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Les contours du préjudice nécessaire en droit du travail

L’employeur qui met en œuvre une procédure de licenciement économique, alors qu’il n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel et sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts.

par Hugues Cirayle 26 novembre 2018

Par une décision du 13 avril 2016 (n° 14-28.293, Dalloz actualité, 17 mai 2016, obs. B. Ines ; ibid. 1588, chron. P. Flores, E. Wurtz, N. Sabotier, F. Ducloz et S. Mariette ; ibid. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2017. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 650, étude S. Tournaux ), abandonnant une construction jurisprudentielle propre au droit du travail vieille d’une trentaine d’années, la chambre sociale, sous l’égide de son nouveau président, monsieur J.-Y. Frouin, a jugé que « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond », fermant ainsi la voie à la notion de préjudice nécessaire.

La généralité de la formule présageait une application de cette jurisprudence nouvelle non cantonnée au seul cas d’espèce relatif à la remise tardive d’un document de fin de contrat, pour laquelle la jurisprudence jugeait auparavant qu’elle causait un préjudice au salarié qui devait être réparé par le juge (Soc. 25 janv. 2012, n° 10-11.590 P, D. 2012. 443  ; ibid. 2760, obs. Centre de droit de la concurrence Y. Serra ; RDT 2012. 216, obs. A. Charbonneau ).

La chambre sociale marquait ainsi une volonté d’« application plus orthodoxe des règles de la responsabilité civile et commune à l’ensemble des chambres civiles de la Cour de cassation » (Rapp. annuel, comm. sous Soc. 13 avr. 2016, n° 14-28.293, Dalloz actualité, 17 mai 2016, obs. B. Ines ; ibid. 1588, chron. P. Flores, E. Wurtz, N. Sabotier, F. Ducloz et S. Mariette ; ibid. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2017. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 650, étude S. Tournaux ).

La justification ne semble cependant pas à la hauteur des conséquences de ce revirement. Il n’est nul besoin de rappeler que le droit du travail forme une branche distincte du droit civil, et ce en raison de la particularité des relations juridiques qu’il a vocation à régir, à savoir un contrat dans lequel une partie est juridiquement sous la subordination d’une autre partie. Ce contrat ne peut donc obéir, en totalité, au droit civil commun, malgré le texte de l’article L. 1221-1 du code du travail, sauf à méconnaître les droits de la partie faible à ce contrat. C’est la raison pour laquelle le droit du travail comprend un nombre important de dispositions spécifiques qui ont pour objet de garantir les droits de la partie subordonnée.

Dans ce contexte particulier, afin d’assurer l’effectivité des droits des salariés et des obligations des employeurs et pour pallier la difficulté d’expliciter le préjudice subi en matière de relations sociales, la chambre sociale avait très tôt reconnu la notion de préjudice nécessaire dans de nombreux cas, invitant ainsi les juges du fond à évaluer souverainement le montant du préjudice en cas de manquement par l’employeur à ses obligations et non pas à apprécier son existence. Contrairement aux autres chambres de la Cour de cassation, qui admettent le préjudice nécessaire de manière très exceptionnelle, la chambre sociale avait érigé cette notion en principe directeur, protecteur des droits des salariés. À titre d’illustration, le défaut de formation du salarié par l’employeur, en méconnaissance de son obligation de formation et d’adaptation du salarié à l’évolution de son emploi, était jugé comme causant un préjudice qui devait être réparé (Soc. 24 juin 2015, n° 13-28.784, Dalloz jurisprudence). Cette nécessité s’expliquait par l’atteinte portée à l’employabilité du salarié sur le marché de l’emploi, d’autant plus que, le plus souvent, c’est après la rupture du contrat de travail que le salarié conteste un manque de formation devant le juge. Si le salarié devait démontrer un préjudice, il lui aurait appartenu de démontrer notamment qu’un chômage persistant est résulté du refus des recruteurs de l’embaucher en raison de son absence de formation. Mais comment le salarié au chômage peut-il apporter une telle preuve, qui relève de la pensée du recruteur qui ne dira pas les raisons de l’absence d’embauche ? L’on comprend ainsi aisément le recours à la notion de préjudice nécessaire dans cette situation où la preuve du lien de causalité entre le dommage et la faute relève d’une gageure. Cette difficulté transparaît dans d’autres cas où le préjudice nécessaire couvre ainsi tout à la fois les préjudices économique, de carrière et moral.

Le présage s’est néanmoins vite confirmé : il a ainsi successivement été jugé que ni l’absence de mention de la convention collective applicable sur le bulletin de paie (Soc. 17 mai 2016, n° 14-21.872, D. 2017. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta ), ni le défaut d’organisation de la visite médicale de reprise (Soc. 17 mai 2016, n° 14-23.138, Dalloz jurisprudence), ni la nullité de la clause de non-concurrence (Soc. 25 mai 2016, n° 14-20.578, Dalloz actualité, 15 juin 2018, obs. M. Roussel ; ibid. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2017. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 650, étude S. Tournaux ; ibid. 773, obs. J. Mouly ; RDT 2016. 557, obs. L. Bento de Carvalho ), ni la délivrance tardive de l’attestation pôle emploi et du certificat de travail (Soc. 22 mars 2017, n° 16-12.930, Dalloz jurisprudence), ni l’absence d’information dans la lettre de licenciement de l’ancien droit individuel à la formation (Soc. 26 janv. 2017, n° 15-21.167, Dalloz jurisprudence), ni l’inobservation de la procédure de licenciement fixée à l’article L. 1232-5 du code du travail (Soc. 13 sept. 2017, n° 16-13.578, Dalloz actualité, 27 oct. 2017, obs. B. Ines ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero ; Dr. soc. 2017. 1074, obs. J. Mouly ), ni l’absence de système destiné à contrôler la durée du travail et le manquement à l’obligation de sécurité en résultant (Soc. 20 sept. 2017, n° 15-24.999, Dalloz jurisprudence), ni l’inobservation des procédures de consultation des représentants du personnel ou d’information de l’administration en matière de licenciement collectif pour motif économique visées à l’article L. 1235-12 du code du travail (Soc. 14 juin 2017, n° 16-16.003 ; 21 sept. 2017, n° 16-14.220, Dalloz jurisprudence), ni le non-paiement des heures supplémentaires (Soc. 29 juin 2017, n° 16-11.280, Dalloz jurisprudence), ni le non-respect de l’obligation de formation (Soc. 3 mai 2018, n° 16-26.796, Dr. soc. 2018. 663, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ), ni l’absence de visite médicale d’embauche (Soc. 27 juin 2018, n° 17-15.438, Dalloz jurisprudence) ne causent nécessairement un préjudice au salarié.

Ce faisant, la chambre sociale ne semblait plus suivre de ligne directrice dans l’appréciation du préjudice dans les relations de travail, puisque certaines dispositions, telles que la violation de l’article L. 1235-12 du code du travail, prévoyaient que le salarié avait le droit à une indemnité, qui devait seulement être évaluée par le juge. Dès lors que le droit à indemnité était légalement prévu, en raison de la particularité du droit du travail, il semblait alors incohérent que la chambre sociale, avec un zèle excessif, soumette l’existence du préjudice à l’appréciation du juge. On se souvient des propos de J.-Y. Frouin relatés par Liaison sociale quotidien dans le cadre de son interview publiée le 10 octobre 2017 : « LSQ : Quelles sont, précisément, les principales tendances qui se dégagent de la jurisprudence sociale actuelle ?. – J.-.Y. F. : Je crois qu’on peut en relever deux principales. D’abord, le retour à une stricte application de la loi, de sa lettre et de son esprit, quand la jurisprudence manifestait naguère une plus grande audace normative, ce qui lui était parfois reproché mais pouvait se comprendre par la circonstance que le droit du travail n’avait pas encore atteint sa phase de maturité et par le fait que les lois sont souvent mal faites et nécessitent partant d’être précisées ou complétées. Ce retour à une stricte application de la loi recouvre deux choses : l’application de la loi, toute l’application de la loi, mais rien que l’application de la loi […] ». En présence d’une disposition législative qui ouvre droit à une indemnité, à charge uniquement pour le juge d’en apprécier le quantum, et non pas l’existence, n’était-ce pas méconnaître le sens et la portée de la loi que de juger l’inverse ?

D’ailleurs, dans la décision précitée du 13 septembre 2017, la Cour de cassation a, à l’inverse, reconnu que la perte injustifiée de son emploi par le salarié lui cause un préjudice nécessaire dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue en application de l’article L. 1235-5 du code du travail, qui prévoyait un droit indemnitaire dans sa rédaction antérieure aux ordonnances du 22 septembre 2017 selon la formule « le salarié peut prétendre, en cas de licenciement abusif, à une indemnité correspondant au préjudice subi ». La chambre sociale avait jugé le contraire un an auparavant (Soc. 2 nov. 2016, n° 15-21.956). De même, la Cour de cassation a jugé que l’absence de remise du contrat de sécurisation professionnelle au salarié lui cause un préjudice qu’il appartient au juge d’évaluer et de réparer (Soc. 7 mars 2017, n° 15-23.038 P, Dalloz actualité, 21 avr. 2017, obs. J. Siro ). La Cour de cassation a encore approuvé une cour d’appel d’avoir retenu l’existence d’un préjudice nécessaire en raison de l’absence de visite médicale d’embauche (Soc. 5 avr. 2018, n° 16-16.573, RDT 2018. 385, obs. G. Pignarre ), alors qu’elle a jugé exactement le contraire deux mois après (Soc. 27 juin 2018, préc.). La Cour de cassation a également approuvé une cour d’appel d’avoir retenu que la violation d’une disposition conventionnelle cause un préjudice nécessaire (Soc. 23 mai 2017, n° 16-12.251, 4e moyen, Dalloz jurisprudence).

Cette confusion des genres ne pouvait perdurer et une ligne directrice devait être fournie aux juges du fond, pour éviter des décisions excessives qui priveraient les salariés de toute indemnité à défaut de démonstration d’un préjudice. Face à la critique d’une grande partie de la doctrine, J.-Y. Frouin expliquait que la nouvelle règle pouvait connaître des exceptions, notamment en présence « d’une justification textuelle » ou d’un « manquement grave à une obligation essentielle, générateur comme tel et par lui-même d’un préjudice » (FR soc., 4/18).

C’est dans ce contexte que la Cour de cassation a eu à connaître dans l’affaire commentée des conséquences indemnitaires de l’irrégularité de la procédure de licenciement pour motif économique pour défaut de mise en place des institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, en violation de l’article L. 1235-15 du code du travail.

En l’espèce, un salarié a été licencié pour motif économique le 17 juin 2011. Il a contesté son licenciement mais le conseil de prud’hommes de Versailles l’a débouté de l’ensemble de ses demandes par jugement du 26 janvier 2015. Le salarié a interjeté appel et la cour d’appel de Versailles a partiellement infirmé le jugement. Statuant à nouveau, elle a jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse. Cependant, la cour d’appel a confirmé le rejet de la demande de dommages-intérêts en raison de la violation de l’article L. 1235-15 du code du travail.

Le salarié s’est alors pourvu en cassation et a fait valoir que la méconnaissance de l’article L. 1235-15 du code du travail lui ouvre droit à une indemnité qui ne peut être inférieure à un mois de salaire et qui ne peut être subordonnée à la preuve d’un préjudice.

En somme, le salarié a soutenu que la méconnaissance de l’article litigieux entraîne nécessairement un préjudice qu’il appartient au juge d’évaluer, avec un plancher qui ne peut être inférieur à un mois de salaire.

La Cour de cassation, aux visas de l’article L. 1235-15 du code du travail, de l’alinéa 8 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, de l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de l’article 1382, devenu 1240, du code civil et de l’article 8, § 1, de la directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, a fait droit à la demande du salarié en jugeant que l’employeur qui met en œuvre une procédure de licenciement économique, alors qu’il n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel et sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts.

La Cour de cassation aurait pu se borner à affirmer que l’article L. 1235-15 du code du travail prévoyant une indemnité minimale d’un mois de salaire, le juge ne pouvait débouter le salarié de sa demande d’indemnisation.

Mais, en faisant le choix de combiner le texte du code du travail avec des textes fondamentaux et le texte spécifique au droit de la responsabilité délictuelle, la Cour de cassation fournit ici une grille de lecture censée permettre au juge – mais également au praticien – d’apprécier les conditions dans lesquelles un préjudice nécessaire doit être reconnu.

La solution ainsi érigée peut cependant donner lieu à une double lecture. Premièrement, il peut être déduit de l’arrêt sous examen que dans l’hypothèse où la violation d’une obligation ne serait pas expressément sanctionnée par le code du travail par un droit indemnitaire, la gravité de la faute de l’employeur pourrait néanmoins permettre la reconnaissance d’un préjudice nécessaire. Dans ce cas, il importerait peu d’identifier dans le code du travail « une justification textuelle ». En sens inverse, la formulation adoptée par la Cour de cassation pourrait également signifier que le seul fait que le code du travail sanctionne la méconnaissance d’une obligation par un droit indemnitaire n’est pas suffisant pour invoquer un préjudice nécessaire. Il faudrait encore que la violation soit d’une gravité suffisante. L’identification d’une « justification textuelle » ne serait alors pas en soi suffisante. Gageons que l’interprétation de l’arrêt donnera lieu à débat.

Si ce nouvel arrêt devait être appliqué à des cas traités depuis le revirement du 13 avril 2016, il n’est pas certain que la Cour de cassation n’opère pas en cascade d’autres revirements. Ainsi en est-il par exemple de la clause de non-concurrence. L’exigence d’une contrepartie financière à la clause de non-concurrence répond à l’impérieuse nécessité d’assurer la sauvegarde et l’effectivité de la liberté fondamentale d’exercer une activité professionnelle. La nullité de la clause, résultant d’une absence de contrepartie, ne devrait-elle pas entraîner la reconnaissance d’un préjudice nécessaire ? Les exemples peuvent être multipliés en référence au droit à l’emploi (en cas de méconnaissance de l’obligation de formation), au droit à la santé (en cas de méconnaissance de l’obligation de sécurité), au droit au repos, à la liberté syndicale, au droit à la détermination collective des conditions de travail, au droit de mener une vie familiale normale (en cas d’absence de décompte du temps de travail), etc.

Enfin, le chemin parcouru depuis l’arrêt du 13 avril 2016 nous laisse songeur. D’un principe selon lequel l’existence du préjudice est appréciée par le seul juge du fond, la chambre sociale, en moins de deux ans, a déjà dégagé plusieurs exceptions, dont la liste devrait s’allonger au gré des affaires, d’autant plus depuis la décision commentée. Là où elle souhaitait juger comme les autres chambres civiles, la chambre sociale applique une nouvelle fois une vision à part, qui résulte simplement de la particularité du droit du travail. Mais, ce faisant, la position de la Cour de cassation ne peut que faire penser à un autre revirement jurisprudentiel, concernant cette fois l’abandon de la référence au compte 641 dans la détermination de l’assiette de calcul des budgets du comité d’entreprise (Soc. 7 févr. 2018, nos 16-16.086 et 16-24.231, D. 2018. 299, et les obs. ; ibid. 2203, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2018. 387, obs. H. Ciray ). La Cour de cassation avait justifié ce revirement en raison des exceptions successives au principe dégagé en 2011 selon lequel l’assiette de calcul des budgets du comité d’entreprise était déterminée en référence au compte 641, exceptions qui auraient conduit à priver le principe d’effet utile. Dans le cas présent, les exceptions successives au jeune principe érigé par l’arrêt du 13 avril 2016 ne devraient-elles pas conduire de la même manière la chambre sociale à abandonner ce principe et à renouer avec la jurisprudence antérieure, qui avait le mérite de simplifier le contentieux et de rappeler que le non-respect du droit du travail doit faire l’objet d’une sanction effective et dissuasive ?

Une approche orthodoxe de la matière sociale, qui est hétérodoxe par nature, n’est définitivement pas adaptée.