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Contrats d’armement, rétrocommissions et vieux messieurs

Le procès de l’ancien premier ministre Édouard Balladur et de son ministre de la Défense, François Léotard, s’est ouvert mardi devant la CJR. Le premier a clamé son innocence quand il importe peu au second d’être condamné. Selon l’accusation, la campagne présidentielle de M. Balladur en 1995 aurait été financée à hauteur de 10 millions de francs provenant de rétrocommissions sur des contrats d’armement en Arabie saoudite et au Pakistan.

par Pierre-Antoine Souchardle 22 janvier 2021

La première chambre de la cour d’appel de Paris a toute la solennité et la pompe requise pour juger un ancien Premier ministre et son ministre de la Défense. Son plafond à caissons sculptés rehaussé d’or, sa représentation allégorique de la Justice, éclairée par la Vérité, pourchassant le crime et l’hypocrisie. Deux hommes, deux styles. Deux défenses pour répondre d’une prévention de recel et complicité d’abus de biens sociaux.

Selon l’arrêt de renvoi devant la Cour de justice de la République (CJR), MM. Balladur et Léotard auraient imposé à deux sociétés publiques d’exportations d’armement, la DCN-I et la Sofresa, un second réseau d’intermédiaires à celui déjà existant dans plusieurs contrats d’armement, signés avec l’Arabie saoudite et le Pakistan (notamment Sawari II, deux frégates, et Agosta, trois sous-marins).

Et ce, toujours selon l’accusation, dans l’optique de financer la campagne présidentielle de M. Balladur. Les finances de son parti, le RPR, l’ancêtre des Républicains, étant alors aux mains de Jacques Chirac, le président du mouvement, l’« ami de trente ans » du premier.

Ce réseau K (K pour King, le roi d’Arabie saoudite), dans lequel gravitait entre autres le sulfureux Ziad Takieddine, est censé avoir rétribué des officiels de ces deux pays afin de faciliter la signature de ces contrats, pourtant acquise selon l’accusation. Ces commissions, appelées pudiquement frais commerciaux exceptionnels (FCE), ont grimpé jusqu’à 20 % du montant de certains contrats, mettant en péril leur équilibre financier.

Ces sociétés ont ainsi versé entre 1994 et 1996 à ce réseau 570 millions de francs de commissions, au demeurant légales, sur les comptes d’une myriade de sociétés offshore domiciliées dans des paradis fiscaux. Ce qui l’est moins, ce sont les rétrocommissions.

Le 26 avril 1995, soit après la défaite de M. Balladur, une somme de 10 250 000 F en espèces est déposée sur son compte de campagne. Trois semaines plus tôt, les 5 et 6 avril, l’un des intermédiaires du réseau K a retiré d’un compte en Suisse 13 millions de francs. Pour l’accusation, la concordance de ces retrait et dépôt ne peut indiquer que les fonds versés sur le compte de campagne proviennent de rétrocommissions.

Deux hommes, deux styles. Édouard Balladur et François Léotard, séparés par une travée, font face à la Cour, présidée par Dominique Pauthe qui, en 2011, a condamné « l’ami de trente ans » dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris. Quatre avocats derrière l’ancien Premier ministre. Deux ouvrages devant François Léotard, dont l’Antigone de Bertolt Brecht.

Vingt-cinq ans ont passé depuis la défaite d’Édouard Balladur. Le cheveu s’est raréfié, passé du gris au blanc. Les joues se sont creusées, la voix chevrote un peu. À 91 ans, l’ancien Premier ministre conserve cependant la roideur, si ce n’est la froideur, du grand commis de l’État. La cravate byzantin, seule touche de fantaisie que semble s’autoriser le natif de Smyrne, rehausse ses élégants costumes passe-murailles.

François Léotard, 78 ans, a des allures de papy-gâteau ayant quitté sa retraite varoise pour rendre visite à ses petits enfants. Ce à quoi ne ressemblent pas les douze parlementaires et trois magistrats composant la CJR. Il en ferait presque oublier l’homme politique en bras de chemise prenant la pose trente ans plus tôt avec ses comparses du Parti républicain. Il est venu en tenue décontractée. Jean de couleur noire, veste en cuir et polaire le premier jour, ciré bleu et pull à col roulé le second.

Deux hommes, deux défenses. Au second jour du procès, Édouard Balladur a, dans un propos liminaire, défini les grandes lignes de sa défense. Avançant au pupitre d’un pas frêle se voulant assuré, il a martelé ses vérités sur cette affaire qu’il a qualifiée à six reprises de « hors du commun », fondée sur des « rumeurs ».

C’est lui, rappelle-t-il, qui a fait voter le 19 janvier 1995, une loi « pour ordonner plus strictement le financement des campagnes électorales ». C’est encore lui qui a fait adopter la réforme constitutionnelle instituant la CJR devant laquelle il se retrouve aujourd’hui. « Je serais un personnage d’une singulière perversité si j’avais dans le même temps prétendu assainir notre vie publique et tenté de la polluer en mettant en place un système de financement électoral immoral destiné à me favoriser. »

Le Conseil constitutionnel a, dit-il, validé ses comptes de campagne. La publication des archives du Conseil montre qu’à l’époque, ses membres ont hésité à le faire en raison de ce versement d’espèces (Cons. const., Compte rendu de la séance du 5 oct. 1995). En 2015, son ancien président Roland Dumas s’était dit convaincu « d’avoir sauvé la République » en validant les comptes de campagne de MM. Balladur et Chirac « manifestement irréguliers ».

« Affaire hors du commun », donc. Par sa durée, sa violence, son sectarisme, sa fragilité, a-t-il expliqué. « Vous avez devant vous une tâche difficile, celle de résister aux entraînements de l’opinion publique, d’affronter le reproche injustifié mais constant d’être clément aux puissants. Puissant, je ne le suis plus guère et depuis longtemps », a lancé M. Balladur à la Cour.

Nul lien ne peut être tiré du financement du contrat pakistanais et l’attentat de Karachi, comme il n’y a aucun lien entre le financement de sa campagne et l’attentat de Karachi, a-t-il martelé d’une voix tremblante. L’enquête sur cet attentat qui a coûté la vie à onze Français et blessé douze autres n’a pas établi de lien entre l’arrêt du versement des commissions en 1996 au réseau K dans le contrat pakistanais et l’attentat de Karachi.

S’agissant des contrats d’armement, son « seul rôle était de décider si leur signature était compatible avec l’intérêt national et la politique étrangère que nous menions ». Décision qu’il prenait en période de cohabitation, avec le chef de l’État, François Mitterrand.

« Il n’existe et il ne pourrait valablement exister aucune preuve » que sa campagne « ait été financée par le recours à des rétrocommissions issues des contrats d’armement conclus avec » l’Arabie saoudite et le Pakistan. « Aucune illégalité ne peut m’être reprochée », souffle-t-il avant de conclure en sa confiance « dans la vérité » et « dans le respect du droit ». À la fin de ce monologue d’une demi-heure, il a repris, toujours de son pas frêle mais se voulant assuré, le chemin de sa table. Le ton est donné, il contestera tout. Son audition est prévue mercredi.

Après l’exposé construit d’Édouard Balladur, François Léotard s’est livré à un exercice de défense freestyle, à ce jour non référencée dans les manuels d’avocats. En deux temps, mardi et mercredi. Un méli-mélo de souvenirs personnels, de sa vision de la France et de sa grandeur. Et une façon de dire à la Cour qu’il ne reconnaît pas sa légitimité.

La défense freestyle, c’est l’art d’occuper le terrain sans laisser de place à l’adversaire. Cela consiste à ne pas répondre, ou très peu, aux questions. Au président qui tente de recentrer les débats sur les contrats, il s’irrite : « C’est de l’épicerie, je ne suis pas épicier. J’avais la guerre en Bosnie, un million de morts au Rwanda. Je ne me suis pas occupé de ça. J’avais quelqu’un chargé de ça. Je suis persuadé qu’il l’a bien fait. Je ne m’occupais que des affaires lourdes. » Fermez le ban.

Le « quelqu’un chargé de ça », c’est Renaud Donnedieu de Vabres, son conseiller au ministère de la Défense, son ami. Un homme en qui il avait une confiance totale. C’est Donnedieu de Vabres qui a demandé à la DCN-I et à la Sofresa, de mettre dans la boucle le réseau K et Ziad Takieddine. « J’ai toujours pensé que cela était régulier légal et conforme à nos intérêts », plaide François Léotard. « Ces affaires de contrats étaient le dernier de mes soucis, enfin l’un des derniers. Excusez-moi de dire cela de manière désinvolte. »

« On peut m’accuser d’avoir été trop négligent », a concédé mercredi M. Léotard qui regrette que la CJR n’ait pas une « vue plus longue que celle du moment même ». Sur la légitimité de ce réseau K et les commissions faramineuses, il lâche : « Ce qui m’intéresse monsieur le président, est-ce légal ou non ? Si c’est légal, j’assume. Si ce n’est pas l’égal, je n’assume rien. Si c’était à refaire, je le referais. »

La défense freestyle a pris du plomb dans l’aile avec le témoignage mardi d’Emmanuel Aris. Les propos de l’ancien cadre de la DCN-I sont cash. En juin 1994, son directeur lui indique avoir été contacté par Renaud Donnedieu de Vabres. Sur ordre de sa hiérarchie, il le rencontre au ministère de la Défense. Le conseiller lui impose Ziad Takieddine dans le contrat Agosta.

« Notre correspondant sur place nous disait qu’on était bien parti », explique à la Cour M. Aris. Ziad Takieddine réclame une commission de 6 % sur ce contrat de 1,4 milliard de francs. Une demande « qui mettait en difficulté l’équilibre financier de ce contrat », souligne M. Aris. Comme cet intermédiaire est imposé par le ministère, il faut céder. Un accord sera trouvé de 4 %.

La moitié de la commission sera versée à la signature du contrat, 25 % à échéance rapprochée et le reste au prorata des encaissements des paiements. Le réseau K touchera 190 280 000 F sur ce contrat. En 1996, DCN-I reçoit pour instruction du nouveau ministre de la Défense, Charles Millon, de cesser le paiement des commissions au réseau K. Ziad Takieddine ne se manifestera pas. Il a reçu près de 88 % des commissions promises.

M. Aris précise à la Cour avoir eu des doutes sur d’éventuelles rétrocommissions. « J’étais quand même étonné de voir des gens arriver au dernier moment, qui demandaient le paiement intégral des commissions », précisant que c’était la première fois qu’il voyait un intermédiaire « imposé par le pouvoir politique ». Tout dans cette affaire, laisse-t-il entendre « était anormal ». Surtout « à un an de la présidentielle ».

Reprise des débats mercredi.