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Contentieux climatique de Grande-Synthe : une décision plus prometteuse qu’historique

Le 19 novembre, le Conseil d’État a eu à traiter pour la première fois des questions de la nature et de l’intensité de l’obligation de l’État d’adopter des mesures pour se conformer à temps aux objectifs de l’Accord de Paris sur le climat.

par Charlotte Collinle 27 novembre 2020

Grande-Synthe est une commune d’environ 23 000 habitants, située sur le littoral de la mer du Nord, près de Dunkerque. Désormais célèbre pour avoir porté la question du respect des engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre par l’État français devant les tribunaux (v. dossier : Le contentieux climatique devant le juge administratif français, RFDA 2019. 629  ; M. Hutereau-Boutonnet, Les procès climatiques : quel avenir dans l’ordre juridique français ?, D. 2019. 688  ; v. Y. Aguila, Petite typologie des contentieux climatiques contre l’État, AJDA 2019. 1853  ; C. Cournil, A. Le Dylio et P. Mougeolle, « L’affaire du siècle » : entre continuité et innovations juridiques, AJDA 2019. 1864  ; C. Huglo, Procès climatiques en France : la grande attente. Les procédures engagées par la commune de Grande-Synthe et son maire, AJDA 2019. 1861 ), elle a demandé fin 2018 au président de la République et au gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ainsi que des mesures d’adaptation au changement climatique. Face au refus qui lui a été opposé, la commune et son maire, soutenus par les villes de Paris et Grenoble ainsi que de nombreuses institutions de défense de l’environnement (Notre Affaire à Tous, Oxfam, Greenpeace, Fondation Nicolas Hulot) ont saisi la haute juridiction administrative d’un recours pour excès de pouvoir.

Si le Conseil d’État avait déjà pu statuer sur la légalité de décisions administratives au regard des objectifs de lutte contre le changement climatique, il a eu à connaître pour la première fois ce 19 novembre des questions de la nature et de l’intensité de l’obligation de l’État d’adopter des mesures pour se conformer à temps aux objectifs de l’Accord de Paris sur le climat (req. n° 427301). Avant de statuer sur le fond, il a donné trois mois au gouvernement pour justifier son refus d’adopter des mesures complémentaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Si beaucoup d’observateurs ont salué une décision historique similaire à l’affaire Urgenda (C. Collin, L’affaire Urgenda : une victoire pour le climat, Dalloz actualité, 29 janv. 2020), il semble plus sûr à ce stade de se contenter d’y voir une décision prometteuse.

Un recours pour excès de pouvoir ouvert mais pas trop

La principale caractéristique du recours pour excès de pouvoir est son ouverture, découlant de l’acception large de la condition d’un intérêt à agir pour admettre la recevabilité d’une requête (v. Rép. cont. adm., Recours pour excès de pouvoir : conditions de recevabilité, par G.  Pellissier). En l’espèce, le Conseil d’État était doublement saisi : par la commune de Grande-Synthe, mais également par son maire. S’il accepte facilement l’intérêt à agir de l’une, il refuse sévèrement celui de l’autre. Le Conseil d’État commence en effet par juger que la commune est recevable à demander l’annulation pour excès de pouvoir des décisions implicites de rejet du gouvernement et du président de la République en ce qu’elle est particulièrement exposée aux effets du changement climatique. Il s’agit en effet d’une commune littorale qui est particulièrement exposée aux effets du changement climatique, comme les risques d’inondations ou l’amplification des épisodes de sécheresse. En revanche, à titre personnel, le Conseil a considéré que le maire de la commune ne démontrait pas un tel intérêt (il arguait de sa qualité de citoyen et du fait que sa résidence se situait dans une zone inondable).

Si la majorité des moyens des requérants est par ailleurs admise, tel n’est pas le cas de la demande d’annulation des décisions implicites de refus nées du silence gardé par le président de la République, le Premier ministre et le ministre d’État chargé de la Transition écologique et solidaire sur leurs demandes tendant à ce que soient soumises au Parlement toutes dispositions législatives afin de rendre obligatoire la priorité climatique et d’interdire toute mesure susceptible d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre. Selon une jurisprudence bien établie, la haute juridiction a sur ce point considéré qu’une telle demande touchait aux rapports entre le parlement et le gouvernement, c’est-à-dire entre les pouvoirs publics constitutionnels, et qu’elle échappait par conséquent à la compétence de la juridiction administrative (CE, sect., 18 juill. 1930, Rouche, Lebon p. 771 ; 30 juill. 1949, Laengy, Lebon p. 621 ; v. Rép. resp. puiss. publ., Irresponsabilité de la puissance publique : régimes juridiques, par C. Guettier).

Un rappel des engagements juridiques pris par la France

Le Conseil d’État prend le soin, dans trois considérants, de lister les engagements pris par la France en matière de lutte contre le changement climatique : la CCNUCC et l’Accord de Paris (consid. 9), les diverses décisions des institutions de l’Union européenne liées au « paquet Énergie climat » (consid. 10) et enfin le droit national (consid. 11).

Même s’il ne statue pas encore sur le fond, le juge administratif insiste sur le contenu de ces engagements. Il note en particulier que le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 a reporté l’essentiel des efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour après 2020. Or, pour mettre en œuvre l’Accord de Paris (2015), la France, en tant qu’État membre de l’Union européenne, s’est engagée à réduire ses émissions de 37 % par rapport à 2005, d’ici à 2030. La loi du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat (C. énergie, art. L. 100-4) a par ailleurs relevé le niveau d’ambition de cet engagement à 40 % de réduction des émissions par rapport à 1990. L’article L. 222-1 du code de l’environnement prévoit des périodes consécutives de cinq ans avec des plafonds d’émission.

Le Conseil d’État en conclut qu’« il résulte de ces stipulations et dispositions que l’Union européenne et la France, signataires de la CCNUCC et de l’accord de Paris, se sont engagées à lutter contre les effets nocifs du changement climatique induit notamment par l’augmentation, au cours de l’ère industrielle, des émissions de gaz à effet de serre imputables aux activités humaines, en menant des politiques visant à réduire, par étapes successives, le niveau de ces émissions, afin d’assumer, suivant le principe d’une contribution équitable de l’ensemble des États parties à l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, leurs responsabilités communes mais différenciées en fonction de leur participation aux émissions acquises et de leurs capacités et moyens à les réduire à l’avenir au regard de leur niveau de développement économique et social. Si les stipulations de la CCNUCC et de l’accord de Paris citées au point 9 requièrent l’intervention d’actes complémentaires pour produire des effets à l’égard des particuliers et sont, par suite, dépourvues d’effet direct, elles doivent néanmoins être prises en considération dans l’interprétation des dispositions de droit national, notamment celles citées au point 11, qui, se référant aux objectifs qu’elles fixent, ont précisément pour objet de les mettre en œuvre ».

Appliquant à nouveau une jurisprudence bien établie (CE, sect., 23 avr. 1997, GISTI, Lebon p. 143 ; AJDA 1997. 482 ; ibid. 435, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; D. 1998. 15 , concl. R. Abraham ; RFDA 1997. 585, concl. R. Abraham ; RDSS 1998. 194, obs. M. Badel, I. Daugareilh, J.-P. Laborde et R. Lafore ), le Conseil accorde aux objectifs contenus dans l’accord international une portée interprétative du droit français. Ceux-ci n’ont pas d’effet direct (v. le consid. 18 dans lequel la méconnaissance de l’article 2 de l’Accord de Paris est rejetée en tant que dépourvue d’effet direct) puisque l’Accord de Paris ne reconnaît des droits, ou n’impose des obligations, qu’au seul gouvernement des États parties ou subordonne expressément la production d’effets de droit à l’égard des particuliers à l’édiction de normes nationales d’application (v., parmi beaucoup d’exemples, CE, sect., 23 avr. 1997, GISTI, préc. ; CE 3 juill. 1996, Paturel, n° 140872, Lebon p. 256 ; RDSS 1997. 334, obs. J.-M. De Forges  ; 29 déc. 1997, Soba, n° 170098, Lebon p. 626 ; 6 oct. 2000, Assoc. Promouvoir et autres, n° 216901, Lebon ; AJDA 2000. 1060 , concl. S. Boissard ; D. 2000. 268 ; RFDA 2000. 1311, obs. J. Morange ; AJDA 2000. 1060, concl. Boissard ; 6 juin 2007, Cne de Groslay, n° 292942, Lebon p. 238 ; AJDA 2007. 1161 ; ibid. 1527 , concl. Y. Aguila  ; v. Rép. cont. adm., Violation de la règle de droit, par J.-F. Lachaume).

Un supplément d’instruction pour obtenir des justifications complémentaires du gouvernement

Si le Conseil affirme qu’il appartient bien au pouvoir réglementaire de fixer un plafond national des émissions de gaz à effet de serre conforme aux objectifs de l’Accord de Paris, il considère toutefois qu’il manque d’éléments pour déterminer si le décret n° 2020-457 du 21 avril 2020 adopte des mesures suffisantes pour se conformer à ces objectifs et ordonne un supplément d’instruction : « il ne peut être statué sur les conclusions de la requête tendant à l’annulation du refus implicite de prendre toute mesure utile permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre produites sur le territoire national en l’état du dossier, ce dernier ne faisant notamment pas ressortir les éléments et motifs permettant d’établir la compatibilité du refus opposé avec la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre telle qu’elle résulte du décret du 21 avril 2020 permettant d’atteindre l’objectif de réduction du niveau des émissions de gaz à effet de serre produites par la France fixé par l’article L. 100-4 du code de l’énergie et par l’annexe I du règlement (UE) 2018/842 du 30 mai 2018. Il y a donc lieu d’ordonner un supplément d’instruction tendant à la production de ces éléments » (consid. 16).

Selon la haute juridiction, le décret du 21 avril 2020 revoit à la baisse l’objectif de réduction des émissions pour la période 2019-2023 et prévoit donc un décalage de la trajectoire de baisse pour atteindre l’objectif prévu pour 2030. Par conséquent, puisqu’une partie des efforts initialement prévus est ainsi reportée après 2023, il faudra ensuite réaliser une réduction des émissions en suivant un rythme qui n’a jamais été atteint jusqu’ici. Face à ces nouvelles données, le Conseil d’État estime qu’il ne dispose pas des éléments nécessaires pour juger si le refus de prendre des mesures supplémentaires est compatible avec le respect de la nouvelle trajectoire résultant du décret d’avril dernier pour parvenir à l’objectif de 2030. Le gouvernement a désormais trois mois pour justifier que son refus d’adopter des mesures complémentaires est compatible avec les objectifs auxquels il s’est engagé dans l’Accord de Paris.

Si le Conseil d’État ne statue pas encore au fond, l’on relèvera néanmoins son insistance à faire état de nombreux dépassements des seuils d’émission de gaz à effet de serre par la France.

La participation à un mouvement juridictionnel mondial : vers une obligation de résultat ?

La question posée au Conseil d’État participe d’un mouvement plus général de multiplication des contentieux climatiques devant les prétoires du Monde, dont un certain nombre ont consacré une obligation de résultat pour l’État d’adopter des mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre conformes aux objectifs consentis dans les traités climatiques. En toute hypothèse, si les justifications apportées par le gouvernement ne sont pas considérées comme suffisantes (ou convaincantes ?), le Conseil d’État pourrait faire droit à la requête de la commune et annuler le refus de prendre des mesures supplémentaires permettant de respecter la trajectoire prévue pour atteindre l’objectif de – 40 % à horizon 2030. Mais si la porte est ouverte à la consécration d’une telle obligation, des zones d’ombre demeurent. La haute juridiction évoque en effet la nécessité pour le gouvernement d’apporter des justifications suffisantes, sans toutefois préciser comment sera évalué un tel caractère suffisant. Rien n’est dit non plus sur l’intensité de l’obligation de l’État en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre : est-ce une obligation de moyen ou de résultat ? Le fait que le Conseil d’État ait fait peser la charge de la justification au gouvernement penche pour la seconde hypothèse mais il faudra attendre la décision sur le fond pour le dire avec certitude.