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Constitutionnalisation de l’IVG : le Sénat mi-hâtif, mi-hésitant

À la suite de la décision de la Cour suprême américaine de revenir sur la constitutionnalisation du droit à l’interruption volontaire de grossesse, plusieurs initiatives parlementaires ont voulu intégrer ce droit à la Constitution française. La première proposition a été rejetée mercredi par le Sénat.

par Pierre Januel, Journalistele 24 octobre 2022

L’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization de la Cour suprême, qui est revenu sur Roe v. Wade a été un choc aux États-Unis. Un choc qui a eu des résonances de l’autre côté de l’Atlantique. Si le Conseil constitutionnel a toujours jugé conforme à la Constitution les lois IVG, il n’a pour autant jamais constitutionnalisé ce droit. Comme pour d’autres grands débats de société, il veille à ne pas s’immiscer dans les compétences du législateur.

À la suite de la décision américaine, plusieurs parlementaires ont annoncé vouloir constitutionnaliser ce droit. Le gouvernement a annoncé y être favorable. À l’Assemblée nationale, la présidente du groupe Insoumis, Mathilde Panot a déposé un texte, suivie par celle du groupe Renaissance Aurore Bergé. Les deux textes seront successivement étudiés d’ici la fin de l’année.

Le verrou du Sénat

Mais le verrou d’une réforme constitutionnelle se situe souvent au Sénat. Cela fait quatorze ans que notre Constitution n’a plus été modifiée : c’est la plus longue période sans révision de l’histoire de la Ve République. Plusieurs tentatives ont échoué au palais de Luxembourg, où la majorité n’est pas alignée sur celle de l’Assemblée. Par ailleurs, le Sénat reste la place forte de la droite, plus conservatrice sur les questions de société. Les sénateurs étaient d’ailleurs hostiles à la loi adoptée en début d’année qui allonge les délais des IVG (v. Dalloz actualité, 14 mars 2022, obs. S. Paricard).

Les sénateurs de la NUPES ont déposé un texte porté par la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. Il propose un nouvel article 66-2 qui prévoirait que « nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits ». Cette rédaction peut être matière à débat : n’aboutirait-elle pas à constitutionnaliser un droit absolu, sans limitation de durée ? Ne manque-t-elle pas l’occasion de constitutionnaliser d’autres droits comme le respect de l’autonomie personnelle, les droits procréatifs ou l’accès aux soins et services de santé (v. S. Hennette-Vauchez, D. Roman et S. Slama, Pourquoi et comment constitutionnaliser le droit à l’avortement, Rev. dr. homme, juill. 2022) ?

« Quel beau symbole pour la France, pays des droits de l’homme »

Mais ces questions rédactionnelles n’étaient pas au cœur des discussions du Sénat : c’est le principe même de la constitutionnalisation qui a été débattu. En commission des lois le 12 octobre, les échanges étaient curieux : peu de sénateurs sont venus au secours de la rapporteure LR Agnès Canayer qui préconisait un rejet du texte. En séance, mercredi, celle-ci a déroulé plusieurs arguments : « malgré une émotion compréhensible, il n’y a pas lieu d’importer en France un débat venu des États-Unis ». Pour elle, seuls quelques extrémistes veulent remettre en cause ce droit en France. Par ailleurs, « l’inscription de l’IVG dénaturerait l’esprit de la Constitution et ouvrirait la boîte de Pandore. En faire un catalogue de droits porte atteinte au rôle protecteur de la norme suprême et minorerait la portée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ».

Au contraire, pour le ministre Éric Dupond-Moretti, le revirement américain montre que « plus aucune démocratie n’est à l’abri ». « J’entends que ce droit ne serait pas menacé dans notre pays comme aux États-Unis. Mais qui aurait pu deviner que le wokisme serait transposé dans notre pays ? » Pour le ministre, la constitutionnalisation serait un message fort : « Quel beau symbole pour la France, pays des droits de l’homme, que d’élever au plus haut niveau de la hiérarchie des normes le droit de la femme à disposer de son propre corps ! » Ce texte permettrait aussi de faire de l’IVG « une liberté fondamentale et non plus seulement une liberté-autonomie », qu’il serait bien plus difficile à remettre en cause. Mais le ministre appelle aussi à plus de travail sur « l’emplacement et la rédaction de ce droit ».

« Il serait intéressant que le gouvernement y mette un peu d’ordre »

Mercredi, seul le député zemmouriste Stéphane Ravier était ouvertement hostile à l’IVG. Aucun autre sénateur n’a voté sa motion de rejet préalable. Mais pour la socialiste, Laurence Rossignol, « selon madame la rapporteure, l’IVG ne fait l’objet d’aucune remise en cause en France. Je ne partage pas votre sérénité. Les courants anti-IVG, comme la fondation Lejeune, n’ont jamais désarmé depuis 1975. […] L’IVG est le totem des conservateurs, des réactionnaires, des néofascistes et de tous ceux qui s’opposent à l’émancipation des femmes ».

L’autre argument soulevé par la droite hier était procédural : pour être définitivement adoptée, une proposition de loi constitutionnelle doit être avalisée par un référendum, que personne ne souhaite ici. Seul un projet d’initiative gouvernementale permet l’adoption par le congrès. Mais, si les propositions de loi constitutionnelle n’aboutiront pas, elles sont des ballons d’essai.

Hier, sur 145 sénateurs LR, 134 ont voté contre. Leurs collègues de l’union centristes étaient plus divisés : 33 contre, 14 pour et 6 abstentions. Une réforme est donc possible. Le président de la commission des lois, François-Noël Buffet conclut : « Plusieurs initiatives parlementaires voient le jour sur cette thématique. Il serait intéressant que le gouvernement y mette un peu d’ordre. On sortirait de l’impasse cette discussion qui dérape inutilement alors que nous sommes tous d’accord, naturellement, pour protéger les droits des femmes. » Reste à savoir où penchera la droite à la fin.