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Coronavirus : crise existentielle chez les juges des enfants
Coronavirus : crise existentielle chez les juges des enfants
Même dans les ressorts où la situation n’est pas beaucoup plus préoccupante qu’en temps normal, nombre de juges des enfants s’interrogent sur leur place, notamment face à l’administration.
par Antoine Blochle 30 avril 2020
Certains magistrats, surtout dans les (très) grandes juridictions, ont pu faire des arbitrages dès les premiers jours du confinement, en transmettant par exemple des lignes directrices aux services avec lesquels ils travaillent au quotidien. À Paris, les quinze juges ont même cosigné une note avec l’aide sociale à l’enfance (ASE) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Mais, ailleurs, des magistrats ont perdu la main depuis des semaines et ne peuvent qu’entériner, parfois a posteriori, des choix faits par d’autres.
C’est en assistance éducative (AE), autrement dit au civil, que les magistrats naviguent le plus à vue. Naturellement, la quasi-totalité des droits de visite et d’hébergement (DVH) ont été suspendus, surtout ceux qui doivent être médiatisés : « Ce serait risqué pour tout le monde, y compris les familles d’accueil ou les établissements éducatifs ». Certaines maisons d’enfants à caractère social (MECS) ont fait preuve d’inventivité pour maintenir des activités, et des éducateurs se sont même confinés à temps plein avec les petits malades. Mais la situation est souvent plus problématique dans les foyers de l’enfance, surtout avec les ados : « Certains n’en ont rien à faire du confinement, ça crée même des tensions avec les autres jeunes. Ils ne les maîtrisent plus trop », explique par exemple Laurent Gebler, vice-président à Bordeaux.
À une poignée de kilomètres de là, à Libourne, Xavier Martinen est dans le flou : « Même les inspectrices de l’ASE n’ont les infos qu’avec beaucoup de retard. Il semblerait que le choix ait souvent été fait de rendre les enfants aux familles, sans en aviser personne ». Parfois, un critère informel s’est dégagé de lui-même : ceux qui rentraient déjà dans leurs familles le week-end y ont été renvoyés d’autorité pour le confinement. Au grand dam (notamment) de Kim Reuflet, vice-présidente à Nantes : « Globalement, les choix ont sans doute été faits avec discernement, mais ça interroge quand même notre place. Les enfants et les familles n’ont plus accès au juge, qui est condamné à valider les choix de l’administration ».
Idem pour le suivi en milieu ouvert (AEMO) dans les familles. Certains services ont été miraculeusement dotés en masques, et plusieurs juges saluent des initiatives, comme ce minibus qui sillonne les cités pour servir de salle d’entretien itinérante, ou ce département qui a mis sur pied un centre d’hébergement dans l’internat d’un collège. « Ça permet d’expérimenter d’autres modes de fonctionnement, et j’imagine que réinterroger certaines pratiques peut avoir du positif », philosophe une magistrate.
Mais certains juges sont vraiment inquiets, « surtout pour les familles en tout début de mesure, qui venaient seulement d’être convoquées ». À Bordeaux, Laurent Gebler explique que « les trois premières semaines, les services ne faisaient plus aucune visite, sauf situation d’extrême urgence. Maintenant que ça commence à durer, ils se rendent compte qu’il y a des familles avec lesquelles ils ne sont plus en contact du tout. Ils sont donc dans l’idée d’y retourner… sauf qu’ils n’ont pas de matériel ». « Clairement, il y a des trous dans la raquette, j’espère qu’on n’aura pas trop de mauvaises surprises », ajoute une autre magistrate.
« Depuis le début du confinement, rebondit un collègue, on a rendu moins d’ordonnances de placement provisoire (OPP) qu’en temps normal, alors qu’on voit bien, en service correctionnel, que les violences conjugales ont augmenté de plus d’un tiers. Donc notre impression, c’est que des enfants sont complètement sortis des radars. » Beaucoup doutent que l’augmentation du 119 compense réellement la quasi-disparition des autres modes d’informations préoccupantes, milieu scolaire, crèches, centres de loisirs ou médecine de ville. Une juge précise que « certaines situations qui étaient fragiles sont en train de basculer à cause du confinement. On a des parents qui mettent leurs enfants dehors ». Un autre enfonce le clou : « C’est le calme avec la tempête, les services nous disent que ça commence à craquer de partout ».
Les juridictions qui n’étaient pas déjà en « mode dégradé de base », consistant à statuer sans audience, « sur papier », dans les dossiers faisant (plus ou moins) consensus, y ont basculé avec les ordonnances. Celles qui le pratiquaient déjà en temps normal en sont rendues à prendre des libertés avec la lettre, parfois même l’esprit de ces mesures d’exception : « Mais bon, c’est déjà tellement la misère en temps normal qu’on ne peut pas vraiment faire pire », résume une vice-présidente. Impossible à ce stade d’envisager un retour à la normale : « Notre métier, c’est de recevoir des familles, des travailleurs sociaux, des fois dans le bureau on est quinze ! On va forcément devoir faire des choix difficiles ».
Pendant ce temps, au pénal, les défèrements se font naturellement rares (jusqu’à 90 % de baisse), y compris pour les mineurs non accompagnés (MNA). Demeurent des infractions au confinement, dans certaines juridictions seulement, un peu de stups et des violences, notamment intrafamiliales. Les audiences des tribunaux pour enfants (TPE) n’ont été maintenues que pour les détentions provisoires, pour lesquelles les juridictions considèrent que la prorogation dite « de droit » prévue par les ordonnances ne concerne pas les mineurs : « On ne s’est même pas posé la question ».
« On a remis en liberté tous les mineurs pour lesquels on pouvait mettre en place un projet convenable », explique Sophie Bouttier, vice-présidente à Marseille. Même son de cloche à Paris : « On a pris un certain nombre de décisions de libération, mais on a eu des appels du parquet, et on a parfois été infirmés par la chambre de l’instruction ». Il y a peu de mineurs condamnés, et souvent pour de très courtes peines couvertes par les remises de peine supplémentaires exceptionnelles (RPSE) de deux mois, sans qu’il soit nécessaire de se saisir des autres dispositifs des ordonnances. Avant même leur entrée en vigueur, beaucoup de mineurs étaient d’ailleurs sortis : « On a tout de suite donné le maximum de RPS, et ce quel que soit le comportement en détention », explique-t-on par exemple dans la cité phocéenne.
Cependant, comme les lieux de détention, les centres éducatifs fermés (CEF) et renforcés (CER) sont souvent mutualisés entre plusieurs ressorts. Faute de directives claires et un tant soit peu harmonisées, beaucoup ont fait leur vie dans leur coin. « Le seul mineur en CEF que je suis en ce moment a été remis à sa famille, raconte-t-on dans une petite juridiction. Techniquement, on m’a demandé mon avis, mais après coup, et en me disant que je n’avais pas le choix. » Ailleurs, « un mineur très violent avec ses frères et sœurs a été sorti de son CEF pour être confiné avec eux, sans que j’en sois avisée… J’ai trouvé un peu surprenante cette façon de faire », euphémise une magistrate.
Plus largement, les juges des enfants regardent impuissants les procédures qui s’accumulent depuis le début de la grève des avocats. « On avait déjà des milliers de dossiers en attente au 31 décembre, or il ne s’est quasiment rien passé depuis », détaille Pascale Bruston, vice-présidente à Paris. « On a pris huit ou dix mois dans la vue, explique une autre juge. On va devoir mettre en examen en octobre ou novembre dans des affaires poursuivies en janvier, tout cela perd beaucoup de son sens et de sa pertinence. » Sans compter qu’une grosse réforme était censée arriver à l’automne : « Il est absolument impossible qu’on soit à stock pénal zéro au moment de l’entrée en vigueur, même reportée au printemps 2021 », s’alarme Kim Reuflet, de Nantes.
Anticipant l’inéluctable engorgement à la reprise, un magistrat d’une toute petite juridiction conclut : « Certains vont forcément se dire que sans juge, on ne s’en sort pas beaucoup moins bien, et qu’on est moins embêté. On va avoir beaucoup de mal à les déshabituer et à remettre le contradictoire et l’audience au cœur de notre fonctionnement quotidien ».
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