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Cumul de poursuites pénales et fiscales : caractérisation des cas les plus graves

La gravité permettant le cumul de poursuites fiscales et pénales peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes.

par Sébastien Fucinile 20 septembre 2019

Par un de ses arrêts rendus le 11 septembre 2019, la chambre criminelle a apporté des précisions spécifiques quant au cumul de poursuites pénales et fiscales pour les mêmes faits. Par une motivation enrichie complétée par une note explicative, elle a détaillé la manière dont les poursuites pénales pouvaient s’ajouter aux poursuites fiscales, et en particulier quels étaient les cas « les plus graves » permettant un tel cumul.

Le Conseil constitutionnel avait admis le cumul de poursuites pénales à la suite d’une sanction fiscale, en relevant que les procédures étaient complémentaires et permettaient ensemble d’assurer la protection des intérêts financiers de l’État conformément à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Cons. const. 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC, Dalloz actualité, 27 juin 2016, obs. J. Gallois ; D. 2016. 2442 , note O. Décima ; ibid. 1836, obs. C. Mascala ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; AJ pénal 2016. 430, obs. J. Lasserre Capdeville ; Constitutions 2016. 361, Décision ; ibid. 436, chron. C. Mandon ; RSC 2016. 524, obs. S. Detraz ; 22 juill. 2016, n° 2016-556 QPC, D. 2016. 1569 ; 23 nov. 2018, n° 2018-745 QPC, Dalloz actualité, 4 déc. 2018, obs. P. Dufourq ; D. 2018. 2237, et les obs. ; ibid. 2019. 439, point de vue J. Roux ; Constitutions 2018. 465, Décision ). Cette position est conforme à celle de la Cour européenne des droits de l’homme, qui admet le cumul de poursuites administratives ou fiscales d’une part et pénales d’autre part, lorsque les procédures sont reliées par « un lien matériel et temporel étroit » (CEDH 15 nov. 2016, n° 24130/11, A. et B. c/ Norvège, AJDA 2016. 2190 ; D. 2017. 128, obs. J.-F. Renucci et A. Renucci ; AJ pénal 2017. 45, obs. M. Robert ; RSC 2017. 134, obs. D. Roets ). Elle est également conforme à la position de la Cour de justice de l’Union européenne qui a adopté une position similaire (CJUE 20 mars 2018, aff. C-596/16, Di Puma c/ Commissione Nazionale per le Società e la Borsa (Consob), AJDA 2018. 602 ; ibid. 1026, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2018. 616 ; Rev. sociétés 2018. 731, note H. Matsopoulou ; RSC 2018. 524, obs. F. Stasiak ; RTD eur. 2019. 405, obs. F. Benoît-Rohmer ).

Mais le Conseil constitutionnel est allé un peu plus loin en limitant le cumul de poursuites fiscales, sur le fondement des articles 1728 et 1729 du code général des impôts, et pénales, sur le fondement de l’article 1741 du même code, « aux cas de fraudes les plus graves » (Cons. const. 24 juin 2016, préc. ; 23 nov. 2018, préc.). Le Conseil constitutionnel ajoute que « cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ».

Toute la difficulté était alors, malgré ces quelques critères de gravité relevés, de déterminer comment caractériser la gravité autorisant le cumul de poursuites. Plusieurs auteurs se sont interrogés sur ce point et ont relevé l’imprécision de la décision du Conseil constitutionnel (J. Lasserre Capdeville, obs. sous Cons. const. 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC, préc. ; O. Décima, C’est grave ?, D. 2016. 2442, préc. ; S. Detraz, Constitutionnalité relative du cumul des sanctions fiscales et pénales, JCP 2016. 1042 ; v. aussi J. Chacornac, L’articulation des répressions. Comment résoudre le problème de non bis in idem ?, RSC 2019. 333 ). La chambre criminelle a alors tenu à préciser de manière détaillée comment cette gravité devait être analysée. La première précision qui avait déjà été dégagée est relative au fait qu’il appartient au prévenu « de justifier de l’engagement à son encontre de poursuites fiscales pour les mêmes faits (Crim. 22 févr. 2017, n° 16-82.047) ». La Cour de cassation précise toutefois que le prévenu peut en justifier pour la première fois en appel ou devant la Cour de cassation mais refuse la faculté pour le juge de relever d’office la réserve d’interprétation. Cela peut être contestable quant aux prévenus qui ne sont pas assistés par un avocat, ce qui reste cependant rare en matière de fraude fiscale.

Elle a pour la première fois par la suite précisé les critères de la gravité. Dans sa motivation, elle s’est cependant limitée à reprendre les termes même du Conseil constitutionnel, en relevant que « le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes ». La chambre criminelle reprend les trois critères alternatifs de la gravité sans les préciser, sauf pour le dernier : les circonstances de l’intervention des fraudes fiscales peuvent tenir, entre autres, aux circonstances aggravantes. L’article 1741 du code général des impôts prévoit six circonstances aggravantes et il se déduit alors de la position de la Cour de cassation que la qualification d’une de ces circonstances aggravantes suffira à retenir la gravité.

En dehors de ce cas, ce n’est que dans son appréciation de l’espèce qu’elle apporte des illustrations permettant de comprendre ce qui est constitutif de la gravité requise pour permettre le cumul de poursuites. Dans l’arrêt commenté, elle a identifié la gravité à raison « des montants des droits éludés s’élevant à 276 562 € ». Elle se fonde ainsi sur le premier critère, sans pour autant que l’on sache à partir de quel montant le cas devient grave. Mais elle a également relevé « l’existence de manœuvres de dissimulation des sommes sujettes à l’impôt ayant consisté à transférer les fonds avec rapidité, avant toute approbation des associés de la SCI, sur les comptes de [la prévenue], puis sur le contrat d’assurance-vie souscrit à son nom ».

C’est ainsi la nature des agissements qui vient renforcer la gravité. Dans deux autres arrêts du même jour, la Cour de cassation a apporté d’autres illustrations de la gravité : dans un cas, il s’agit de « la réitération de faits d’omission déclarative sur une longue période en dépit de plusieurs mises en demeure et de la qualité d’élu de la République de l’un d’entre eux » (Crim. 11 sept. 2019, n° 18-81.067). Dans l’autre, les juges du fond avaient retenu que le prévenu avait « mis en place et profité durant de longues années d’un système frauduleux, initié dans un cadre familial, ayant consisté à ouvrir des comptes en Suisse sous couvert de sociétés fictives implantées dans des paradis fiscaux afin d’échapper à ses obligations fiscales et de gérer ses affaires dans la plus grande confidentialité ».

Les juges avaient ajouté que « l’origine des sommes versées sur ces comptes n’a jamais été justifiée et qu’en outre [le prévenu], contrairement à ses affirmations, n’a jamais voulu spontanément régulariser sa situation fiscale ». Si la Cour de cassation a admis le premier critère de la gravité, elle a en revanche considéré le second comme retenu à tort : elle s’oppose à ce qu’il soit retenu, au titre de la gravité, « l’absence de justification de l’origine des fonds placés et le comportement du prévenu postérieurement à la fraude ». On ne peut qu’approuver cette position, dès lors que le comportement postérieur n’est pas de nature à modifier la gravité de l’infraction consommée et que l’absence de justification des fonds peut être constitutif d’une autre infraction. Lorsque la fraude fiscale n’est pas « grave », la poursuite pénale ne peut pas être exercée, et il appartient alors au juge pénal de relaxer le prévenu. La chambre criminelle a souligné qu’en l’absence de tout autre fondement légal, tel que l’autorité de la chose jugée au fiscal, le juge ne peut que relaxer le prévenu.

Il n’en reste pas moins que les critères de la gravité ne sont pas davantage clarifiés par le présent arrêt. À tout le moins, il semble possible d’affirmer que la caractérisation d’une des circonstances aggravantes contenues à l’article 1741 du code général des impôts suffira à retenir la gravité. En dehors de ce cas, le montant des droits fraudés peut caractériser la gravité, sans que l’on sache à partir de quel montant la fraude devient grave. Quant à la nature des agissements et aux circonstances de leur intervention, en dehors des circonstances aggravantes, il est difficile de comprendre la délimitation entre ce qui peut en faire partie et ce qui ne peut pas en faire partie. Tout juste peut-on affirmer que l’on ne peut tenir compte d’éléments postérieurs à la consommation de l’infraction. Mais entre la qualité d’élu de la République, la réitération des faits sur une longue période, – à partir de quand la période devient-elle longue ? – le recours à des manœuvres de dissimulation ou encore le recours à des intermédiaires établis à l’étranger, il semble bien difficile de délimiter la gravité de la non-gravité. Pourtant, la délimitation devrait nécessairement être claire et précise, pour se conformer au principe de légalité. En effet, il ne s’agit pas ici d’individualiser la peine mais de déterminer si des poursuites pénales peuvent être exercées. Autrement dit, il s’agit d’une question de qualification : la poursuite pénale consécutive à une sanction fiscale suppose d’être en présence d’une fraude fiscale grave. Sans pouvoir déterminer avec précision et avec prévisibilité dans quels cas la fraude fiscale est grave, il n’est pas certain que la position soit conforme à l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.