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D’une infraction continue à une « infraction perpétuelle » ?

Au terme d’un contentieux judiciaire long de près de cinq années, la Cour de cassation confirme finalement l’extradition vers l’Argentine d’un ancien policier franco-argentin, membre présumé de la police politique de la junte militaire, soupçonné d’exactions.

par Hugues Diazle 18 juin 2018

Depuis plus de quarante ans en Argentine, les « mères de la place de mai » réclament la vérité sur le sort de leurs enfants disparus durant la dictature : sous l’impulsion du défunt président Néstor Kirchner, de nombreuses poursuites judiciaires ont été engagées ces quinze dernières années à l’encontre d’anciens dirigeants et militaires de la junte. Le 2 août 2012, le gouvernement argentin demandait l’extradition de M. Mario Sandoval à l’occasion de poursuites exercées à son encontre pour des faits qualifiés en droit argentin de tortures, tortures suivies de mort, privation illégale de liberté aggravée et crimes contre l’humanité. Il est en substance reproché à M. Sandoval son implication au sein de la police politique de la dictature dans le cadre de l’affaire dite « de l’École de mécanique de la marine » (ESMA) – centre clandestin de détention et de torture de Buenos Aires d’où ont disparu quelques milliers d’opposants politiques de 1976 à 1983 (v. not. L’express, 6 juin 2014, T. Bluy ; Le Monde, 24 mai 2018, A. Montoya ; Le Figaro, 24 mai 2018, A. Bariéty).

M. Sandoval était appréhendé sur le territoire national le 13 juin 2013, puis présenté aux autorités judiciaires devant lesquelles il déclarait ne pas consentir à son extradition (v. C. pr. pén., art. 696-15). Placé sous contrôle judiciaire (v. C. pr. pén., art. 696-11), le requérant voyait la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris émettre un avis partiellement favorable à la demande d’extradition pour les seuls faits qualifiés, en droit français, de détention ou séquestration, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, précédée ou accompagnée de tortures – prétendument commis au préjudice d’un étudiant, opposant politique du régime, M. Hernan Abriata.

Faute d’élément de preuve dans les procédures argentines, comprises dans la demande d’extradition, la chambre de l’instruction refusait en revanche de souscrire à l’analyse des autorités locales selon laquelle M. Sandoval devait être tenu pour responsable d’autres crimes, soit 595 autres victimes, commis par les membres du groupe en poste à l’ESMA entre le 30 octobre 1976 et le 19 septembre 1979 : elle rejetait pour le surplus la demande d’extradition.

Un pourvoi était inscrit contre l’arrêt de la chambre de l’instruction : la défense de M. Sandoval présentait alors une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), laquelle, jugée sérieuse, était transmise au Conseil constitutionnel (Crim. 3 sept. 2014, n° 14-84.193, D. 2015. 491 ; AJ pénal 2015. 257, obs. C. Chassang ). Le débat juridique était le suivant : l’article 696-4, 1°, du code de procédure pénale, qui interdit d’accorder l’extradition lorsque la personne réclamée est de nationalité française, en précisant que cette qualité est appréciée à l’époque de l’infraction pour laquelle l’extradition est requise, était susceptible de porter une atteinte injustifiée au principe constitutionnel d’égalité devant la loi en autorisant l’extradition pour une catégorie de Français – en l’espèce, ceux ayant fait l’objet, comme le requérant, d’une naturalisation. Le Conseil constitutionnel déclarait ces dispositions conformes à la Constitution en affirmant spécialement que le législateur avait entendu faire obstacle à l’utilisation des règles relatives à l’acquisition de la nationalité pour échapper à la mise en œuvre d’une procédure d’extradition (Cons. const. 14 nov. 2014, n° 2014-427 QPC, AJDA 2014. 2218 ; D. 2014. 2302 ; AJ pénal 2015. 86, note C. Chassang ).

Par arrêt du 18 février 2015, non publié au bulletin, la Cour de cassation se prononçait sur le pourvoi et censurait, aux visas des articles 593 et 696-15 du code de procédure pénale, la décision rendue par la chambre de l’instruction (Crim. 18 févr. 2015, n° 14-84.193, Dalloz actualité, 12 mars 2015, S. Fucini ; AJ pénal 2015. 257, obs. C. Chassang ). La haute juridiction reprochait aux juges du fond de n’avoir pas correctement motivé le rejet de l’exception de prescription de l’action publique invoquée par la défense de M. Sandoval. En effet, la chambre de l’instruction avait énoncé, « en substance, que le crime de détention ou séquestration d’une personne, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, précédée ou accompagnée de tortures, est une infraction continue qui se prescrit à partir du moment où elle a pris fin, que M. Hernan […], opposant politique à la dictature argentine, enlevé le 30 octobre 1976, [n’avait] toujours pas été retrouvé, qu’on ne [pouvait] déduire des pièces du dossier que sa détention ou sa séquestration [avait] cessé, et que dès lors la prescription de l’action [n’était] pas acquise au regard du droit français ». Or la Cour de cassation voyait dans cette argumentation des « motifs hypothétiques » (v. not. J. Boré et L. Boré, La cassation en matière pénale

L’enjeu juridique était de taille puisque, selon l’article 696-4, 5°, du code de procédure pénale, l’extradition ne peut pas être accordée si, d’après la loi de l’État requérant ou d’après la loi française, la prescription de l’action publique a été acquise antérieurement à la demande d’extradition (v., not., Rép. pén., v° Extradition, par D. Brach-Thiel, nos 145 s.). La cause et les parties étaient renvoyées devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles afin que celle-ci statue à nouveau conformément à la loi.

Sur renvoi après cassation, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles émettait à son tour un avis partiellement favorable à la procédure d’extradition pour les seuls faits prétendument commis sur la personne de M. Abriata – confirmant ainsi, en substance, la décision qui avait été précédemment rendue par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. Le requérant se pourvoyait derechef en cassation : la chambre criminelle était donc une nouvelle fois appelée à se prononcer en rendant l’arrêt présentement commenté.

Parmi de multiples autres branches de cassation, le demandeur au pourvoi reprochait à la chambre de l’instruction de Versailles de n’avoir pas tenu compte de l’arrêt de cassation de 2015, dans la mesure où la séquestration de l’opposant politique n’était toujours pas établie au-delà du renversement du régime dictatorial. Pour rejeter l’exception de prescription, les juges avaient cette fois-ci énoncé que « M. Abriata n’est pas réapparu depuis la fin de l’année 1976, que son corps n’a pas non plus été retrouvé, que le sort qui lui a été réservé demeure encore inconnu à ce jour, qu’il ne peut être affirmé que sa détention ou séquestration arbitraire a cessé, et ce quand bien même la dictature militaire a pris fin en Argentine en 1983 ; que, de même, il importe peu que M. Sandoval ait quitté l’Argentine pour la France en 1985, qu’il suffit d’estimer plausible son implication dans la séquestration de M. Abriata qui a commencé lors de sa conduite dans les locaux de l’ESMA immédiatement après son enlèvement à son domicile le 30 octobre 1976 ; que la fin de la séquestration de M. Abriata ne peut être fixée de manière arbitraire et théorique en 1983, époque à laquelle la dictature militaire a cessé en Argentine ; que, dans cette situation, la prescription de la séquestration dont il a été victime n’a pas commencé à courir, l’infraction n’ayant pas pris fin ». En l’état de ces motifs, la Cour de cassation affirme que, « dès lors que la prescription des infractions continues ne court qu’à partir du jour où elles ont pris fin dans leurs actes constitutifs et dans leurs effets, et que ce point de départ, en l’état de la procédure, ne peut être déterminé », la chambre de l’instruction a régulièrement motivé sa décision : le grief est donc rejeté.

Une telle solution ne manque pas de surprendre : l’effort de motivation de la chambre de l’instruction, pour se conformer aux attentes de la haute juridiction, aboutit à cette conclusion, cette fois-ci formelle mais somme toute artificielle, selon laquelle l’infraction serait toujours prétendument en cours. Très pragmatiquement, il semble pourtant difficilement concevable, plus de quarante ans après la disparition de l’opposant politique, de considérer que l’infraction se poursuit – étant observé que le régime dictatorial s’est donc achevé en 1983. En outre, la détention et la séquestration ne se conçoivent pas sans acte positif de commission : en d’autres termes, l’infraction suppose la démonstration d’un rôle actif et volontaire joué dans l’atteinte à la liberté de circuler librement d’autrui (v., not., Rép. pén., v° Enlèvement et séquestration, par P. Mistretta, n°19). Dans la mesure où le demandeur au pourvoi a définitivement quitté l’Argentine en 1985, on voit difficilement comment il pourrait lui être raisonnablement imputé des agissements postérieurs à cette date.

Une lecture attentive du dernier attendu permet de constater que la Cour de cassation n’affirme pas, quant à elle, que l’infraction « n’a pas pris fin », mais que le point de départ de la prescription « ne peut être déterminé » : faute d’une conclusion certaine et avérée, l’infraction continue devient en l’espèce une infraction que l’on pourrait qualifier de « perpétuelle », laquelle, de fait, s’avère alors imprescriptible. Poussé à l’extrême, le raisonnement amène à cette situation paradoxale où les faiblesses du dossier d’enquête s’avèrent préjudiciables à la personne poursuivie : à supposer les faits mieux établis et/ou le probable décès de l’opposant politique précisément circonstancié (selon des responsabilités qu’il appartiendra maintenant à la justice de trancher), les poursuites auraient vraisemblablement dû être considérées comme prescrites (v. égal., 13e branche de cassation présentée par le demandeur au pourvoi).

Pour conclure, soulignons que l’État argentin pouvait être autorisé à intervenir devant la chambre de l’instruction à l’occasion de l’audience au cours de laquelle la demande d’extradition a été examinée : pour autant, l’État requérant ne peut jamais se prévaloir de la qualité de « partie à la procédure » (C. pr. pén., art. 696-16). Aucune disposition spécifique ne prévoyant par ailleurs son intervention devant la Cour de cassation, les observations présentées par le gouvernement ont donc été déclarées irrecevables dans la mesure où, précisément, l’État requérant n’est pas partie à la procédure.