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Coronavirus : l’Union européenne assouplit (temporairement) la discipline budgétaire

Le 23 mars 2020, le Conseil de l’Union européenne a apporté son soutien à la Commission dans son intention de mettre en œuvre la « clause de suspension » en matière de discipline budgétaire. Inédite, cette décision commune permet de soutenir les mesures adoptées par les États membres sans modifier, pour l’instant, le cadre budgétaire et macroéconomique européen.

par Olivier Bailletle 30 mars 2020

Les institutions de l’Union tentent de prendre part à la lutte contre le coronavirus. La majorité des mesures sanitaires qu’elles adoptent restent modestes, car elles sont limitées à la fois par la répartition des compétences entre les États membres et l’Union comme par son budget relativement faible (1 % du PIB cumulé des États membres en 2019).

En revanche, plusieurs institutions tentent de soutenir les mesures adoptées par les États face à la crise économique et sociale que provoque la crise sanitaire. Le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne a ainsi annoncé le 19 mars un programme d’achat d’actifs, de 750 milliards d’euros, notamment d’obligations italiennes et espagnoles. Il vient s’ajouter aux 120 milliards d’euros déjà engagés la semaine précédente et au plafond de 3 000 milliards d’euros de liquidités annoncé pour assurer le refinancement des banques. La Commission, pour sa part, avait déjà, dès le 13 mars, incité les États à faire usage de toutes les mesures qui échappent à la qualification d’aides d’État. Elle a conforté cette politique en adoptant le 19 mars un « encadrement temporaire » des conditions dans lesquelles elle déclarerait compatibles avec le marché intérieur les aides octroyées par les États membres aux opérateurs économiques pour lutter contre cette nouvelle crise (v. Dalloz actualité, 26 mars 2020, obs. C. Collin).

Ce volontarisme s’est aussi manifesté dans la mise en œuvre des normes budgétaires et de convergence économique, dont l’objet est de développer et d’assurer la stabilité économique et monétaire de l’Union européenne. Le 17 mars, la Commission a en ce sens annoncé par visioconférence au Conseil de l’Union européenne son intention « d’activer la clause de suspension générale ».

Une mise en œuvre inédite : un mécanisme récent

Cette annonce est inédite. Surnommée « clause de suspension » par commodité de langage, elle n’est pas une « clause » unique mais un ensemble de dispositions qui ont été introduites en 2011 au sein du Pacte de stabilité et de croissance. Ce Pacte avait été établi en 1997 et comprenait principalement, à l’époque, deux règlements adoptés par le Conseil. L’un instaurait un mécanisme de surveillance multilatérale de la situation budgétaire des États – le volet « préventif » – et l’autre des procédures de sanction des déficits publics excessifs – le volet « correctif ». Ce faisant, il mettait en œuvre des règles déjà inscrites au sein du droit primaire. Aux termes de l’article 126, § 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), les États membres, qu’ils aient ou non adopté l’euro, doivent en effet « évit[er] les déficits publics excessifs ». Dans ce cadre, l’examen de la Commission s’effectue notamment au regard de ratios qui figurent au protocole concernant les déficits excessifs, lui-même annexé aux traités. Les valeurs de référence sont établies à 3 % du PIB pour le déficit public et 60 % du PIB pour la dette et cristallisent généralement les dissensions politiques, entre États comme en leur sein. Le Pacte repose en outre sur la fixation pour chaque État d’un « objectif budgétaire à moyen terme », qui sert de fondement à l’évaluation annuelle de sa situation.

Les crises budgétaires provoquées par la crise économique et financière de 2008, qui ont particulièrement affecté les États membres de l’Union, ont conduit à un enrichissement de ce Pacte initial. L’Union a adopté cinq règlements et une directive – connus sous le nom de six-pack – complétés par deux règlements au sujet de la zone euro – le two-pack. En outre, face au veto opposé par le Royaume-Uni à toute modification des règles de droit primaire, les États ont adopté en 2012 un traité de droit international, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, qui impose entre autres aux États d’inscrire dans leur droit national la controversée « règle d’or budgétaire » (v. sur l’évolution du cadre budgétaire européen, F. Martucci, La longue marche vers le cadre budgétaire intégré de la zone euro, Rev. UE 2018. 157 ).

Parmi toutes ces évolutions, deux règlements du six-pack ont introduit les dispositions dont la mise en œuvre est aujourd’hui annoncée. Elles devaient faciliter la prise en considération par les institutions de l’Union des crises économiques et budgétaires exceptionnelles, mais la Commission et le Conseil n’y avaient encore jamais recouru.

Une mise en œuvre conjointe : l’accord entre la Commission et le Conseil

Dans sa communication du 20 mars, la Commission a formellement sollicité le soutien du Conseil afin de « fournir de la clarté » aux États membres. Le 23 mars 2020, les ministres de l’économie et des finances européens ont, à l’unanimité, adopté une déclaration commune qui appuie la proposition de la Commission et ouvre ainsi la voie à la mise en œuvre de cette « clause ».

Cette double annonce reflète la répartition des prérogatives entre le Conseil et la Commission au sein des mécanismes de discipline budgétaire et de convergence. Le Conseil, dans le cadre des volets préventif et correctif, est en effet l’institution décisionnaire. En confiant cette prérogative et le dernier mot à l’institution composée des gouvernements des États membres de l’Union, le cadre institutionnel ménage un certain équilibre entre la logique supranationale et la logique intergouvernementale dans un domaine sensible. Néanmoins, et plus encore depuis les révisions menées en 2011, la Commission joue un rôle important dans sa mise en œuvre. Le Conseil agit, selon les cas, « sur la base des évaluations », des « recommandations », après « avis » et encore sur le fondement de « propositions » de la Commission. Aux termes de l’article 3 du règlement n° 1467/97, par exemple, c’est le Conseil qui décide dans le cadre des mécanismes correctifs « s’il y a ou non un déficit excessif » après avoir reçu un « avis et une proposition » de la part de la Commission.

Au vu de cette répartition, la Commission avait par conséquent besoin de l’aval du Conseil, et à travers lui de celui des gouvernements nationaux, sans quoi son intention de mettre en œuvre la clause aurait été largement dépourvue d’effets.

Une mise en œuvre conjoncturelle : l’ajustement temporaire des mécanismes de surveillance et de correction

Dans sa communication du 20 mars, la Commission a annoncé vouloir recourir aux dispositions contenues dans les articles 5, § 1, 6, § 3, 9, § 1, et 10, § 3, du règlement (CE) n° 1466/97, d’une part, et 3, § 5, et 5, § 2, du règlement (CE) n° 1467/97, d’autre part.

La première série des dispositions visées permet d’adapter le contrôle exercé dans le cadre des mécanismes préventifs. L’article 5, § 2, du règlement n° 1466/97, qui détermine les modalités d’examen des programmes de stabilité budgétaire des États membres ayant adopté, a été directement modifié par le règlement (UE) n° 1175/2011. Il dispose désormais que, « lors d’une circonstance inhabituelle indépendante de la volonté de l’État membre concerné ayant des effets sensibles sur la situation financière des administrations publiques ou en période de grave récession économique affectant la zone euro ou l’ensemble de l’Union, les États membres peuvent être autorisés à s’écarter temporairement de la trajectoire d’ajustement en vue de la réalisation de l’objectif budgétaire à moyen terme visé au troisième alinéa, à condition de ne pas mettre en péril la viabilité budgétaire à moyen terme ». Dans les mêmes termes, l’article 6, § 3, permet aux institutions de l’Union de ne pas prendre en considération tout écart qui résulte de ce type de situation, tandis que les articles 9, § 1, et 10, § 3, instaurent un régime similaire pour les « programmes de convergence » s’appliquant aux États qui n’ont pas adopté l’euro.

De la même manière, la seconde série de dispositions aménage une faculté d’adaptation dans le cadre du volet « correctif », constitué notamment par les procédures pour déficits publics excessifs. Au niveau de l’État pris individuellement, l’article 3, § 5, du règlement (CE) n° 1467/97, tel que révisé par le règlement (UE) n° 1177/2011, permet au Conseil d’adopter une « recommandation révisée » qui peut « prolonger, en principe d’un an, le délai prévu pour la correction du déficit excessif ». Le Conseil peut ainsi modifier et assouplir les demandes formulées à l’encontre d’un État qui aurait déjà « engagé une action suivie d’effets » lorsque « des événements économiques négatifs et inattendus ayant des conséquences défavorables majeures pour les finances publiques se produisent après l’adoption de ces recommandations ». Il permet aussi au Conseil, sur proposition de la Commission, de réviser une recommandation en « cas de grave récession économique dans la zone euro ou dans l’ensemble de l’Union ».

Étant donné l’ampleur de la crise suscitée par la pandémie, la Commission a affirmé vouloir mettre en œuvre toutes les dispositions contenues dans ces deux instruments qui sont relatives aux situations qui affectent l’ensemble de l’Union et de la zone euro. En vertu de l’article 5, § 2, et, dans les mêmes conditions, cette faculté peut être exercée même lorsque la procédure est plus avancée et que l’État ou les États en cause ont déjà été mis en demeure. L’appréciation de l’écart entre l’objectif budgétaire de moyen terme et la situation budgétaire sera ainsi corrigée des effets de la crise du coronavirus.

En revanche, comme l’a souligné la Commission dans sa communication, l’intention annoncée de mettre en œuvre ces dispositions n’implique pas la suspension des mécanismes qui assurent la discipline budgétaire. Les États restent tenus de communiquer leurs programmes de stabilité ou de convergence avant le 30 avril 2020. De plus, les textes limitent eux-mêmes la marge de manœuvre octroyée aux institutions. Toute modification ou révision des appréciations, recommandations et mises en demeure n’est permise qu’à la condition, rédigée en des termes identiques dans l’ensemble des dispositions mobilisées, que « cela ne mette pas en danger la viabilité budgétaire à moyen terme ». La déclaration des ministres confirme cette portée limitée. Les mesures étatiques devront être adoptées « à titre temporaire et de manière ciblée » et les gouvernements rappellent qu’ils « restent pleinement attachés au respect du pacte de stabilité et de croissance ».

Il s’agit par conséquent d’une décision se rapportant uniquement à la mise en œuvre des règles budgétaires et macroéconomiques structurelles et non, à ce stade, d’une modification de leur teneur. La décision commune du Conseil et de la Commission n’altère pas de manière pérenne l’état du droit sur ces questions. Les valeurs de référence demeurent, par exemple, à ce jour inchangées, pas plus que ne disparaissent « l’objectif budgétaire à moyen terme » ou l’obligation d’inscription de la « règle d’or  » au sein des droits nationaux telle qu’elle résulte du TSCG pour les États qui l’ont ratifié.

Juridiquement, cette « clause de suspension » est donc conjoncturelle dans son objet comme dans ses effets. Il est aujourd’hui impossible de prédire les conséquences à moyen et long terme de cette crise sanitaire, économique et sociale sur l’Union et ses membres. Du point de vue monétaire, en tout cas, le Conseil européen du 27 mars a rejeté toute mutualisation de la dette.