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Crimes contre l’humanité : une cinquantaine d’enquêtes menacées

Une décision de la Cour de cassation de novembre 2021 menace une cinquantaine d’enquêtes et d’instructions conduites contre des responsables syriens soupçonnés de crimes contre l’humanité. Une décision pourtant dans la ligne de la loi française, rétive à la compétence universelle. Les ministères de la Justice et des affaires étrangères envisagent aujourd’hui des évolutions législatives qu’ils ont longtemps combattues.

par Pierre Januel, Journalistele 17 février 2022

La France est allée à reculons sur les questions de compétences universelles dans les poursuites pour génocide, crime contre l’humanité ou crime de guerre. Elle craignait notamment de voir des poursuites engagées contre des responsables de passage en France, comme en Belgique qui est revenue sur sa conception large de la compétence universelle à cause d’imbroglio diplomatiques. D’où la présence en droit français de quatre « verrous » pour limiter les poursuites sur les crimes internationaux les plus graves : la résidence habituelle sur le territoire française, le monopole des poursuites par le parquet, un principe de primauté de la cour pénale internationale et le fait que l’incrimination doit être reconnue dans les deux pays (la « double-incrimination »).

Une cinquantaine d’enquête menacées

C’est cette double-incrimination qui est aujourd’hui en cause. Dans une décision du 24 novembre, la Cour de cassation a déclaré les juridictions françaises incompétentes pour connaître des poursuites engagées contre un ressortissant syrien pour crimes contre l’humanité, au motif que le droit syrien ne prévoyait pas cette incrimination (Crim. 24 nov. 2021, n° 21-81.344, Dalloz actualité, 6 déc. 2021, obs. M. Dominati).

Cette décision inquiète vivement les ONG et les magistrats français. Comme le rapportait l’AFP, 36 des 75 enquêtes préliminaires menées actuellement par le parquet national antiterroriste en matière de crimes contre l’humanité et 13 des 80 informations judiciaires sont directement menacées. Au moment où l’Allemagne condamne des génocidaires syriens, l’abandon des poursuites en France aurait quelque chose d’humiliant. D’autant que certaines de ces affaires sont issues de signalements du ministère des Affaires étrangères.

Un problème soulevé depuis dix ans

La Cour de cassation fait une lecture stricte de la loi : si la Syrie ne reconnaît pas le crime contre l’humanité stricto sensu, les crimes qu’il recouvre sont bien dans le droit syrien. Reste que ce problème de double-incrimination était connu de longue date. En 2013, le Sénat avait adopté une proposition de loi portée par les sénateurs socialistes Jean-Pierre Sueur et Alain Anziani qui visait à lever les verrous du droit français.

Ce texte n’ayant jamais été étudié par l’Assemblée, Jean-Pierre Sueur était revenu à la charge en 2018 lors des débats sur la loi de programmation de la justice. Le Sénat avait adopté à l’unanimité l’amendement qui reprenait sa proposition de loi. Mais à l’Assemblée, le gouvernement était revenu sur plusieurs des avancées obtenues pour le Sénat, notamment sur le sujet de la double-incrimination.

Comme nous l’indique aujourd’hui Jean-Pierre Sueur, « au final, un amendement de compromis avait été adopté, notamment grâce au soutien de Matignon ». La double-incrimination avait ainsi été supprimée pour le crime de génocide mais pas pour le crime contre l’humanité. Une distinction que n’a pas comprise alors le sénateur. En séance, Nicole Belloubet avait indiqué : « En ce qui concerne enfin l’exigence de double-incrimination, il s’agit d’un principe fondamental du droit international. Il ne paraît dès lors possible d’y déroger que de façon tout à fait exceptionnelle. Je vous demande par conséquent de réserver cette dérogation au crime de génocide. »

Quelle solution pour sauver les enquêtes ?

La Cour de cassation va prochainement réétudier le sujet. Si elle maintenait sa position, des évolutions législatives semblent nécessaires. Mercredi, un communiqué commun des ministères de la Justice et des affaires étrangères indiquait : « cette décision est toutefois susceptible de faire l’objet d’un nouvel examen. Nos ministères suivront donc avec attention les prochaines décisions de justice devant intervenir. En fonction de ces décisions, nos ministères se tiennent prêts à définir rapidement les évolutions, y compris législatives, qui devraient être effectuées ».

Fin janvier, lors des débats sur la ratification de la convention portant sur le « Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie », plusieurs députés ont également appelé à une réforme. Mais les embûches sont nombreuses. Une éventuelle évolution législative semble en effet inenvisageable avant la suspension des travaux parlementaires qui ira de mars à juin. La question de la rétroactivité d’une éventuelle réforme est également posée.