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De l’annulation de la cagnotte du « boxeur gilet jaune »

L’analyse du versant juridique de l’affaire de la cagnotte dite du « boxeur gilet jaune » jugée par le tribunal judiciaire de Paris le 6 janvier 2021 permet de revenir sur les contours de l’ordre public dans la théorie générale du contrat. 

par Cédric Hélainele 19 janvier 2021

Rares sont les solutions de première instance pouvant se targuer de posséder leur propre communiqué de presse. C’est précisément le cas du jugement du tribunal judiciaire de Paris du 6 janvier 2021 (n° 19/03587) rendu dans l’affaire très médiatique de la cagnotte en faveur du « boxeur gilet jaune » selon la dénomination même de la souscription en ligne de janvier 2019. Après de nombreux reportages et articles dans la presse, Dalloz actualité revient sur le versant juridique de cette affaire loin d’être anodine dans son traitement de l’ordre public. Aux confins même de la notion de contrat, la décision nous en apprend plus sur le maintien d’une des fonctions essentielles de la cause, la licéité du but poursuivi.

La récente expansion des cagnottes en ligne pose de nouvelles questions en droit notamment sur l’application de la théorie générale des obligations. C’est également l’occasion de s’éloigner temporairement de la covid-19 pour en revenir à d’autres préoccupations. En 2018 et 2019, le mouvement dit des « gilets jaunes » secouait une France divisée sur la politique du gouvernement. Durant une manifestation début janvier 2019, des vidéos montrent M. Christophe D. – boxeur de profession – frapper plusieurs gendarmes. C’est sur ce fond de tension que, le 6 janvier 2019, une personne crée une cagnotte en ligne sur le site Leetchi intitulée « Soutien au boxeur gilet jaune » pour soutenir M. Christophe D. La cagnotte s’élève assez rapidement à 145 152,46 € en à peine quelques heures. Le 8 janvier 2019, la SA Leetchi décide de suspendre la cagnotte et de réserver son versement à la seule utilisation pour les frais de justice de l’intéressé. Le créateur de la cagnotte demande à ce que les fonds récoltés soient versés à Madame Karine D., épouse de Monsieur Christophe D., dans les plus brefs délais. La SA Leetchi refuse de faire droit à la demande et plusieurs procédures de référés aboutissent à relever qu’une contestation sérieuse existe entre les parties. Deux problèmes d’inégale difficulté étaient posés devant le tribunal judiciaire de Paris : un problème de procédure et un problème de fond que nous allons évoquer tour à tour. Sur le versant procédural, la SA Leetchi déniait l’intérêt à agir de Madame D. car elle n’était pas partie à la cagnotte en ligne et qu’elle n’était pas non plus bénéficiaire. Devant le tribunal, les époux soutiennent que l’objet de la cagnotte a pu évoluer pour désigner l’épouse comme « bénéficiaire potentielle » de la somme. Cette argumentation suffit finalement à écarter la fin de non-recevoir soulevée par la société gérant la cagnotte. Ici, rien à signaler : Madame D. avait bien un intérêt à agir dans le cadre de la procédure devant le tribunal judiciaire en ce qu’elle pouvait in fine recevoir les fonds.

Le problème au fond en droit des contrats reste bien plus délicat. Le but poursuivi par la cagnotte était-il conforme à l’ordre public ? L’article 1162 nouveau du code civil dispose, en effet : « le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties ». Ici, le but du contrat doit s’entendre – comme le rappelle le tribunal – comme l’objectif d’affectation des fonds pour la cagnotte. Ce but doit rester licite ; vestige d’une règle essentielle de la théorie de la cause (F. Chénedé, Le nouveau droit des obligations, 2e éd., 2018, p. 82, n° 123.324). Or, en l’espèce, il existait une difficulté d’interprétation sur l’affectation des fonds. Les cagnottes en ligne comprennent généralement d’une part un titre et d’autre part un résumé qui permet de l’étayer. Des difficultés d’interprétation peuvent donc surgir dans des situations où la cagnotte entretient des liens ténus avec le respect de l’ordre public. Tant le titre que le résumé de l’objectif peuvent être d’ailleurs changés par le créateur de la cagnotte. Dans la situation d’espèce, une modification du résumé opérée l’après-midi étayait le but de l’opération : « ce week-end face à la pression, il [ndlr : M. Christophe D.] a pris un risque pour défendre les manifestants. Malheureusement il risque de servir d’exemple. Aidons-le dans ce combat, il ne doit pas être le seul à payer » (nous soulignons). Pour savoir si l’objet de la cagnotte heurte l’ordre public, le tribunal interprète nécessairement le résumé disponible en ligne. En faisant référence notamment au combat dans la citation précédente, le juge estime que « la cagnotte en ligne a donc eu, initialement, pour but de soutenir un combat consistant en l’usage de la violence physique contre les forces de l’ordre afin, toujours selon les termes de l’objet, de défendre les manifestants ». Le tribunal en déduit donc que « la collecte de fonds dans cet objectif heurte suffisamment la moralité et l’ordre public pour être considéré comme un but illicite ». La société Leetchi avait – assez curieusement – opposé une affectation des fonds précise au paiement des frais de justice de Monsieur Christophe D., alors que rien n’indiquait une telle orientation de la cagnotte. Le tribunal estime que cette affectation a d’ailleurs été créée « unilatéralement » par la société.

Que penser de l’argumentation de la solution sur le but illicite ? La difficulté essentielle d’une telle décision repose avant tout sur le nombre limité d’informations disponibles dans l’espace de création de la cagnotte en ligne. Il faut donc se livrer pour le juge à un travail d’interprétation respectueux de la volonté du créateur de la cagnotte. Ici, cet ouvrage passe par l’étude de la dénomination et de la description de cette dernière. La dénomination choisie par le créateur rend assez évident le lien entre l’individu (M. Christophe D. dit « le boxeur gilet jaune ») et l’incident durant la manifestation de janvier 2019. L’objet même de la cagnotte est indivisible de l’événement médiatisé et ainsi des violences sur les forces de l’ordre qui ont été filmées et largement relayées sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information. L’ordre public, véritable « borne de la liberté contractuelle » (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, p. 349, n° 403), vient ainsi, pour le tribunal, limiter le devenir juridique de la cagnotte. On peut toutefois se demander si la cagnotte soutenait réellement le « combat » contre les forces de l’ordre ou le « combat » de l’individu en tant que tel dans la défense et la justification (si elles existent) de son acte. Tout dépend de l’interprétation de ce terme sujet à caution dans un descriptif synthétique. Pour le jugement, il semblerait que ces deux aspects soient profondément indivisibles de la violence  contre les forces de l’ordre. Cet aspect symbolique de la cagnotte s’accompagne d’un aspect matériel dans le soutien offert par la souscription en ligne.

L’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 dispose que : « Il est interdit d’ouvrir ou d’annoncer publiquement des souscriptions ayant pour objet d’indemniser des amendes, frais et dommages-intérêts prononcés par des condamnations judiciaires, en matière criminelle et correctionnelle, sous peine de six mois d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende, ou de l’une de ces deux peines seulement ». On pouvait donc se demander si d’une manière ou d’une autre, cette cagnotte n’avait pas pour but de prévoir les conséquences pécuniaires d’une éventuelle condamnation future de M. Christophe D. Sur ce point, la loi n’interdit rien pour les condamnations futures. Mais le jugement indique – par une lecture extensive de la disposition précédemment citée – que la cagnotte pourrait avoir pour intérêt de contourner la règle. On peut comprendre cette motivation par le résumé de la cagnotte qui indiquait que Monsieur Christophe D. ne devait « pas être le seul à payer ». Ceci impliquait, selon le tribunal, un éventuel contournement de l’article 40 de la loi de 1881 dans le futur par la mise en place anticipée de la cagnotte avant toute condamnation pénale de l’intéressé alors seulement placé en garde à vue. Sur ce point, le jugement pourra être davantage critiqué par certains auteurs qui défendent une conception littérale de l’article 40. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit peut-être d’une vision pragmatique de la cagnotte qui visait à assurer les arrières des conséquences pécuniaires de la réponse judiciaire aux actes filmés durant la manifestation. 

Les motifs aboutissent ainsi à la conclusion suivante dressée par le tribunal judiciaire de Paris : « quoique pluriel, le but du contrat conclu par M. Alves avec la SA Leetchi ne saurait être considéré comme conforme à l’ordre public en sorte que la nullité du contrat doit être prononcée ». Ce « quoique pluriel » montre la dualité du contournement de l’ordre public d’une part dans son aspect symbolique et d’autre part dans son aspect matériel. On ne pourrait que trop conseiller à l’avenir aux créateurs de cagnotte de limiter l’objet de ces dernières afin d’éviter que la généralité de leur dénomination implique leur annulation pour but illicite sur le fondement de l’article 1162 du code civil. En somme, la décision rendue présente une certaine recherche dans la motivation adéquate pour ce cas complexe de droit des contrats. Reste à voir si, dans le cadre d’un potentiel appel du jugement, la décision sera confirmée ou non par une formation collégiale. Affaire à suivre !