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Contrôle de légalité de la réforme de la procédure civile de 2019 : retour vers le futur au Conseil d’État (Deuxième partie : le champ d’annulation)

Le Conseil d’État a été saisi de la légalité du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile. Il s’est prononcé le 22 septembre 2022 par une décision-fleuve d’une trentaine de pages. L’essentiel des dispositions critiquées est confirmé. Seules quelques dispositions, dont le fameux article 750-1 du code de procédure civile, sont annulées. Certaines annulations sont ordinairement rétroactives ; d’autres sont d’effet différé. Le Conseil d’État donne ainsi à lire une décision complexe aux conséquences pratiques incertaines. Le principal message adressé au pouvoir réglementaire est là : le différé d’entrée en vigueur d’une réforme doit être proportionnel à l’ampleur de celle-ci.

Retrouvez la première partie de cette analyse « Contrôle de légalité de la réforme de la procédure civile de 2019 : retour vers le futur au Conseil d’État (Première partie : le champ de confirmation) », dans l’édition du 3 octobre de Dalloz actualité.

 

L’annulation porte sur le préalable amiable à la saisine du tribunal judiciaire, le formalisme de la déclaration d’appel et les dispositions transitoires du décret attaqué.

Le préalable amiable de l’article 750-1 du code de procédure civile

Le décret attaqué est à l’origine du célèbre article 750-1 du code de procédure civile, source d’immenses frustrations et crispations en pratique (v. not. G. Maugain, Réforme de la procédure civile : cas de recours préalable obligatoire aux modes de résolution amiable des différends, Dalloz actualité, 16 déc. 2019 ; C. Bléry, Amiable préalable et excès de pouvoir : contribution à deux édifices en construction, Dalloz actualité, 12 mai 2022). Il a installé, devant le tribunal judiciaire, un préalable amiable à observer en certaines situations déterminées, à peine d’irrecevabilité relevable d’office. Dans les hypothèses visées (dont les conflits de voisinage lato sensu), la demande en justice doit être précédée, sur option des parties, d’une tentative de conciliation, de médiation ou de procédure participative. Des exceptions sont cependant prévues. En particulier, le 3° de l’article 750-1 dispose que l’absence de recours à l’un des modes de résolution amiable peut être justifiée par un motif légitime ; lequel peut notamment tenir « à l’indisponibilité de conciliateurs de justice entraînant l’organisation de la première réunion de conciliation dans un délai manifestement excessif au regard de la nature et des enjeux du litige ». Façon complexe de dire que, lorsque la première date proposée en vue d’une réunion de conciliation est trop lointaine au regard du litige, les parties peuvent se dispenser du préalable autrement imposé.

Pour mémoire, l’article 750-1 du code de procédure civile a une filiation particulière. Il est la traduction réglementaire de l’article 4 de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du 21e siècle (loi « J21 ») tel que modifié, d’abord, par la loi du 23 mars 2019 de programmation de la justice et, ensuite, par la loi Confiance dans l’institution judiciaire du 22 décembre 2021 (qui a ajouté, aux hypothèses initiales, celle du trouble anormal du voisinage et reconfiguré légèrement les exceptions [4° et ajout d’un 5°] ; sur la loi « Confiance », v. not. R. Laher, Les apports de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire au droit judiciaire privé, JCP 2022. 87). Cette disposition législative appelait en effet expressément une intervention réglementaire, laquelle devait préciser le montant en deçà duquel un préalable amiable serait imposé (5 000 € in fine) et les matières entrant dans le champ des conflits de voisinage. De surcroît, par décision du 21 mars 2019 relative à la loi de programmation de la justice, les sages de la rue Montpensier prirent soin d’indiquer qu’« il appartiendra au pouvoir réglementaire de définir la notion de “motif légitime” et de préciser le “délai raisonnable” d’indisponibilité du conciliateur de justice à partir duquel le justiciable est recevable à saisir la juridiction, notamment dans le cas où le litige présente un caractère urgent » (Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC, § 36, Dalloz actualité, 4 avr. 2019, obs. Y. Rouquet ; AJDA 2019. 663 ; D. 2019. 910, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; ibid. 2020. 1324, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; AJ fam. 2019. 172, obs. V. Avena-Robardet ; Constitutions 2019. 40, chron. P. Bachschmidt ). C’est sur ces instructions légales et constitutionnelles qu’a été rédigé le fameux article 750-1 du code de procédure civile issu du décret attaqué.

Cette fois, l’argumentaire fait mouche. Non sur tous les points, tant s’en faut. Mais un seul suffit : le pouvoir réglementaire n’a pas suffisamment précisé les modalités et le(s) délai(s) selon lesquels l’indisponibilité du conciliateur de justice pourra être regardée comme établie, justifiant de passer outre le préalable amiable (consid. 32). Or, « s’agissant d’une condition de recevabilité d’un recours juridictionnel, l’indétermination de certains des critères permettant de regarder cette condition comme remplie est de nature à porter atteinte au droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (consid. 42). L’annulation de l’article 750-1 du code de procédure civile est en conséquence encourue.

De prime abord, cette annulation semble limitée (consid. 43 : « […] en tant qu’il ne précise pas suffisamment les modalités selon lesquelles cette indisponibilité doit être regardée comme établie »). Le dispositif de la décision du Conseil d’État est cependant parfaitement clair : est annulé « l’article 750-1 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue de l’article 4 du décret attaqué » (art. 2 du dispositif). Pour cause, au regard du fonctionnement systémique de l’article 750-1 du code de procédure civile, mélange intime de principe et d’exceptions, il semblait inenvisageable de n’éliminer que la partie problématique du 3° ; ce qui aurait au demeurant conduit à entraver encore davantage le droit au juge des justiciables concernés ou à réécrire ladite disposition, ce qu’il n’appartient pas au Conseil d’État de faire. L’article 750-1 du code de procédure civile est donc annulé en tout et pour tout.

Encore faut-il d’emblée préciser que cette annulation n’est pas rétroactive. Le Conseil d’État fait en effet application ici de sa fameuse jurisprudence AC ! (CE, ass., 11 mai 2004, n° 255886, Association AC !, Lebon avec les conclusions ; AJDA 2004. 1183 , chron. C. Landais et F. Lenica ; ibid. 1049, tribune J.-C. Bonichot ; ibid. 1219, étude F. Berguin ; ibid. 2014. 116, chron. J.-E. Schoettl ; D. 2004. 1499, et les obs. ; ibid. 1603, chron. B. Mathieu ; ibid. 2005. 26, obs. P.-L. Frier ; ibid. 2187, obs. C. Willmann, J.-M. Labouz, L. Gamet et V. Antoine-Lemaire ; Just. & cass. 2007. 15, étude J. Arrighi de Casanova ; Dr. soc. 2004. 762, étude P. Langlois ; ibid. 766, note X. Prétot ; RFDA 2004. 438, note J.-H. Stahl et A. Courrèges ; ibid. 454, concl. C. Devys ) et module dans le temps la portée de l’annulation du décret attaqué : « Eu égard aux conséquences manifestement excessives sur le fonctionnement du service public de la justice qui résulteraient de l’annulation rétroactive […] de l’article 750-1 du code de procédure civile dans sa rédaction issue de l’article 4 du décret attaqué dans la mesure précisée au point 43 […], il y a lieu, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision, de déroger au principe de l’effet rétroactif des annulations contentieuses. Par suite, il y a lieu de regarder comme définitifs les effets produits par l’article 750-1 avant son annulation […] » (consid. 69).

L’article 3 du dispositif reprend : « Les effets produits par l’article 750-1 du code de procédure civile dans sa rédaction issue de l’article 4 du décret attaqué dans la mesure précisée au point 43 avant son annulation […] sont définitifs ».

Voilà qui n’est pas d’une lisibilité évidente. Tel qu’on la comprend, la décision du Conseil d’État reporte l’annulation de l’article 750-1 du code de procédure civile au jour de sa décision, c’est-à-dire le 22 septembre 2022. Les décisions adoptées antérieurement ne sont donc pas atteintes : l’article 750-1 est, dans l’intervalle du 1er janvier 2020 au 22 septembre 2022, artificiellement maintenu en vie juridique. Ce qui rend certainement l’annulation de l’article 750-1 platonique pour les décisions passées. Pour l’avenir, l’horizon n’est pas nécessairement plus clair.

Tout d’abord, il...

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