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Article
La Convention EDH et la réforme de la Cour de cassation : vers un brevet de conventionnalité ?
La Convention EDH et la réforme de la Cour de cassation : vers un brevet de conventionnalité ?
Le lundi 26 mars 2018, la Cour de cassation a rendu public un projet de textes sur le filtrage des pourvois, véritable proposition « clés en main » à l’intention du gouvernement. Une telle réforme serait-elle conforme à la Convention européenne des droits de l’homme ?
par Jérémy Jourdan-Marquesle 17 avril 2018
L’affaire Zubac c. Croatie soulevait la question de la conventionnalité des restrictions posées par le droit croate à l’accès à la Cour suprême. Dans le cadre d’une instance, le demandeur avait indiqué que la valeur de l’objet du litige s’élevait à 10 000 kunas croates (HRK). Par la suite, le demandeur expliqua que le montant de l’objet du litige avait été sous-évalué et qu’il convenait de le porter à 105 000 HRK, sans pour autant modifier la demande formulée dans l’acte introductif d’instance – ce que lui permettait de faire le droit local. La demande fut rejetée et le demandeur condamné à payer des frais et dépens calculés sur la somme de 105 000 HRK. La décision fut confirmée par les juridictions supérieures. Un pourvoi fut formé. La Cour suprême déclara le pourvoi irrecevable au motif qu’il présentait une demande d’un montant inférieur à celui de 100 000 HRK qui déterminait le taux du ressort. Elle considéra que la valeur dont il fallait tenir compte pour l’objet du litige était celle indiquée dans la demande formulée dans l’acte introductif d’instance. C’est dans cette perspective que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est saisie.
Ce litige pose en réalité deux questions assez différentes. Il s’agit de savoir, in abstracto, si l’existence de restrictions à l’accès à la juridiction suprême est compatible avec la Convention européenne et si, in concreto, la mise en œuvre de cette restriction est proportionnée.
L’existence de restrictions à l’accès aux juridictions supérieures est-elle, in abstracto, conforme à la Convention ? La CEDH commence par signaler, dans des observations préliminaires, que « la présente affaire ne concerne ni la question de savoir si l’imposition par le système national de restrictions à l’accès à la Cour suprême est autorisée par l’article 6, § 1, de la Convention ni les limites des modalités possibles de pareilles restrictions. En effet, les parties ne contestent ni que des restrictions à l’accès à la Cour suprême au moyen d’un taux du ressort sont généralement autorisées ni que des restrictions de ce type sont légitimes aux fins de l’article 6, § 1. En outre, étant donné qu’il est impossible de s’attendre à ce que le fonctionnement des cours suprêmes en Europe suive un modèle uniforme, et eu égard à la jurisprudence de la Cour sur ce point […], il n’y a pas de raison en l’espèce de mettre en doute la légitimité et la licéité de pareilles restrictions non plus que la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent lorsqu’elles en déterminent les modalités » (§ 73). Autrement dit, la Cour semble indiquer qu’elle se dispensera, en l’espèce, de l’examen in abstracto de la conformité de la législation croate aux exigences de la Convention.
Toutefois, la Cour ne fait finalement pas l’économie de cette analyse. Si elle rappelle que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu et peut faire l’objet de restrictions, elle souligne également que « les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6, § 1, que si elles poursuivent un but légitime » (§ 78). Ainsi, les restrictions ne doivent pas porter atteinte à la substance même du recours et doivent poursuivre un but légitime.
Dans la présente affaire, le droit croate est jugé, in abstracto, conforme aux exigences de la convention. En premier lieu, la Cour constate que l’ordre juridique croate distingue le recours « ordinaire » et le recours « extraordinaire », le second étant ouvert lorsque le taux de ressort n’est pas atteint pour exercer le premier (§ 101 s.). Elle ajoute que la demande peut être modifiée en cours de litige afin d’atteindre le seuil du taux du ressort. La restriction n’atteint donc pas le recours dans sa substance. En deuxième lieu, la Cour retient que la restriction « constitue un but légitime généralement reconnu qui est de garantir que celle-ci, compte tenu de l’essence même de son rôle, ne soit appelée à traiter que d’affaires présentant le niveau d’importance requis ». Transposée à la réforme envisagée de la Cour de cassation, l’analyse in abstracto de la CEDH laisse deviner que celle-ci sera conventionnelle.
En premier lieu, le recours restera ouvert dans diverses hypothèses. Le projet de texte propose de créer un article L. 411-2-1 du code de l’organisation judiciaire, lequel retiendrait que « la Cour de cassation n’autorise le pourvoi que : 1° si l’affaire soulève une question de principe présentant un intérêt pour le développement du droit ; 2° si l’affaire soulève une question présentant un intérêt pour l’unification de la jurisprudence ; 3° si est en cause une atteinte grave à un droit fondamental. Toutefois, l’autorisation n’est pas requise pour les matières dans lesquelles l’examen du pourvoi obéit à des délais particuliers ». Contrairement à la législation croate, la restriction ne porte pas sur le taux de ressort, mais sur la nature de la question de droit soulevée. Ceci étant, il est manifeste qu’elle ne porte pas atteinte à la substance même du recours, en tout cas pas plus qu’un taux de ressort (on peut cependant débattre de la question de savoir si la limitation du pourvoi, en matière de droits fondamentaux, aux atteintes graves ne pourrait pas conduire à une condamnation de la part de la CEDH, v. T. Le Bars, Menaces sur la cassation à la française : des propositions de réforme consternantes, Gaz. Pal. 2018, n° 14, p. 12 ; on rappellera néanmoins que la Conv. EDH prévoit une disposition proche à l’article 35, § 3, b). De telles restrictions ont d’ailleurs déjà été validées dans leur principe par la CEDH (pour la procédure de filtrage devant le Conseil d’État, v. CEDH 9 mars 1999, SA Immeuble Groupe Kosser c. France, req. n° 38748/97, AJDA 2002. 500, obs. J.-F. Flauss ; pour la procédure de non-admission devant la Cour de cassation, v. CEDH 28 janv. 2003, Burg c. France, req. n° 34763/02). On ne peut d’ailleurs s’empêcher de voir dans une telle procédure de filtrage des similitudes avec le renvoi en grande chambre prévu par l’article 43 de la Convention européenne. Cette disposition prévoit que « 1. Dans un délai de trois mois à compter de la date de l’arrêt d’une Chambre, toute partie à l’affaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de l’affaire devant la grande chambre ; 2. Un collège de cinq juges de la grande chambre accepte la demande si l’affaire soulève une question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses Protocoles, ou encore une question grave de caractère général ». Naturellement, la réforme envisagée pour la Cour de cassation va plus loin. C’est alors la question de son but légitime qui se pose.
En deuxième lieu, le but légitime poursuivi par la réforme de la Cour de cassation devrait satisfaire la CEDH. Le premier président s’emploie d’ailleurs à le justifier, affirmant notamment que, « loin de remettre en cause le droit à l’égal accès de tous au juge de cassation, le filtrage apparaît bien au contraire comme le procédé nécessaire pour établir une égalité véritable entre les justiciables devant la Cour, en garantissant à tous ceux dont la cause est sérieuse un traitement identique, à l’exclusion des pourvois reposant sur des moyens infondés, dont le rejet est inéluctable, et qui détournent la Cour de cassation de sa mission naturelle » (B. Louvel, La réforme du traitement des pourvois). Pour autant, la grande difficulté de ce débat vient du fait que la réforme proposée s’apparente à un remède à une maladie inexistante. Le diagnostic est contesté par la majorité de la doctrine et, par voie de conséquence, la légitimité du traitement (v. not. S. Pellet, Libres propos [optimistes] sur la Cour de cassation, LPA 2017, n° 63, p. 7 ; T. Le Bars, Menaces sur la cassation à la française : des propositions de réforme consternantes, préc.). Or la CEDH irait-elle jusqu’à contester les données avancées par les tenants de la réforme ? Un exemple est révélateur : l’exposé des motifs fourni par la Cour de cassation évoque un taux de cassation à 26 %, ce qui conduit le premier président à affirmer que les trois quarts des pourvois sont voués à l’échec. Un tel chiffre n’est évidemment pas erroné mais prend en compte dans l’assiette de calcul les désistements, les déchéances ou encore les irrecevabilités. Or un autre graphique, fourni par la Cour de cassation au titre de ses « éléments statistiques 2017 », indique que si l’on ne prend en compte que les décisions de cassation (avec ou sans renvoi) et les décisions de rejet (spécialement motivées ou non), le taux de cassation est de 38 %… Pour autant, saisie d’un recours, on doute que la CEDH discute les chiffres présentés par le gouvernement.
Par ailleurs, l’exclusion du contentieux disciplinaire ne devrait pas non plus émouvoir la CEDH, pour qui l’essence même du rôle d’une juridiction suprême est de ne « traiter que d’affaires présentant le niveau d’importance requis ». On remarque toutefois qu’en l’état actuel, le projet de texte émanant de la Cour de cassation n’envisage pas un transfert du contentieux disciplinaire vers les cours d’appel, comme cela est évoqué (Rapport de la commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, avr. 2017, proposition n° 63). Or si le transfert de ce contentieux aux cours d’appel devrait être validé par la CEDH, l’absence totale de contrôle pourrait poser difficulté.
En somme, une réforme de la Cour de cassation ne devrait pas susciter de difficultés quant à sa conventionnalité, au moins in abstracto. Qu’en est-il in concreto ? À cet égard, la Cour énonce qu’il faut prendre en considérations plusieurs facteurs : « i) la prévisibilité de la restriction ; ii) le point de savoir si c’est le requérant ou l’État défendeur qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure et qui ont eu pour effet de priver le requérant d’un accès à la juridiction suprême ; et iii) celui de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un “formalisme excessif” » (§ 85). La procédure croate passe avec succès son examen au regard des trois critères.
Le premier critère requiert « une pratique judiciaire constante au niveau national et l’application cohérente de celle-ci ». Assez logiquement, cette exigence nécessitera l’écoulement d’un certain laps de temps permettant à la Cour de cassation de fixer sa jurisprudence, laquelle sera ensuite examinée à l’aune de cette condition.
Le deuxième critère est spécifique à l’espèce soumise à la Cour. Il s’agit de déterminer si des erreurs procédurales ont empêché l’accès à la juridiction suprême et qui en est l’auteur. Il est pour l’instant délicat de déterminer si une telle question se posera dans le cadre d’une éventuelle réforme de la Cour de cassation.
Le troisième critère est celui du « formalisme excessif ». La CEDH estime qu’il s’agit s’assurer un équilibre entre la « “sécurité juridique” et la “bonne administration de la justice”, deux éléments centraux permettant de distinguer entre formalisme excessif et application acceptable des formalités procédurales » (§ 98). C’est ce formalisme excessif qui a parfois valu à la France des condamnations, que ce soit pour son application de l’ancien article 979 du code de procédure civile (CEDH 5 nov. 2015, Henrioud c. France, n° 21444/11, Dalloz actualité, 18 nov. 2015, obs. F. Mélin ; Procédures 2016. Comm. 15, obs. N. Fricero ; JCP 2015. Act. 1333, obs. A. Gouttenoire ; JCP 2016. Doctr. 414, obs. S. Amrani-Mekki) ou celle de l’article 1009-1 (CEDH 14 nov. 2000, Annoni di Gussola c. France, req. nos 31819/96 et 33293/96, D. 2001. 1061 , obs. N. Fricero ; RTD civ. 2001. 445, obs. J.-P. Marguénaud ; Procédures 2001, n° 2, p. 15, obs. H. Croze). Là encore, c’est avant tout la pratique qui permettra de déterminer si une la procédure – et non pas le principe même du filtrage – doit être considérée comme inutilement formaliste.
En définitive, eu égard à la jurisprudence actuelle de la CEDH, une éventuelle mise en place d’une procédure de filtrage des pourvois ne devrait pas encourir de risque d’inconventionnalité. Ceci étant, il convient de rappeler que la Convention est un plancher et qu’il est tout à fait légitime de ne pas se satisfaire d’une réforme où l’intérêt du justiciable – quoi qu’en disent les promoteurs de la réforme – est placé derrière l’intérêt autocentré d’une institution (dans le même sens, v. T. Le Bars, Menaces sur la cassation à la française : des propositions de réforme consternantes, préc.)…
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