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Contours de la responsabilité pénale de la personne morale dans un groupe de sociétés

La chambre criminelle a récemment retenu la responsabilité pénale d’une société holding du fait de l’intervention de trois salariés représentants de fait de la société mère en raison d’une organisation transversale propre au groupe et des missions qui leur étaient confiées.

par Pauline Dufourqle 30 juin 2021

Véritable serpent de mer en matière pénale, la question de la responsabilité pénale de la personne morale ne cesse d’alimenter les réflexions des professionnels du droit. Si un renforcement des conditions d’admission de la responsabilité pénale s’est récemment profilé en proposant une interprétation stricte des critères fixés par l’article 121-2 du code pénal (D. Goetz, Responsabilité pénale de la personne morale : bis repetita placent !, Dalloz actualité, 2 nov. 2017). Un mouvement inverse semble désormais opérer en permettant une acception plus large de la responsabilité pénale des personnes morales.

L’arrêt du 16 juin 2021 s’inscrit dans cette tendance en consacrant une approche souple permettant d’engager la responsabilité pénale d’une holding (ou « société mère »), en considérant que le salarié d’une filiale peut constituer le représentant de la société mère. Cet arrêt adopte également une approche extensive du concept d’organe ou représentant de la personne morale en retenant que le Risk Assessment Committee (RAC) central constitue un organe de la personne morale au sens de l’article 121-2 du code pénal.

Les faits se situent entre 2000 et 2004. Il était reproché à une société holding opérant dans le secteur des télécoms d’avoir dans le cadre de l’obtention de marchés de matériels téléphoniques au Costa Rica pour un montant de près de 300 millions de dollars, versé des commissions à des agents publics d’un Institut fournisseur d’électricité (l’Institut) ainsi qu’à des personnalités politiques du Costa Rica. Ces versements frauduleux étaient attribués à la filiale du groupe au sein de laquelle deux salariés visés par l’information judiciaire exerçaient les fonctions de directeur, et ce sous couvert de contrats de consultant signés par une autre filiale.

Plus précisément, la holding se voyait renvoyer devant le tribunal correctionnel pour y être jugée du chef de corruption active d’agent public étranger, pour avoir proposé sans droit, directement ou indirectement à une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public ou investie d’un mandat électif public dans un État étranger, des offres, des promesses, des dons ou des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui, afin d’obtenir qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte de sa fonction ou de son mandat ou facilité par sa fonction ou son mandat.

En l’espèce, il était reproché à la société holding par l’intermédiaire de son responsable de l’Area 1 et de ses subordonnés d’avoir procédé au recrutement de consultants implantés au Costa Rica et que ces salariés savaient chargés de verser des fonds, directement ou indirectement, à des agents publics du Costa Rica, afin que la filiale de la société holding obtienne l’attribution et la conservation du marché conclu avec l’Institut fournisseur d’électricité. Sur ce point, la société se voit reprocher d’avoir permis le paiement des consultants et le versement des fonds illicites par sa filiale dans un premier temps par l’approbation par le Risk Assessment Committee général du Groupe de la fiche de rentabilité du projet (ce document comprenant une ligne relative aux frais d’agents), puis en validant ces paiements dans le cadre de l’établissement et de l’approbation de ses comptes consolidés. Deux autres salariés étaient également renvoyés devant le tribunal.

Le tribunal correctionnel avait relaxé ces deux salariés, la juridiction considérant qu’il ne résultait pas du dossier la preuve qu’ils avaient en toute connaissance de cause participé activement au schéma de corruption mis en place, faute d’avoir pu identifier l’organe ou le représentant ayant agi frauduleusement pour son compte. Elle entrait cependant en voie de condamnation pour les autres.

Un appel était interjeté, lequel confirmait la condamnation de première instance.

Un pourvoi était alors formé devant la chambre criminelle, pour les requérants « le salarié d’une société filiale ne peut constituer le représentant de la société mère, au sens de l’article 121-2 du code pénal, qu’à la condition que les juges du fond s’expliquent sur l’existence d’une délégation de pouvoirs à son profit ». Ils ajoutaient qu’en se bornant à affirmer l’existence d’un lien hiérarchique de fait entre la société mère et les salariés d’une de ses filiales, lien qui découlerait de l’organisation matricielle du groupe, la cour d’appel n’a selon eux caractérisé aucune délégation de pouvoirs et n’a pas justifié sa décision.

En ce qui concerne la notion « organe ou représentant » de la personne morale, le requérant indiquait qu’il appartient au juge du fond de démontrer que les faits poursuivis ont été commis par un organe ou un représentant de la personne morale. Pour ces derniers, la cour d’appel a méconnu les exigences de l’article 121-2 du code pénal en qualifiant le « RAC central » d’organe susceptible d’engager la responsabilité pénale de la société mère, « en déduisant son “pouvoir décisionnel” du seul fait que ce comité “validait le document IPIS” [Initial Project Income Statement ou compte de résultat initial du projet] ».

De tels arguments étaient écartés par la chambre criminelle laquelle confirmait l’arrêt des juges du fond en ces termes : « les juges ont établi sans insuffisance ni contradiction que s’agissant de faits commis dans le cadre d’un groupe de sociétés dont la société condamnée est la société holding, la corruption active d’agent public étranger a été commise, pour le compte de la société mère, par la combinaison des interventions de trois salariés des filiales de la société, représentants de fait de cette dernière en raison de l’existence de l’organisation transversale propre au groupe à leur profit et du RAC central, organe de ladite société composé de dirigeants du groupe dont la mission l’amenait à valider, pour le compte de ce groupe, le recours à des paiements illicites sous couvert de contrats de consultants ».

En ce qui concerne tout d’abord la responsabilité de la société holding du fait d’un salarié appartenant à une filiale du groupe, la chambre criminelle confirme le raisonnement de la cour d’appel selon laquelle l’« organisation matricielle, bien que dénuée de personnalité juridique, impliquait des liens hiérarchiques à l’intérieur des business groups et des zones géographiques, de sorte que se superposait, pour chaque agent, une double hiérarchie, d’une part de droit, au sein de la filiale qui le salariait et d’autre part, de fait au sein de l’organisation matricielle et transversale, dont relevait la procédure de recrutement des consultants et que cette double hiérarchie liait, de fait, à la société pour le compte de laquelle ils agissaient les acteurs impliqués dans le process […] ».

Sur ce point, si un salarié d’une société peut être son représentant, en dehors de l’hypothèse spécifique de la délégation de pouvoirs au regard des pouvoirs que lui confèrent son statut ou ses attributions (Crim. 11 oct. 2011, n° 10-87.212, Bull. crim. n° 202 ; Dalloz actualité, 30 oct. 2011, obs. M. Bombled ; D. 2011. 2841, obs. M. Bombled , note N. Rias ; ibid. 2012. 1698, obs. C. Mascala ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2012. 35 , note B. Bouloc ; Rev. sociétés 2012. 52, note H. Matsopoulou ; Dr. soc. 2012. 93, obs. F. Duquesne ; ibid. 720, chron. R. Salomon et A. Martinel ; RSC 2011. 825, obs. Y. Mayaud ; RTD com. 2012. 201, obs. B. Bouloc ; 13 oct. 2015, n° 14-84.760), la chambre criminelle va plus loin en écartant d’emblée la question de la délégation de pouvoirs et en considérant que le fait du salarié d’une filiale permettait d’engager la responsabilité de la société mère (holding) en raison de l’organisation du groupe (Droit des affaires. Responsabilité pénale des personnes morales, Dalloz).

Ce faisant, la haute juridiction confirme l’analyse casuistique des juges du fond, lesquels avaient considéré que : « la multiplication de paiements illicites, dans des zones géographiques différentes, ne saurait être uniquement le résultat de la collusion de deux salariés, mais constitue l’expression d’une politique du groupe, déterminée par la société par la mise en place d’une organisation complexe laquelle, pour les contrats d’agents, sous couvert de transparence et de collégialité, en prévoyant une multitude de documents et une pluralité d’intervenants, n’avait d’autre but que de diluer les responsabilités, chacun des intervenants ayant une responsabilité déterminée, et permettre, sous une apparence de légalité, la poursuite des contrats d’agents permettant des paiements illicites à des décideurs publics étrangers qui étaient déterminants pour les résultats commerciaux de l’entreprise ».

S’agissant de la détermination du RAC central comme organe, les juges relèvent que le RAC est intervenu tant pour l’approbation des documents IPIS que pour le recours à des consultants. Selon eux, il validait le document IPIS, action qui entraînait l’édition des documents concernant la provision des dépenses de vente (FSE ou Forecasts Sales Expenses) et des documents comprenant l’identité du bénéficiaire des commissions, qui emportaient approbation de la ligne de financement des commissions de vente (selling commissions) et ainsi des paiements illicites pris en compte lors de l’établissement et l’approbation des comptes consolidés du groupe.

Pour rappel, l’organe au sens de l’article 121-2 du code pénal est « la personne qui tient de la loi ou des statuts le pouvoir de diriger la personne morale et d’agir en son nom. La loi ne distingue pas les organes individuels et collectifs, les organes de gestion et de contrôle, les organes permanents et intermittents » (Rép. trav., Droit pénal du travail, par A. Cerf-Hollender). En retenant le RAC central comme organe susceptible d’engager la responsabilité pénale de la personne morale, la chambre criminelle complète la liste des entités susceptibles de se voir qualifier d’organe en retenant une acceptation élargie de cette notion.