996 cesserait immédiatement de l’être.

L’exclusion d’un membre du Conseil de l’Europe est un événement sans précédent puisque, en 1969, un certain nombre de tâtonnements procéduraux avaient laissé le temps à la Grèce des colonels de se retirer d’elle-même avant que son exclusion ne soit prononcée (v. le discours de M. Jörg Polakiewicz, tenu le 24 mars 2022 au cours de la 62e réunion du Comité des conseillers juridiques sur le droit international public, ci-après CAHDI, qui est un comité intergouvernemental réunissant les conseillers juridiques des États membres du Conseil de l’Europe et ceux des États et organisations observateurs).

« Décision responsable » (M. Afroukh, L’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe : une décision responsable, Le club des juristes) puisqu’elle répond à une agression militaire sans précédent d’un État membre du Conseil de l’Europe contre un autre État membre du Conseil de l’Europe, la mesure radicale prise contre la Russie trois semaines seulement après le déclenchement de la guerre n’aura pas que des conséquences positives spécialement pour les ressortissants russes victimes de violations à la chaîne des droits de l’homme. Certes, la Russie reste partie aux Protocoles et Conventions du Conseil de l’Europe ouverts à l’adhésion des États non membres tels que la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, mais elle a cessé de l’être aux instruments dits fermés que sont la Charte sociale européenne et la Convention européenne des droits de l’homme (v. le discours préc. prononcé au cours de la 62e réunion de la CAHDI).

Or l’article 34 de ladite Convention permet aux personnes qui se disent victimes de violations des droits de l’homme d’introduire devant la Cour européenne des droits de l’homme une requête individuelle contre l’État même qui est supposée les avoir commises. L’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe aura donc aussi pour conséquence de la mettre à l’abri de cette menace. On fera sans doute observer que rien n’en sera vraiment bouleversé dans la mesure où la Russie avait déjà l’habitude de faire la sourde oreille à toute nouvelle condamnation (v. M. Afroukh, art. préc.). Néanmoins, il faudrait pouvoir demander à l’opposant Alexeï Navalny qui, le 15 novembre 2018, a pu faire constater par un arrêt de grande chambre que ses arrestations en 2012 et 2014 avaient notamment violé son droit à la liberté et à la sûreté, si, du fond de sa prison, il considère qu’il s’agit là d’une bonne nouvelle. Peut-être, quand dans un pays les garanties des droits de l’homme et des libertés fondamentales s’écroulent, n’est-il pas inutile de maintenir malgré tout, envers et contre tout, une petite lumière européenne non pas au bout, mais au milieu du tunnel ? (J.-P. Marguénaud, La Cour européenne des droits de l’homme : à quoi bon ?, in Le droit à quoi bon ? Mélanges en l’honneur d’Alain Bernard, Institut francophone pour la justice et la démocratie 2021, spéc. p. 333.)

Il y a donc lieu de se réjouir de ce que la Cour européenne des droits de l’homme ait émoussé autant qu’elle le pouvait le tranchant déceptif des conséquences de la décision du 16 mars 2022 par une résolution du 22 mars « sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Cette résolution procède, en effet, à un heureux alignement des conséquences inédites de l’exclusion sur celles, déjà précisées, de la dénonciation par un État partie à la Convention qui éclaire encore un peu plus la spécificité du droit international des droits de l’homme en la matière.

L’alignement des conséquences de l’exclusion par le Conseil de l’Europe sur celles de la dénonciation par un État membre

En décidant d’exclure la Fédération de Russie, le Conseil de l’Europe semble s’être laissé un peu surprendre par sa propre audace qui le laissait perplexe face aux conséquences à tirer de cette mesure éminemment responsable. C’est ainsi que, le 16 mars 2022, la résolution du comité des ministres sur la cessation de la qualité de membre de la Fédération de Russie, prise sur le fondement de l’article 8 du statut du Conseil de l’Europe, a été aussitôt suivie d’une décision du président de la Cour européenne des droits de l’homme de suspendre, en vertu de l’article 9, § 1er, de son règlement, l’examen de toutes les requêtes dirigées contre l’État banni jusqu’à ce que la Cour examine les conséquences de la situation inédite. Elle n’a pas tardé à le faire puisque, siégeant en séance plénière les 21 et 22 mars, elle a rendu sa résolution le 23.

L’enjeu tenait à l’interprétation de l’alinéa 3 de l’article 58 de la Convention européenne, suivant lequel « sous la même réserve cesserait d’être Partie à la Convention toute partie contractante qui cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe ». La difficulté venait de ce que les deux premiers alinéas de l’article 58 principalement consacrés à la dénonciation ne prévoient pas une mais deux réserves : l’une relative à un préavis de six mois à compter de la modification, l’autre se rapportant à l’impossibilité pour l’État concerné d’être délié de sa responsabilité internationale pour les violations commises avant la prise d’effet de la dénonciation. Eu égard à la différence de terminologie relevée entre les deux versions officielles, anglaise et française, de l’article 58, alinéa 3, la question se posait donc de savoir si en cas de cessation d’appartenance s’appliquaient les deux limites, l’une d’entre elles, voire aucune.

Or la Cour s’est opportunément souvenue que « l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme, appellent une interprétation et une application de ses dispositions qui permettent la protection concrète et effective de toute personne relevant de la juridiction des hautes parties contractantes ». Appliquée à l’article 58, alinéa 3, cette obsession de l’effectivité qui guide le travail interprétatif de la Cour de Strasbourg, depuis les arrêts Wemhoff c. Allemagne du 27 juin 1968, Airey c. Royaume-Uni du 9 octobre 1979 ou Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995, et débouche sur une interprétation dite finaliste ou évolutive, a conduit à retarder le plus possible le moment d’éteindre la lumière au bout du tunnel. Ainsi, la résolution du 22 mars 2022 transpose-t-elle à l’hypothèse de la cessation de l’appartenance au Conseil de l’Europe les deux limites prévues par les alinéas 1 et 2 dans l’hypothèse de la dénonciation. En conséquence, de première part, la suspension de l’examen des requêtes dirigées contre la Russie décidée le 16 mars est levée avec effet immédiat et, de seconde part, la Cour demeure compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention qui surviendraient jusqu’au 16 septembre 2022, c’est-à-dire jusqu’à l’expiration du délai de six mois suivant la décision d’exclusion.

Compte tenu de la durée habituelle de la procédure européenne, de l’extension de la compétence ratione temporis de la Cour lorsque des faits sont susceptibles d’entraîner une violation continue de la Convention européenne des droits de l’homme (v. la décision De Becker c. Belgique du 9 juin 1958 citée par F. Sudre et al. in Droit européen et international des droits de l’homme, 15e éd., PUF, 2021 n° 216) et du caractère détachable de l’acte matériel des obligations procédurales relatives aux violations du droit à la vie, la lumière pourra donc vaciller encore pendant une dizaine d’années. C’est dérisoire, mais ce n’est pas tout à fait rien, surtout quand il reste si peu à quoi raccrocher une lueur d’espoir. Quoi qu’il en soit, l’examen des quelques 18 000 requêtes qui étaient déjà dirigées contre la Russie au 16 mars 2022 (v. le discours précité prononcé au cours de la 62e réunion du CADHI) se fera suivant les conditions aménagées le 10 mars 2022 par la Cour pour tenir compte, notamment, des perturbations dans le service postal provoquées par la guerre d’Ukraine (un aménagement symétrique des requêtes introduites contre l’Ukraine a d’ailleurs été prévu par la Cour le 2 mars 2022).

Semblable alignement des conséquences inédites de l’exclusion sur celles de la dénonciation confirme également le cadre spécifique des traités internationaux de protection des droits de l’homme.

La confirmation de la spécificité de la norme internationale protectrice des droits de l’homme

Du point de vue du régime applicable, la résolution de la Cour européenne en date du 22 mars tend donc à assimiler exclusion de l’État membre du Conseil de l’Europe et dénonciation de la Convention, ce qui revient à appliquer ici le délai de six mois à partir duquel la dénonciation prend effet.

Peu importe en définitive qu’il s’agisse d’une sortie volontaire ou forcée, la situation est analysée comme « une régression du niveau de protection des droits de l’homme » pour paraphraser la Cour interaméricaine des droits de l’homme (avis OC-26/20 du 9 nov. 2020 sur la dénonciation de la Convention américaine des droits de l’homme et ses effets sur les obligations des États en matière de protection des droits humains, § 58, A/26, obs. L. Burgorgue-Larsen, Questions of international Law, 2021, 33-52). C’est dire qu’il faut s’attacher aux effets du retrait sur l’ensemble du système de protection des droits de l’homme. Le caractère objectif des traités de protection des droits de l’homme est bien entendu un élément d’explication de cette tentative d’atténuer les effets de la sortie d’un État. Car loin d’être une question contractuelle, elle constitue un enjeu d’intérêt général. En ce sens, priver les personnes relevant de la juridiction de la Russie de la protection de la Cour européenne affecte le mécanisme de garantie collective mis en place par la Convention européenne. La notion d’ordre public européen trouve ici tout son sens (CEDH 23 mars 1995, Loizidou c. Turquie, préc.).

Aussi, en faisant valoir une interprétation finaliste de la Convention dans sa résolution du 22 mars, la Cour européenne s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui interprète l’article 78 de la Convention américaine sur la dénonciation à la lumière du principe pro homine (CADH, art. 29) lequel appelle une lecture des traités dans le sens qui favorise le plus la personne humaine (v. CADH 24 sept. 1999, Ivcher Bronstein et Tribunal constitutionnel c. Pérou, aff. C/54 et 55 : qui ont considéré inadmissible le retrait avec effet immédiat par le Pérou de la reconnaissance de la compétence contentieuse de la Cour interaméricaine des droits de l’homme). La formule européenne selon laquelle « l’objet et but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme, appellent une interprétation et une application de ses dispositions qui permettent la protection concrète et effective de toute personne relevant de la juridiction des hautes parties contractantes » (résolution précitée de la CEDH) rejoint celle employée par la Cour interaméricaine dans son avis du 9 novembre 2020 qualifiant « les traités relatifs aux droits de l’homme [d’]instruments vivants, dont l’interprétation doit accompagner l’évolution des temps et des conditions de vie actuelles ». La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ne dit pas autre chose. Se prononçant en 2016 sur les effets du retrait du Rwanda de sa déclaration d’acceptation de la juridiction de la Cour concernant les requêtes introduites par les individus et les organisations non gouvernementales (art. 34(6) du protocole créant la Cour), elle a souligné en des termes très clairs que « le protocole est un instrument d’application de la Charte [africaine des droits de l’homme] qui garantit la protection et la jouissance des droits de l’homme et des peuples inscrits dans la Charte et dans d’autres instruments pertinents relatifs aux droits de l’homme. En conséquence, le retrait brusque sans préavis est susceptible d’affaiblir le régime de protection prévu par la Charte » (3 juin 2016, Ingabire Victoire Umuhoza c. Rwanda, n° 003/2014). Par où l’on voit que la nature spécifique des traités de protection des droits l’homme est mise en avant pour justifier les devoirs de l’État au moment de sa sortie. La position du Comité des droits de l’homme des Nations unies est encore plus audacieuse, puisqu’il considère qu’en l’absence de clause expresse de dénonciation, un État ne peut pas dénoncer le Pacte international sur les droits civils et politiques. La nature spécifique du Pacte comme instrument de protection des droits a également été avancée comme élément de nature à conforter cette indénonciabilité (obs. gén. n° 26, 8 déc. 1997).

Outre qu’elle s’inscrit dans le sillage de ces précédents dénués d’ambiguïtés, la résolution du 22 mars 2022 de la juridiction européenne des droits de l’homme donne à voir une vigilance de l’organe de contrôle bienvenue dans le contexte actuel, d’un État qui souhaitait se désengager de ses obligations conventionnelles pour éviter toute forme de contrôle externe sur toutes les violations des droits et libertés liées à l’invasion militaire de l’Ukraine. Cela transparaît clairement de la notification du retrait russe du Conseil de l’Europe du 15 mars dans laquelle on peut lire que les institutions du Conseil de l’Europe ont « systématiquement [été] utilisées pour exercer des pressions sur la Russie et s’ingérer dans ses affaires intérieures ». Il s’agissait en réalité de se soustraire, par le jeu du retrait, à ses obligations conventionnelles.

Enfin, il faut également souligner que le mécanisme de garantie collective mis en place par la Convention européenne suppose une responsabilisation des autres États parties. Il leur appartient d’engager des recours interétatiques contre la Russie et de redonner à l’article 33 ses lettres de noblesse. Prévus par l’article 33 de la Convention, les recours interétatiques ne visent pas à faire respecter les droits propres d’un État par la protection de ses ressortissants. Ils ont, dès l’origine, été conçus par la Commission européenne des droits de l’homme, dans une formule singulièrement énergique, comme indissolublement liés au caractère objectif de la Convention, leur finalité étant de soumettre à la Cour « une question qui touche à l’ordre public de l’Europe » (11 janv. 1961, Autriche c. Italie, n° 788/60). Toutefois, à une telle approche, s’oppose une pratique beaucoup moins vertueuse qui met en exergue les intérêts et la souveraineté des États. Les États doivent agir ensemble et introduire de nouvelles requêtes contre la Russie, indépendamment de celle déjà introduite par l’Ukraine qui a d’ailleurs déjà donné lieu à l’indication de mesures provisoires (req. n° 11055/22), et même après le 16 septembre 2022. À compter de cette date, la Russie cessera certes d’être partie à la Convention européenne mais cela ne remettra pas en cause l’opposabilité de ses obligations conventionnelles pour les faits antérieurs. Dans un contexte de violations graves, massives et systématiques des droits les plus fondamentaux garantis par la Convention, il est crucial que les États parties à la Convention agissent. D’autres requêtes interétatiques contre la Russie sont actuellement pendantes devant la Cour concernant notamment les violations des droits de l’homme en Crimée ou la destruction au-dessus de l’est de l’Ukraine de l’appareil assurant le vol MH17. Poursuivre l’examen de ces requêtes, la Cour le doit aux victimes. Surtout, pour terminer sur une note optimiste, on ne peut exclure qu’à la faveur d’un changement politique en Russie, celle-ci demande dans quelques mois à être réintégrée au Conseil de l’Europe. L’exemple de l’attitude du Venezuela à l’endroit de la Convention américaine des droits de l’homme démontre si besoin était que ce cas de figure est loin d’être une hypothèse d’école (v. P. Frumer, Je suis venu te dire que je m’en vais… La dénonciation des traités régionaux de protection des droits de l’homme, RGDIP 2021. 255).

Cet épisode aura eu le mérite de rappeler que l’État ne décide pas seul des conditions de sa sortie d’un traité de protection des droits de l’homme (sur cette idée d’une liberté limitée de l’État, v. S. Touzé, « La remise en cause de l’autorité des cours supranationales », in J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen et S. Touzé [dir.], La protection des droits de l’homme par les cours supranationales, 2016, p. 210). Les États qui avaient des velléités de départ de la Convention européenne des droits de l’homme avant cette crise ne doivent pas l’oublier…