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Coronavirus : exigibilité des loyers commerciaux échus durant la période de fermeture administrative

L’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 n’a pas suspendu l’exigibilité des loyers commerciaux qui peuvent être payés spontanément ou par compensation, mais interdit l’exercice de voies d’exécution forcée par le bailleur en vue de leur recouvrement.

par Maxime Ghiglinole 21 juillet 2020

Le jugement de la 18e chambre du tribunal judiciaire de Paris du 10 juillet 2020 nous fournit une première grille de lecture sur l’appréhension par les juridictions du contentieux relatif aux loyers commerciaux impayés durant la période de fermeture administrative imposée afin d’éviter la propagation de la covid-19. Si nous pouvons d’emblée regretter que cette décision ne se prononce pas sur l’effectivité du recours à des notions telles que la force majeure ou l’exception d’inexécution, elle n’en demeure pas moins riche d’enseignements. En effet, ce jugement met en évidence l’exigibilité des loyers commerciaux durant cette période et permet une résurgence remarquable de la bonne foi qui, comme à son habitude, tempère les ardeurs des contractants trop vindicatifs.

En l’espèce, un preneur et son bailleur étaient en procédure depuis 2013 afin de fixer le montant du loyer de renouvellement d’un bail commercial. À la suite d’un arrêt du 29 janvier 2020 de la cour d’appel de Paris, le bailleur a été déclaré redevable envers son preneur d’une certaine somme au titre d’un trop-perçu de loyer durant le cours de la procédure.

N’ayant pas provisionné la somme en question et rencontrant des difficultés économiques à raison de sa cessation d’activité du fait de la pandémie, le bailleur a sollicité tant des délais de paiement pour le solde de sa dette qu’une compensation avec les loyers échus durant la période de fermeture administrative et demeurés impayés par son preneur.

En réponse, le preneur a refusé tout délai de paiement et poursuivi l’exécution de la décision de la cour d’appel de Paris du 29 janvier 2020.

Confronté à cette mesure, le bailleur a assigné à jour fixe afin d’obtenir un échelonnement de sa dette et sa compensation avec les créances de loyers impayés du preneur.

Dans son argumentaire, le preneur soutient notamment que la fermeture administrative de son commerce est de nature à le décharger de son obligation de paiement des loyers et qu’en conséquence, toute compensation avec la dette de son bailleur est à exclure. Il soutient plus particulièrement que la période juridiquement protégée a eu pour effet de reporter l’exigibilité des loyers échus et donc qu’aucune compensation ne peut s’opérer.

Après s’être déclaré compétent, le tribunal judiciaire de Paris a jugé que l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 n’ayant pas suspendu l’exigibilité des loyers commerciaux, mais interdit uniquement l’exercice de voies d’exécution forcée par le bailleur en vue de leur recouvrement, la compensation des loyers impayés à son profit est donc acquise.

De plus, le tribunal retient qu’en application de l’exigence de bonne foi, les parties étaient tenues de vérifier si les circonstances exceptionnelles ne rendaient pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives. Le bailleur ayant fait des propositions d’aménagement du paiement des loyers alors que le locataire n’a fait aucune démarche en retour, seul le bailleur avait exécuté ses obligations de bonne foi. Dès lors, le tribunal a fait droit à sa demande de paiement intégral des loyers du deuxième trimestre 2020 par la voie de la compensation.

À la vue de ce jugement, tout un chacun regrettera que le preneur n’ait pas fait le choix de développer des moyens de défense subsidiaires tels que la force majeure, l’exception d’inexécution, la perte temporaire de la chose louée ou encore l’imprévision. Il ressort en effet des débats que ces notions ont été évoquées au cours des échanges intervenus entre les parties avant la délivrance de l’assignation, mais n’ont pas été reprises au cours de l’instance. Dès lors, le juge n’étant pas saisi de ces questions, il ne pouvait pas se prononcer.

Le preneur a préféré contester la seule exigibilité des loyers préférant développer ultérieurement les arguments relatifs au maintien de son obligation de paiement de loyers durant la période protégée.

En tout état de cause, ce jugement n’en est pas moins riche en enseignements tant sur les incidences de l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 sur l’exigibilité des loyers durant la période protégée que sur les modalités de leur recouvrement.

En premier lieu, rappelons qu’aux termes de l’article 1347-1 du code civil, la compensation n’a lieu qu’entre deux obligations fongibles, certaines, liquides et exigibles. Or, selon l’article 4 de l’ordonnance précitée du 25 mars 2020, le créancier ne peut recourir à l’exécution forcée pour recouvrer les loyers échus entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020. Au demeurant, ce texte n’a pas pour effet de suspendre l’exigibilité des loyers dus par le preneur à bail commercial. Ce dernier peut donc payer spontanément ou régler pas compensation.

Cette solution est parfaitement logique, puisque la suppression de l’exigibilité de loyer aurait eu pour effet de priver de tout fondement les paiements libératoires opérés spontanément par les preneurs diligents. En effet, l’exigibilité est classiquement reconnue à l’obligation arrivée à terme et pour qui l’exécution est attendue. Elle intéresse généralement les voies d’exécution puisqu’elle porte en elle l’idée d’une menace imminente. En ce sens, la doctrine a pu relever que le pouvoir de contrainte est « la composante nécessaire à la notion d’exigibilité » (J.-C. Boulay, Réflexion sur la notion d’exigibilité de la créance, RTD com. 1990. 339 ). Par essence, la créance exigible est celle qui est susceptible d’exécution forcée.

Visiblement, ce n’est plus le cas, puisqu’en application de l’ordonnance du 25 mars 2020, le tribunal dissocie exigibilité et exécution forcée. Le coronavirus aura donc eu pour effet d’amputer la notion d’exigibilité de son pendant coercitif.

Relativisons toutefois le propos en relevant, d’une part, que la politique économique se fait souvent en détriment de la cohérence notionnelle et, d’autre part, qu’il demeure un semblant de pouvoir de contrainte au sein de la notion d’exigibilité puisque le bailleur a pu imposer une compensation de créance sur les loyers impayés à son preneur.

En second lieu, doit être relevée la référence appuyée du tribunal à l’exigence de bonne foi en présence de circonstances exceptionnelles.

En effet, la bonne foi dans l’exécution des contrats est une règle d’ordre public. En application de ce principe, le juge peut sanctionner l’usage déloyal d’une prérogative contractuelle sans porter atteinte aux droits et obligations des parties (Com. 10 juill. 2007, n° 06-14.768 P, R., p. 436 ; Com., 10 juill. 2007, n° 06-14.768, D. 2007. 2839, obs. X. Delpech , note P. Stoffel-Munck ; ibid. 2764, chron. M.-L. Bélaval, I. Orsini et R. Salomon ; ibid. 2844, note P.-Y. Gautier ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2007. 773, obs. B. Fages ; RTD com. 2007. 786, obs. P. Le Cannu et B. Dondero ; JCP 2007. II. 10154, note Houtcieff ; JCP E 2007. 2394, note Mainguy ; Defrénois 2007. 1454, obs. Savaux ; CCC 2007, n° 294, note Leveneur ; RLDC 2008/46, n° 2840, note Delebecque ; Dr. et patr. 9/2007. 94, obs. Stoffel-Munck ; RDC 2007. 1107, obs. Aynès ; ibid. 1110, obs. D. Mazeaud ; adde, P. Ancel, Mélanges en l’honneur de Daniel Tricot, Dalloz-Litec, 2011, p. 61 ; v. égal. Civ. 3e, 26 mars 2013, n° 12-14.870, D. 2014. 630, obs. S. Amrani-Mekki et M. Mekki ; AJDI 2013. 755 , obs. F. Planckeel ; RTD civ. 2013. 606, obs. H. Barbier ).

En l’espèce, il est à relever que les magistrats ont valorisé le comportement du bailleur qui n’a pas exigé immédiatement le paiement des loyers échus durant la période d’urgence sanitaire. Ce faisant, il a adapté les modalités d’exécution des obligations dont il est créancier. Le tribunal en a déduit une exécution de bonne foi justifiant la compensation opérée à son profit.

En somme, cette décision est révélatrice de l’intention des juridictions d’inviter les contractants à aménager eux-mêmes les répercussions économiques de la période de fermeture administrative. Cette position n’est pas surprenante tant au regard de la mouvance contemporaine de la politique judiciaire qui tend à promouvoir les modes alternatifs de règlement des différends qu’au regard de l’encombrement actuel des juridictions que ce contentieux ne ferait qu’aggraver.

Les premières pierres de l’édifice jurisprudentiel lié au coronavirus sont désormais posées. À n’en pas douter, ce jugement ne fait qu’ouvrir une longue voie qui demeure à tracer.