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La Cour de cassation et l’application des principes de laïcité et de neutralité du service public

Un salarié de droit privé, employé par une mission locale pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes et mis à disposition d’une collectivité territoriale, est soumis aux principes de laïcité et de neutralité du service public et dès lors à une obligation de réserve en dehors de l’exercice de ses fonctions, tant en sa qualité de salarié d’une personne de droit privé gérant un service public qu’en celle de salarié mis à disposition d’une collectivité publique.

par Sonia Norval-Grivet, Magistratele 27 octobre 2022

Le principe de laïcité, principe constitutionnel qui régit très largement la sphère publique, ne renferme pas une notion univoque et sa portée comme son champ d’application doivent être régulièrement précisés. Conséquence du principe de laïcité reconnu par la Constitution qui assure le « respect de toutes les croyances », la neutralité, entendue comme l’absence de manifestation des convictions religieuses, s’impose à l’État et à ses agents, dans leurs relations avec les citoyens. En revanche, l’entreprise privée n’est classiquement pas tenue à une obligation de neutralité. Elle doit respecter la liberté de ses salariés, ainsi que de ses clients, de manifester leur religion, dans les limites du bon fonctionnement de l’entreprise. Ainsi, « c’est la République c’est-à-dire l’État, qui est laïque, tandis que la société civile reste gouvernée par la liberté de religion» (J.-G. Huglo, La Cour de cassation et le fait religieux dans l’entreprise : présentation des enjeux juridiques, Dr. soc. 2015. 682 ). La sphère privée n’en a pas moins nécessité une certaine régulation, largement impulsée par la Cour de cassation, dans le souci de concilier la liberté religieuse, le respect d’autres libertés tout aussi fondamentales et le bon fonctionnement de l’entreprise. Entre ces deux sphères, publique et privée, s’est posée la question du statut des salariés de droit privé employés par un organisme gérant un service public. C’est sur cette question fondamentale que revient l’arrêt rendu par la haute juridiction de l’ordre judiciaire le 19 octobre 2022, pour réaffirmer et affiner des principes dégagés dès 2013.

Retour sur le principe de laïcité appliqué aux agents publics

La liberté de conscience, proclamée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par le préambule de la Constitution de 1946, repris dans le bloc de constitutionnalité par la Constitution de 1958, est en principe absolue. Aussi l’agent public est-il libre de ses opinions et croyances, libre de les manifester hors du service (v. par ex. CE 3 janv. 1962, Ministre des Armées contre Hocdé), et ne peut se voir reprocher ses convictions religieuses (CE 28 avr. 1938, Demoiselle Weiss, 8 déc. 1948, Demoiselle Pasteau).

Toutefois, le principe de laïcité, composante de la neutralité du service public et qui fonde l’obligation de réserve incombant aux agents publics, interdit à ces derniers toute manifestation d’une croyance religieuse dans le cadre du service, notamment le port d’un signe destiné à marquer l’appartenance à une religion, et ce quelles que soient les fonctions exercées (CE, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017, Mlle Marteaux, Lebon ; AJDA 2000. 673 ; ibid. 602, chron. M. Guyomar et P. Collin ; D. 2000. 747 , note G. Koubi ; AJFP 2000. 39 ; AJCT 2019. 489, étude A. Fitte-Duval ; RFDA 2001. 146, concl. R. Schwartz ).

La jurisprudence administrative distingue cependant la situation des agents de celle des usagers du service public, qui, s’ils ne disposent d’aucun droit à un traitement différencié résultant de leurs convictions religieuses, peuvent se voir accorder, sous réserve de ce que commande l’intérêt général, certains aménagements, tels que l’octroi aux élèves d’autorisations d’absence nécessaires à l’exercice d’un culte (CE 14 avr. 1995, n° 125148, Consistoire central des israëlites de France, Lebon avec les conclusions ; AJDA 1995. 572 ; ibid. 501, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; D. 1995. 481 , note G. Koubi ; RFDA 1995. 585, concl. Y. Aguila ) ou la possibilité de leur proposer des repas différenciés (CE 11 déc. 2020, n° 426483, Chalon-sur-Saône [Cne], Dalloz actualité, 18 déc. 2020, obs. E. Maupin ; Chalon-sur-Saône (Cne), Lebon avec les conclusions ; AJDA 2021. 461 , concl. L. Cytermann ; ibid. 2020. 2464 ; AJCT 2021. 157, obs. H. Bouillon ).

La laïcité dans le secteur privé

Absence d’application du principe constitutionnel de laïcité aux salariés

Contrairement au secteur public, le principe de laïcité tel qu’instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés d’un employeur ne gérant pas un service public. Il ne peut dès lors être invoqué pour les priver de la protection que leur assurent les dispositions du code du travail. Pour autant, la liberté d’opinion et de manifestation des convictions religieuses n’est pas absolue. Elle peut connaître des restrictions, appréciées sous le prisme du principe de proportionnalité, tenant au pouvoir de l’employeur d’édicter des règles au sein de l’entreprise, à travers notamment le règlement intérieur, ou à la nature même des exigences liées à la profession exercée.

Les limites tenant aux clauses de neutralité du règlement intérieur

L’absence d’applicabilité du principe de laïcité à l’entreprise n’interdit pas à l’employeur d’imposer, au sein de celle-ci, un principe de neutralité en apportant, au moyen du règlement intérieur, des limitations à la liberté des salariés de manifester leurs convictions religieuses. Ces restrictions doivent toutefois, par application des dispositions combinées des articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail, être « justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché » (Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369, Baby-Loup, Dalloz actualité, 27 juin 2014, obs. M. Peyronnet ; Laaouej, épouse Afif (Mme), AJDA 2014. 1293 ; ibid. 1842 , note S. Mouton et T. Lamarche ; D. 2014. 1386, et les obs. ; ibid. 1536, entretien C. Radé ; JA 2014, n° 503, p. 10, obs. D. Rieubon ; AJCT 2014. 511, obs. F. de la Morena ; ibid. 337, tribune F. de la Morena ; Dr. soc. 2014. 811, étude J. Mouly ; RDT 2014. 607, étude P. Adam ; RFDA 2014. 954, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser . Dans cette célèbre et emblématique affaire dite Baby Loup, la Cour de cassation réunie en assemblée plénière n’était pas revenue sur le principe dégagé par la chambre sociale en 2013 (Soc. 19 mars 2013, n° 11-28.845, Baby-Loup, Dalloz actualité, 27 mars 2013, obs. M. Peyronnet ; Baby-Loup (Assoc.), AJDA 2013. 1069 , note J.-D. Dreyfus ; D. 2013. 962 ; ibid. 761, édito. F. Rome ; ibid. 956, avis B. Aldigé ; ibid. 963, note J. Mouly ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2014. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta ; JA 2013, n° 477, p. 11, obs. L.T. ; AJCT 2013. 306, obs. J. Ficara ; Dr. soc. 2013. 388, étude E. Dockès ; ibid. 2014. 100, étude F. Laronze ; RDT 2013. 385, étude P. Adam ; ibid. 2014. 94, étude G. Calvès s) selon lequel le principe de laïcité n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public. Elle avait estimé, après un premier arrêt de cassation revenant à invalider le licenciement d’une salariée d’une crèche privée à raison du port du voile, que « les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ». On se souvient qu’elle avait ainsi finalement validé le raisonnement tenu par la cour d’appel de renvoi, appréciant in concreto les conditions de fonctionnement de l’association au regard notamment de sa dimension réduite, pour considérer que la restriction édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies et proportionnée au but recherché.

On sait également que cette affaire a incité le législateur de 2016 (loi n° 2016-1088 du 8 août 2016) à introduire, dans le code du travail, un nouvel article L. 1321-2-1, consacrant cette faculté de l’employeur de prévoir dans le règlement intérieur des dispositions restreignant la manifestation des convictions des salariés, sous des conditions similaires de nécessité et de proportionnalité.

Les limites tenant aux différences de traitement répondant à une exigence professionnelle essentielle et déterminante

La loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations permet en parallèle, à l’article L. 1133-1 du code du travail, des différences de traitement lorsqu’elles répondent à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». Cette notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante » a été précisée par la jurisprudence européenne et judiciaire. Ainsi, elle renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause et ne saurait couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client (CJUE 14 mars 2017, Micropole Univers, aff. C-188/15, Dalloz actualité, 20 mars 2017, obs. M. Peyronnet ; Asma Bougnaoui, Association de défense des droits de l’homme (ADDH) c/ Micropole SA, AJDA 2017. 551 ; ibid. 1106, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser et P. Bonneville ; D. 2017. 947 , note J. Mouly ; ibid. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2017. 450, étude Y. Pagnerre ; RDT 2017. 422, obs. P. Adam ; Constitutions 2017. 249, chron. A.-M. Le Pourhiet ; RTD eur. 2017. 229, étude S. Robin-Olivier ; ibid. 2018. 467, obs. F. Benoît-Rohmer ; Rev. UE 2017. 342, étude G. Gonzalez ; Soc. 22 nov. 2017, n° 13-19.855 P, Dalloz actualité, 30 nov. 2017, obs. M. Peyronnet ; D. 2018. 218, et les obs. , note J. Mouly ; ibid. 190, chron. F. Ducloz, F. Salomon et N. Sabotier ; ibid. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Just. & cass. 2019. 253, rapp. J.-G. Huglo ; ibid. 266, avis C. Courcol-Bouchard ; Dr. soc. 2018. 348, étude H. Nasom-Tissandier ; RDT 2017. 797, obs. M. Miné ). Les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle...

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