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De Bénin City à la rue Saint-Denis, la traite des femmes nigérianes

Du 25 novembre au 6 décembre, la cour d’assises de Paris juge six personnes, toutes d’origines nigérianes, pour traite d’êtres humains en vue de tirer un bénéfice de leur prostitution. C’est l’une des premières fois qu’un réseau de proxénétisme nigérian est jugé aux assises. Les plaidoiries et réquisitions doivent débuter ce mercredi 4 décembre.

par Julien Mucchiellile 4 décembre 2019

Orpheline et maltraitée par sa tante, Blessing fuit Bénin City sitôt qu’elle en eut l’occasion, et, après un long, éprouvant, terrifiant voyage, elle parvint à Paris, via le Niger, l’enfer libyen et l’Italie. « J’avais entendu que les filles nigérianes venaient pour se prostituer. J’ai cru que ça serait différent pour moi. Mais quand je suis arrivée, je ne savais pas ce que je pouvais faire, je n’avais rien à faire. C’est ainsi que j’ai commencé à me prostituer. »

Blessing se tient à la barre de la cour d’assises de Paris, assistée d’une interprète de l’anglais vers le français.

« J’ai été violée par deux clients et, en plus, ils m’ont soutiré l’argent que j’avais gagné. Quand j’ai raconté ça aux autres filles, on m’a répondu : c’est normal, quand vous travaillez dans la rue, ce sont des choses qui arrivent. »

Sweet est partie du Nigéria le 17 juillet 2012, fuyant, à 16 ans, un mariage non désiré que sa belle-famille voulait lui imposer. En mars 2013, elle est arrivée à Paris, après six mois en Italie et un mois en Belgique, où elle a commencé à se prostituer, avant de faire le trottoir dans la Ville Lumière, entourée de ses compatriotes, rue Saint-Denis.

« Moi, on m’a dit que je pourrai faire des études et chanter, parce que je chante très bien », dit Joy. « Je pensais faire des concerts et aller à l’école », mais Joy s’est prostituée dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis. Tout comme Cherish, Isoken, Glory, Queen, Rita et Diana, parties civiles. Tout comme Ruth, Angel, Lisa et Sweet, accusées. Les deux premières sont détenues depuis près de quatre ans : il leur est reproché, ainsi qu’à Sweet et Joe, la traite d’êtres humains et la complicité de ce crime, en plus de l’infraction de proxénétisme en bande organisée, qui pèse également sur Lisa. Au fond du prétoire, il y a Charles, à qui l’on reproche l’aide à l’entrée et à la circulation d’un étranger en France.

En vertu de l’article 225-4-1 du code pénal, la traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir à des fins d’exploitation. Les réseaux de proxénétisme nigérians sont de puissantes organisations criminelles, qui disséminent des filles dans toutes les grandes capitales européennes. On dit de Benin City, quatrième ville la plus peuplée du Nigéria, qu’elle est une ville qui vit du fruit de la prostitution. Tout débute donc là-bas. Dans cette affaire, jugée du 25 novembre au 6 décembre par la cour d’assises de Paris, tout débute par le « Juju ».

C’est une cérémonie mystique dirigée par un marabout, qui peut impliquer de manger un foie de poule cru, d’être scarifiée, enduite d’onguents divers. Par exemple, une touffe des cheveux de Diana a été placée dans un autel appelé shrine, avant que, nue, elle ne soit marquée par de la poudre noire. Cette cérémonie sert à faire peser sur la victime la menace d’une malédiction qui s’abattrait sur elle et sa famille si elle ne remplissait pas ses obligations, c’est-à-dire le remboursement d’une dette colossale, dont le montant est bien supérieur au montant déboursé par la femme qui a pris la fille sous sa coupe, l’a amenée chez le marabout, avant de lui faire entreprendre le voyage jusqu’en Europe.

Parmi les filles qui partent, peu d’entre elles croient aux pouvoirs surnaturels du Juju. « C’est juste une garantie supplémentaire », dit Angel. Les garanties principales, plus triviales, consistent en des menaces sur la famille, restée au pays.

Là-bas, la patronne, c’est Mama Precious. Elle n’est pas mise en cause, car les enquêteurs n’ont pu étendre leurs investigations jusqu’au Nigéria. Mais il est admis dans ce dossier que Mama Precious décidait de tout. Elle était en contact avec des proxénètes, sur place. Dans ce dossier, les enquêteurs ont mis au jour deux réseaux distincts, tous deux approvisionnés par Mama Precious.

Le premier Réseau est celui de Ruth, 33 ans aujourd’hui, qui est la sœur de Mama Precious. Ruth est à Paris depuis 2008 et, comme toutes ses compatriotes arrivées dans ces conditions, elle s’est prostituée pour rembourser sa dette de 50 000 €, alors que son voyage, par l’entremise de passeurs, n’a coûté que 5 000 €, mais le système est ainsi fait, et chaque prostituée passant proxénète le perpétue. C’est en 2014 qu’elle a fait venir Joy. Elle l’a installée dans l’appartement de deux pièces qu’elle sous-louait à Chelles (Seine-et-Marne), à un marchand de sommeil qu’elle nomme Valentin, pour 1 200 € par mois. Elle faisait payer à Joy un loyer de 250 €, du reste, il semble que c’était la somme demandée pour chacune des occupantes, bien que certains témoignages divergent. La nuit, de 18 heures à 6 heures du matin, Joy se prostituait dans le quartier de Strasbourg Saint-Denis, tout comme Rita, Cherish, Blessing et une autre Blessing et, le dimanche, elle percevait une partie de leurs recettes qui contribuait au remboursement de leur dette, fixée entre 30 000 et 40 000 €. À cela s’ajoutait l’achat de l’emplacement, que les prostituées se revendent entre elles, pour un montant de 3 000 €. Après Chelles, Ruth, enceinte, est partie vivre à Rouen, où son bébé a vu le jour. Mais elle continuait à diriger les filles sur place, par l’entremise de Lisa. Cette dernière, ancienne prostituée, était chargée de percevoir les loyers ainsi que les recettes de la prostitution, dont les sommes sont estimées à 800 € par semaine. Et que faisait Ruth ? « J’envoyais cet argent au Nigéria, pour rembourser ma dette. »

Ruth minimise son rôle, malgré de nombreuses écoutes qui démontrent son haut niveau d’implication. Le président demande : « Si vous ne faites pas partie du réseau, pourquoi c’est à vous qu’on s’adresse ?

— Je faisais ça pour rendre service, car c’était la famille, c’est Mama Precious qui les a envoyées.

— Mais vous avez joué un rôle dans leur venue. »

Les écoutes révèlent que Ruth était en contact avec au moins deux passeurs, Abu et Musa, et qu’elle pilotait les filles depuis l’Italie, où elles avaient débarqué, jusqu’à Paris.

Ruth laisse le président lire les témoignages et écoutes dont il ressort qu’elle était la proxénète de cinq filles nigérianes, dont elle réglait le quotidien et surveillait le travail, et qu’elle avait contribué à faire venir en France, pour qu’elles se livrent à la prostitution. Ruth raconte qu’elle aurait aimé arrêter de se prostituer, mais que sa famille l’en a dissuadée, avant de lui proposer de faire venir des filles qui travailleraient pour son compte, ce qu’elle a fait. Dans sa gestion du réseau, elle était en contact avec sa sœur, au Nigéria, où elle envoyait l’argent gagné par les filles. Depuis qu’elle est en prison, dit-elle, elle n’a reçu aucune lettre, aucun mandat, aucun soutien de ses anciens partenaires restés au pays, dont certains pensent qu’ils s’y pavanent en voiture de luxe, et qui ont remplacé Ruth par d’autres prostituées désireuses à leur tour de profiter de la manne, et, surtout, de cesser de vendre leur corps.

Lorsqu’elle vivait à l’appartement de Chelles, Ruth y a hébergé Angel et, avec elle, plusieurs filles qui se prostituaient pour Angel. Angel, ancienne prostituée également : « j’accepte ce que j’ai fait ». Comme Ruth, elle a acheminé des filles nigérianes, en cheville avec Mama Precious, par l’intermédiaire des mêmes passeurs. Isoken, Edith, Queen et Diana sont parmi celles qu’Angel a tenues sous sa coupe, avec la complicité de Sweet et de Joe.

Ce dernier était le petit ami d’Angel, qu’elle a carrément fait venir du Nigéria pour lui tenir compagnie et peut-être pour l’aider un peu. Joe fait de la coiffure, il n’est pas à l’aise à l’audience et sa nouvelle copine française, une grande fille aux cheveux platine, tremble à ses côtés. Joe dit avoir été contraint par Angel de s’impliquer dans le réseau, ce qui, le concernant, signifie qu’il est allé en Italie chercher la dénommée Isoken, partie civile. « En fait, je l’aimais, et elle profitait de l’amour que j’avais pour elle. Elle me frappait, aussi », dit-il d’Angel. Un homme sous l’emprise de sa femme, qui a finalement pu s’émanciper. Au cours de l’année 2015, il s’est éloigné d’Angel, jusqu’à rompre avec elle, assure-t-il, deux mois avant que tout le monde soit interpellé (janvier 2016). Joe dit n’avoir rien fait que rendre des services sous la contrainte, qu’il est sur le bon chemin, ce qui est vrai (travail, conjointe, projets communs en France). Malgré tout, Joe n’est pas à l’aise. Le président lui dit franchement : « Est-ce que vous trouvez ça normal qu’un homme vive du fruit de la prostitution de sa femme ? » Joe est tout penaud. Parmi les accusés, il est le seul qui semble avoir peur.

Angel reste totalement impassible. Le président lui dit : « Les conversations déterminent que vous jouez une part active dans leur venue, ça donne l’impression que c’est une organisation habituelle.

— J’assume, moi je ne sais pas faire autrement », a-t-elle répondu.

Un jour, elle n’avait pas encore cessé de se prostituer, Mama Precious lui envoie une dénommée Diana. Cette minuscule jeune femme aux longs cheveux vert fluo, qui pensait être coiffeuse à Paris, raconte à la cour son périple à travers l’Afrique, la semaine de barque en méditerranée, sans manger ni boire, dit-elle, avant d’échouer en Italie. Angel envoie Sweet chercher Diana. C’est Charles qui fournit les billets de train, et qui accueille les deux jeunes femmes à Paris. Diana a affirmé à Sweet qu’elle avait 17 ans. « Et vous l’avez crue ? », demande le président. Non, elle ne l’a pas crue. « Ça ne m’a pas étonné, car les gens sont petits au Nigéria », a répondu Angel, quand le président lui a demandé ce qu’elle pensait de la physionomie de Diana. « Mais ce n’est pas une question de taille, on a vu une photo de 2015, c’est une gamine !

— On a discuté, elle paraissait majeure, sinon, elle aurait jamais fait ça. »

D’après Angel, toutes les filles qui prétendent ne pas savoir qu’elles allaient se prostituer en France mentent. « Elle savait bien qu’elle allait se prostituer, Diana, elle vient ici pleurer, mais je suis désolée, elle et toutes les autres filles savaient », abonde Sweet. C’est acquis : tout le Nigéria est au courant de cette pratique. « Vous étiez peut-être la seule à Bénin City qui ignorait ce que les femmes faisaient quand elles partaient dans ces conditions ! », a lancé une avocate de la défense à Queen, l’une des filles d’Angel. 

Mais Diana dit qu’elle ne savait pas, quand elle est arrivée en France à l’âge de 10 ans, qu’elle allait devoir se prostituer dans les rues de Paris. Diana est cette toute petite femme, qui s’est prostituée en 2014 pour le compte d’Angel, assistée de Sweet, à qui elle devait rembourser 35 000 €. Diana retient toute l’attention de la cour, car c’est par son témoignage qu’a débuté l’enquête.

Le 13 février 2015, elle est interpellée sur son lieu de travail pour racolage. Courant 2014, elle avait déjà été contrôlée à deux reprises, mais elle avait menti sur son âge, et les policiers l’avaient laissée repartir. Cette fois-ci, elle se retrouve au commissariat du IIe arrondissement, déclare comme à son habitude être née en 1994, avant d’être transférée au centre de rétention de Vincennes, où elle a annoncé avoir des informations à donner sur sa proxénète, ce qui a intéressé la brigade de protection des mineurs. Tout d’abord, un examen de détermination d’âge osseux a conclu qu’elle avait 15 ans, alors que Diana affirmait désormais être née en juillet 2003, ce qui lui ferait 11 ans et demi, et c’est l’âge retenu par le dossier, compte tenu de la fiabilité relative de ces examens (c’est une hypothèse), et tant Diana paraît jeune, encore ce mercredi 27 novembre, lorsqu’elle raconte son histoire en français, et non en anglais, comme les autres parties civiles. « J’ai commencé dans le bois de Vincennes, avec une amie d’Angel qui avait une voiture, et puis je suis allée à Strasbourg-Saint-Denis quand il y a eu une place pour moi. » Et alors, comment se déroulait son quotidien, que devait-elle faire ? « On est dans la rue, on attend le client et voilà.

— Aviez-vous beaucoup de clients ?

— Parfois deux ou trois par nuit, mais ça pouvait aller jusqu’à vingt. »

Diana avait beaucoup de succès, car « les clients aimaient bien les filles petites » (ce qui ne signifie pas qu’ils aimaient les enfants, mais les petits gabarits, est-il précisé).

— La prestation, c’est combien ?

— Pour 50 €, tu fais la pipe et tu touches. »

Les tarifs étaient souvent de 30 € pour une fellation, et ils montaient à 150 € si le client souhaitait avoir des rapports à l’hôtel, sinon, ça se déroulait dans une cage d’escalier. D’après Diana, celui qui l’a déflorée a payé 300 €, mais les accusées contestent que Diana ait été vierge à son arrivée.

Diana raconte sa vie de prostituée, les sommes qu’elle devait verser chaque semaine. Angel la surveillait de près, la menaçait et, parfois, elle la frappait, Sweet et Joe peuvent en témoigner. Depuis la barre de la cour d’assises, l’ancienne prostituée, qui désormais rêve d’être cheffe de cuisine, émeut les jurés et les deux accusées du box, qui encourent vingt ans de réclusion criminelle, la regardent tristement.

Les plaidoiries et réquisitions doivent débuter ce mercredi 4 décembre.