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Coronavirus : l’État doit préciser ses mesures restrictives

Le Conseil d’État était saisi, ce dimanche 22 mars, d’un référé-liberté introduit par le syndicat Jeunes Médecins afin que le gouvernement prenne des mesures beaucoup plus sévères de confinement dans le cadre de la lutte contre le coronavirus.

par Jean-Marc Pastorle 22 mars 2020

Le Conseil d’État rejette la demande de confinement total et enjoint au gouvernement de préciser la portée de certaines interdictions.

Il appartient aux autorités de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie.

Si un confinement total de la population dans certaines zones peut être envisagé, les mesures demandées au plan national ne peuvent, s’agissant en premier lieu du ravitaillement à domicile de la population, être adoptées, et organisées sur l’ensemble du territoire national, compte tenu des moyens dont l’administration dispose, sauf à risquer de graves ruptures d’approvisionnement qui seraient elles-mêmes dangereuses pour la protection de la vie et à retarder l’acheminement des matériels indispensables à cette protection.

En l’état actuel de l’épidémie, si l’économie générale des arrêtés ministériels et du décret du 16 mars 2020 ne révèle pas une carence, celle-ci est toutefois susceptible d’être caractérisée si leurs dispositions sont inexactement interprétées et leur non-respect inégalement ou insuffisamment sanctionné.

Il est enjoint au premier ministre et au ministre de la santé de prendre dans les quarante-huit heures les mesures suivantes :

  • préciser la portée de la dérogation au confinement pour raison de santé ;
     
  • réexaminer le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs, à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement ;
     
  • évaluer les risques pour la santé publique du maintien en fonctionnement des marchés ouverts, compte tenu de leur taille et de leur niveau de fréquentation.

 

L’audience devant le Conseil d’État a eu lieu dimanche 22 mars, dans la matinée. Voici le récit d’audience.

 

L’atmosphère était plus étrange que solennelle ce dimanche 22 mars place du Palais-Royal. La salle du contentieux, qui connaît des affaires les plus complexes examinées par la haute juridiction administrative, où se pressent le plus souvent étudiants et universitaires, était cette fois réservée à une dizaine de journalistes, chacun accueilli à l’entrée puis accompagné et placé dans la salle en respectant le fameux mètre de « distanciation sociale ».

Le covid-19 est dans la tête de chacun mais aussi dans le prétoire puisque c’est de lui dont il s’agit. Le syndicat Jeunes Médecin a demandé au juge des référés du Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, d’enjoindre au premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé, au titre de leurs pouvoirs réglementaires, de prononcer un confinement total de la population par la mise en place de mesures visant à l’interdiction de sortir de son lieu de confinement (sauf autorisation délivrée par un médecin pour motif médical), l’arrêt des transports en commun, l’arrêt des activités professionnelles non vitales (autres qu’alimentaire, eau et énergie, domaines régaliens) et enfin la mise en place d’un ravitaillement de la population dans des conditions sanitaires visant à assurer la sécurité des personnels chargés de ce ravitaillement. Une requête visant donc à appliquer à la France le confinement tel que l’avait imposé la Chine à ses concitoyens.

La formation de jugement est composée de trois magistrats, Jean-Denis Combrexelle, président de la section du contentieux du Conseil d’État, Nicolas Boulouis, président de la deuxième chambre et Christophe Chantepy, président de la troisième chambre. Pour la première fois, elle expérimente aussi une partie de l’audience en visioconférence.

Le président Combrexelle ouvre la séance en exposant cette situation particulière : « en dépit de la crise sanitaire, la justice est une institution de la République et il est impératif qu’une telle audience puisse avoir lieu ». Puis il expose l’enjeu : le gouvernement a pris, le 16 mars, un décret qui vise à organiser le confinement de la population avec des dérogations. Mais il lui est reproché de ne pas être allé assez loin. Le débat sera alors juridique et scientifique. La requête portée par le syndicat Jeunes Médecins demande au Conseil d’État d’enjoindre au gouvernement de prendre des mesures plus sévères de confinement.

« Vous pouvez sauver des vies »

Le président de Jeunes Médecins, Emanuel Loeb, est en visio. Son avocat, Me Petetin aussi. Partie intervenante, l’Intersyndicale nationale des internes est en visio également tandis que le Conseil national de l’ordre des médecins est représenté par Me Poupot, présent dans la salle. Pour Me Petetin, la procédure de référé-liberté est justifiée par une situation d’urgence et la mise en danger d’une liberté fondamentale : le droit à la vie. Face à une pandémie vertigineuse, le gouvernement ne prendrait pas les mesures suffisantes pour la sécurité des concitoyens. Le syndicat réclame des mesures radicales afin que le gouvernement ne soit plus dans une logique de réaction – où il subit la situation – mais passe à l’action. À commencer par la suppression de l’exception qui autorise les déplacements hors du domicile pour pratiquer une activité physique. Ces mesures sont très mal comprises et appliquées à la légère par les Français.

Le syndicat souhaite aussi la mise en place d’un couvre-feu généralisé sur l’ensemble du territoire, l’arrêt drastique des transports en commun ainsi que la fermeture immédiate des marchés ouverts.

« Ma conviction est que vous pouvez sauver des vies grâce au référé-liberté en aidant le gouvernement à prendre la bonne décision et à le faire vite, car chaque jour perdu, ce sont des vies perdues », a lancé Me Poupot, représentant le Conseil national de l’ordre des médecins, partie intervenante.

« Personne ne sait faire un ravitaillement d’État »

Lorsque le directeur des affaires juridiques des ministères sociaux, Charles Touboul, prend la parole, il prononcera plusieurs fois l’expression « à ce stade », martelant que les prises de décision du gouvernement évoluent constamment.

Aussi, à ce stade, le choix du gouvernement est de maintenir un minimum de disponibilité de transport collectif. Le but étant de permettre le maintien d’un service public pour les personnels soignants mais aussi pour ceux qui doivent encore se rendre au travail. Sur le confinement de la population qui impliquerait un système de ravitaillement d’État, Charles Touboul est clair : « Personne ne sait faire un ravitaillement d’État, à moins de plusieurs semaines. Il y a des risques logistiques considérables. L’État n’est pas en mesure de faire mieux que les entreprises de distribution qui s’adaptent aux demandes massives des citoyens en organisant des drive et des livraisons à domicile. » Et, pour lutter contre la crise actuelle, l’État concentre ses efforts sur la logistique des masques, des tests et de la réanimation. Nicolas Boulouis demande au syndicat requérant s’il a envisagé les conséquences négatives de l’organisation d’un système de ravitaillement d’État. Il y aura des personnes isolées et des personnes fragiles qui ne pourront pas être ravitaillées. Un brin consterné, Me Petetin reconnaît qu’il est sûrement plus facile d’organiser ce type de ravitaillement dans un État autoritaire plutôt qu’un État démocratique, mais il faut sauver des vies.

« Un confinement total n’est pas sans impact sur la santé mentale »

À l’audience, le gouvernement est assisté de William Dab, ancien directeur général de la santé. Ce dernier estime que les décisions de santé publique sont confrontées à une double menace : en faire trop ou pas assez. Mais, pour lui, il est trop tôt pour dire qu’un niveau supplémentaire de privation de liberté permettrait une meilleure maîtrise des risques. Et il est nécessaire de raisonner en termes de bénéfices-risques : un confinement total n’est pas sans impact sur la santé mentale de la population, sur le niveau de dépression. Et toute suppression de dérogations doit être pensée en termes d’acceptabilité. Le modèle chinois ne peut pas se résumer à un confinement total, il y a eu des dépistages et des traçages agressifs et il y a eu une énorme campagne épidémiologique… Une logistique irréalisable actuellement en France. Aujourd’hui, c’est le respect de la distanciation physique et l’hygiène des mains qui est la clé de la réussite du non-confinement total.

Lorsqu’Emmanuel Loeb, président du syndicat Jeunes Médecins, prend la parole, ce dernier replace le débat sur le surmenage des soignants, la rupture de traitements anesthésiants et anti-infectieux. « Nous ne prenons pas la mesure du drame humain qui est en train de se dérouler », estime Justin Breysse, président de l’Intersyndicale nationale des internes, lorsqu’il expose les problèmes à venir de saturation des réanimations et des morts dans le personnel hospitalier.

À l’issue de l’audience de référé, le président Combrexelle a déclaré vouloir rendre son ordonnance dans la journée. Se pose ainsi la question de rendre plus drastiques les interdictions de déplacement, l’arrêt des activités accueillant du public. Est-il possible de faire une cartographie de ce qui est essentiel à la vie du pays ? Et – question classique de police administrative, héritée de la jurisprudence Benjamin – quel équilibre trouver entre ordre public – de santé – et liberté individuelle.