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Création d’entreprise par un étranger : exigence d’une activité économiquement viable

Doit être rejetée la demande de carte de séjour temporaire mention « entrepreneur/profession libérale » d’un ressortissant étranger qui ne justifie pas d’une « activité économiquement viable ». Tel est le cas de l’activité qui repose sur la production d’un business plan comportant des analyses évasives de la clientèle, de la concurrence ainsi que de la stratégie de vente du demandeur.

par Xavier Delpechle 9 février 2021

Dans le cadre du régime actuel, les ressortissants étrangers souhaitant exercer une activité indépendante sur le sol français, qu’elle soit commerciale, artisanale ou libérale, sont tenus de détenir une carte de séjour temporaire mention « entrepreneur/profession libérale ». Celle-ci est délivrée, par voie d’arrêté, par le préfet du département où ils envisagent d’exercer leur activité (le préfet de police pour Paris), sur avis de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). Les ressortissants de certains États bénéficient d’une dispense et peuvent en principe exercer librement exercer une activité commerciale (et de manière générale toute activité indépendante en France) : ressortissants des États membres de l’Union européenne, de l’Islande, du Liechtenstein, de la Norvège et de la Suisse, ressortissants algériens et de pays ayant passé avec la France une convention les en dispensant.

La délivrance de la carte n’est pas de droit : le demandeur est tenu de justifier d’une « activité économiquement viable et donc il tire des moyens d’existence suffisants, dans le respect de la législation en vigueur » (CESEDA, art. L. 313-10, 3°). Ce critère n’est guère aisé à remplir, d’autant que son appréciation revêt une dimension essentiellement rétrospective, surtout s’il est question d’une création – et non pas d’une reprise – d’entreprise. Il est surtout difficile de prouver qu’il l’est ; en pratique, cela passe, en cas de création, par la production d’un business plan (ou plan d’affaires) qui soit aussi réaliste que possible.

Le contentieux en la matière relève de la compétence des juridictions administratives. Le tribunal administratif est généralement saisi d’une demande d’annulation de l’arrêté en cas de refus du préfet d’accéder à la demande du ressortissant étranger (qui va parfois de pair avec une décision d’expulsion) fondée sur l’erreur manifeste d’appréciation. Si ce dernier obtient gain de cause et que le tribunal annule l’arrêté contesté, le tribunal va alors enjoindre au préfet de lui délivrer, éventuellement sous astreinte, le précieux sésame.

Une bonne partie du contentieux en la matière se concentre autour de l’appréciation du caractère économiquement viable du projet d’entreprise que le ressortissant étranger qui sollicite la délivrance de la carte de séjour spéciale entend mener à bien. Les demandes d’annulation sont généralement rejetées ; il faut dire que, dans le cadre du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, le juge administratif un contrôle considéré comme « restreint ». Ainsi, dans une affaire récemment jugée, il est question d’un ressortissant de nationalité argentine, qui est entré en France en 2014. Il a alors bénéficié d’un titre de séjour en qualité de « visiteur », régulièrement renouvelé, et valable pour la dernière fois jusqu’au 4 octobre 2018. Le 29 mai 2018, il a sollicité du préfet de police de Paris un changement de statut et la délivrance d’un titre de séjour portant la mention « entrepreneur/profession libérale ». À la suite de l’avis défavorable de la Direccte, le préfet de police rejette sa demande. Même chose de la part du tribunal administratif de Paris qui a rejeté sa demande tendant à l’annulation de l’arrêté préfectoral. Enfin, la cour administrative d’appel de Paris rejette sa requête.

L’intéressé avait pour projet d’exercer une activité de création et de vente de prêt-à-porter, accessoires et bijoux. Pour établir la viabilité économique de son activité, il a produit trois bons de commande pour la période de mai à septembre 2019 et a soutenu avoir a réalisé un chiffre d’affaires de près de 30 550 € entre mars 2018 et janvier 2019 en produisant pour en justifier des déclarations mensuelles de chiffre d’affaires pour cette période. Pour autant, considèrent les juges, ces déclarations ne permettent pas d’établir le résultat net de son activité et les bénéfices qu’il aurait perçus. Ils ajoutent qu’il ressort par ailleurs du business plan transmis par l’intéressé au soutien de sa demande que les prévisions financières concernant le développement de son activité sont peu réalistes, ce dont il convient lui-même en admettant que son estimation d’un chiffre d’affaires à hauteur de 199 596 € pour la première année procède d’une « erreur grossière ». En outre, « ce business plan comporte des analyses évasives de la clientèle, de la concurrence ainsi que de la stratégie de vente qui reposerait sur la création d’un site internet et l’utilisation des réseaux sociaux, sans qu’il soit établi ni même allégué que cette stratégie ait effectivement été mise en œuvre ». Pour conclure, les juges considèrent que, « si le requérant fait enfin valoir qu’il a accompli les formalités requises auprès des services fiscaux et qu’il justifie de la réalité de ses diplômes, ces circonstances sont en tout état de cause sans incidence, dès lors qu’il ne justifie pas de la viabilité économique de son projet d’activité, de sa capacité à en dégager des ressources au moins équivalentes au SMIC ».

Dans un autre arrêt, qui concernait cette fois un ressortissant tunisien qui souhaitait exercer la profession de chauffeur de VTC (voiture de tourisme avec chauffeur), la demande de délivrance de la carte a connu le même sort. En effet, selon les juges, il ne ressort pas des pièces du dossier que l’intéressé « disposerait des compétences et qualifications nécessaires pour mener à bien son projet entrepreneurial de création d’une société de véhicules de tourisme avec chauffeur, ainsi que des financements suffisants, le business plan produit pour la première fois en appel ne faisant état que d’un apport de 1 000 €. Enfin, les prévisions dudit business plan sont surévaluées dans un environnement où la concurrence est très rude » (CAA Paris, 21 déc. 2018, n° 18PA00003). A également été rejetée la demande d’une ressortissante chinoise « qui se borne à produire quelques factures concernant une entreprise […], ne fournit aucune précision, ni aucun élément sur la forme juridique de cette entreprise qu’elle aurait créée ou à laquelle elle participerait, ni aucun élément comptable ou fiscal sur l’activité de cette entreprise ; qu’au surplus, elle ne fournit aucun élément de nature à démontrer qu’elle tirerait des ressources de cette activité et que ces ressources seraient d’un niveau équivalent au salaire minimum de croissance correspondant à un emploi à temps plein » (CAA Versailles, 29 mars 2018, n° 17VE03797).

À l’inverse, une ressortissante turque est parvenue à prouver, au stade de l’appel, la viabilité économique de son projet, partant, l’annulation du jugement qui avait rejeté sa demande de renouvellement de sa carte de séjour temporaire en qualité d’entrepreneur, compte tenu des pièces complémentaires qu’elle a produites en appel. Ces pièces « comportent notamment un bilan et compte de résultat au titre de l’année de création de l’activité de l’intéressée en 2018, qui est celle au cours de laquelle l’arrêté en litige a été pris, que l’activité de l’entreprise a dégagé un résultat net positif de 34 673 €. Les factures produites révèlent en outre que la société a principalement deux clients qui la font travailler toute l’année et qui assurent des rentrées d’argent selon un rythme régulier » (CAA Versailles, 24 sept. 2020, n° 19VE01774). C’est dire qu’une demande sérieusement motivée a toutes les chances d’emporter la conviction du juge, si ce n’est, avant lui, celle du préfet.