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Crimes de guerre en Ukraine : le parquet national antiterroriste adapte ses méthodes au contexte, inhabituel

Fin octobre, le pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre, du tribunal judiciaire de Paris avait ouvert sept enquêtes du chef de crime de guerre ou de complicité de crime de guerre en Ukraine. Pour enquêter en temps réel et en coopération avec de nombreux autres services d’enquête étrangers, le parquet a dû adapter ses méthodes de travail à ce contexte, très inhabituel pour ce type d’affaires.

par Miren Lartigue, Journalistele 28 octobre 2022

Pour « agir en temps réel » et « mettre en œuvre des coopérations internationales » avec, notamment, « un pays qui est toujours en guerre », « il a fallu mettre en place des dispositifs, des méthodologies et des moyens particuliers », a expliqué Jean-François Ricard, procureur de la République antiterroriste près le tribunal judiciaire de Paris, lors du colloque organisé par la Cour de cassation le 24 octobre dernier dans le cadre des vingt ans de l’entrée en vigueur du statut de Rome. Le chef du parquet national antiterroriste a ainsi détaillé les principes et le mode opératoire élaborés pour conduire les enquêtes sur la guerre en Ukraine ouvertes par le pôle du tribunal judiciaire de Paris spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité, les crimes et délits de guerres. Soit sept enquêtes ouvertes à ce jour, « uniquement du chef de crime de guerre ou de complicité de crime de guerre » et « au préjudice de victimes françaises ».

Des enquêtes ciblées plutôt que structurelles

Pour l’instant, « aucune enquête n’a été ouverte sur le fondement de la compétence universelle et qui concernerait des auteurs étrangers présents ou ayant leur résidence habituelle sur le territoire français », a pointé le procureur antiterroriste, mais « nous n’hésiterons pas à ouvrir de telles enquêtes si le cas se présentait ». Et le parquet assure également « une veille concernant l’éventuelle implication de ressortissants français dans le conflit ukrainien qui seraient des auteurs potentiels de crimes de guerre ». Si certains pays ont fait le choix « d’ouvrir des enquêtes structurelles générales sur l’ensemble des crimes de guerre susceptibles d’avoir été commis en Ukraine », en France, « nous avons fait un choix différent, avec des enquêtes ciblées. Il n’y a pas d’opposition de principe à une enquête structurelle, mais il nous semble qu’il faudrait un périmètre mieux défini des crimes qui pourraient faire l’objet d’une telle enquête. »

Définir une doctrine et une méthodologie adaptées pour l’action publique

Ces derniers mois, le parquet national antiterroriste a également dû définir « une sorte de doctrine d’action publique » adaptée au contexte très particulier dans lequel se déroulent les poursuites et qui permette « d’établir et de qualifier les crimes » et « d’établir pour chaque cas la chaine de commandement et les responsabilités individuelles », a poursuivi Jean-François Ricard. La méthodologie mise au point s’articule en trois phases. Dans un premier temps, le parquet s’attache à « l’établissement détaillé et documenté des faits dans toute leur complexité, avec un recueil des preuves sur le terrain ». Sur ce point, « il est évident que la proximité temporelle et géographique va nous permettre un meilleur recueil des preuves ». Le deuxième temps concerne « la recherche de précisions quant à l’origine des actions qui ont occasionné ces crimes ». Une étape « beaucoup plus complexe », qui va demander « beaucoup d’innovation » et impliquer, notamment, de « passer par des systèmes de réquisitions nationaux et internationaux ». Le troisième temps, qui concerne l’établissement des responsabilités, sera « dans beaucoup plus longtemps ». « Nous en sommes au premier stade, on mord sur le second. »

Faire jouer la coopération internationale en temps réel

Une des particularités de ces affaires est la nécessité de faire jouer la coopération judiciaire internationale « en temps réel », avec plusieurs pays, dont l’Ukraine, qui est « toujours en guerre ». Le parquet doit notamment adapter sa façon de travailler à « l’existence d’autres enquêtes – les enquêtes miroirs, comme on les appelle souvent – ouvertes par d’autres systèmes judiciaires en considération du lieu des faits ou de la nationalité des victimes ». « Nous pouvons ainsi nous retrouver à deux, trois ou quatre pays à travailler en parallèle et en coopération », ce qui nécessite une coordination dans laquelle le rôle de la CPI et d’Eurojust est « fondamental ». Pour faciliter les échanges entre les différents services, des « mémorandums » ont été signés entres les autorités judiciaires ukrainiennes et les autorités judiciaires de plusieurs pays.

« L’Office central en charge de ces affaires s’est déjà rendu deux fois en Ukraine » et les enquêteurs et magistrats français ont pu, avec la coopération des autorités ukrainiennes, y réaliser des opérations « tout à fait classiques – auditions de témoins, constations sur les lieux, relevés topographiques, constatations de police technique et scientifique… –, et des procès-verbaux ont été dressés et transmis selon les principes du droit international ». Le Parquet national antiterrorisme a par ailleurs choisi de rejoindre une des équipes communes d’enquête qui se sont constituées, pour une enquête « spécifique », menée « avec l’Ukraine et un autre pays européen », « en lien permanent avec Eurojust ».

Des preuves qui soient recevables dans tous les systèmes de droit

Autre particularité : « il y a un véritablement un bouleversement dans le type de preuves que nous sommes en train de constater par rapport aux faits qui sont actuellement jugés ou qui ont été jugés ces dernières années en matière de crimes contre l’humanité », a expliqué le chef du parquet national antiterroriste. Habituellement, dans ces dossiers, « la preuve centrale, c’est les témoignages, et presque uniquement les témoignages », or, « ici, nous avons des preuves numériques et des preuves d’origine militaire ». En parallèle, « il faut aller plus loin pour éviter le dépérissement de preuves telles que les témoignages et les enregistrements numériques de personnes réfugiées » car « c’est un enjeu probatoire majeur et qui sera en soutien de futures procédures judiciaires ». Il a ainsi été décidé, en concertation avec les ministères de la Justice et de l’Intérieur d’élaborer un questionnaire destiné aux déplacés d’Ukraine présents en France.

Enfin, l’autre spécificité de ces poursuites est que le parquet doit travailler « sans savoir qui jugera » : « est-ce que ce sera la France, la Cour pénale internationale, l’Ukraine, ou une juridiction ad hoc ? Nous ne savons pas. » Aussi, pour que toutes ces preuves soient recevables, « il faut les recueillir avec toute la rigueur possible et de sorte que ces éléments de preuve puissent être conformes tant à notre droit continental qu’à des systèmes de preuve de type anglo-saxon ou de type CPI. »

Dix ans après la création du pôle spécialisé dans les crimes de guerre, « nous sommes dans une phase de jugements comme nous n’en avons jamais connu »
Créé en janvier 2012, le pôle du tribunal judiciaire de Paris spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité, les crimes et délits de guerre, a vu le nombre de ses dossiers augmenter très vite. Il travaille sur des affaires concernant des faits commis dans de très nombreux pays, dont la Syrie, l’Irak, la Lybie, le Tchad, la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire, l’Ouganda, l’Afghanistan, la Tchétchénie… ou encore l’Ukraine. Les quatre premiers procès pour crimes contre l’humanité visaient des faits commis pendant le génocide des Tutsis au Rwanda. Le cinquième procès qui vient de s’ouvrir à Paris le 10 octobre dernier vise un ancien milicien pour complicité de crimes contre l’humanité, torture et actes de barbarie commis pendant la guerre civile au Libéria. Ces poursuites sont menées par le Parquet national antiterroriste qui, depuis le 1er juillet 2019, est compétent en matière d’infractions terroristes et d’infractions relatives à la prolifération d’armes de destruction massive, et pour les crimes contre l’humanité, les crimes et délits de guerre, les crimes de tortures commis par les autorités étatiques et les crimes de disparitions forcées. « Nous sommes dans une phase de jugements comme nous n’en avons jamais connu » : d’ici peu, « la France aura jugé trois affaires de crimes contre l’humanité, c’est du jamais vu », a pointé le procureur de la République antiterroriste près le tribunal judiciaire de Paris, Jean-François Ricard, au cours de ce colloque.