Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

De l’illicéité des données de trafic récoltées par les enquêteurs de l’AMF

Par un arrêt important rendu en grande chambre le 20 septembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que le droit de l’Union s’oppose à des mesures prévoyant à titre préventif, aux fins de la lutte contre les infractions d’abus de marché dont font partie les opérations d’initiés, une conservation généralisée et indifférenciée des données de trafic pendant un an à compter du jour de l’enregistrement. Partant, les preuves collectées par les enquêteurs de l’AMF en vertu des articles L. 621-10 du code monétaire et financier et L. 31-4 du code des postes et des communications sont illicites, mais pourraient malgré tout être utilisées dans les procédures en cours.

Deux individus font l’objet d’une enquête de l’Autorité des marchés financiers (AMF) pendant laquelle des données de trafic et de localisation relatives à leurs communications électroniques sont collectées. Pour ce faire, les enquêteurs se fondent sur l’alinéa 1er de l’article L. 624-10 du code monétaire et financier dans sa rédaction applicable en la cause qui disposait que « les enquêteurs et les contrôleurs [de l’Autorité des marchés financiers] peuvent, pour les nécessités de l’enquête ou du contrôle, se faire communiquer tous documents, quel qu’en soit le support. Les enquêteurs peuvent également se faire communiquer les données conservées et traitées par les opérateurs de télécommunications dans le cadre de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques et les prestataires mentionnés aux 1 et 2 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et en obtenir la copie ».

Par des signalements des 26 août et 16 novembre 2015, le secrétaire général de l’AMF dénonce les faits au procureur de la République et des poursuites pénales sont engagées. En cours de procédure, les personnes mises en examen déposent une requête en annulation des pièces en arguant que les preuves susceptibles de les faire condamner pour délit d’initié et complicité de délit d’initié auraient été collectées en méconnaissant le droit de l’Union européenne (sur l’articulation procédure AMF/procédure pénale dans ces affaires, v. Rev. sociétés 2020. 556, obs. E. Dezeuze et C. Méléard ).

Ayant été déboutés de leurs demandes, ils forment un pourvoi en cassation. Par deux arrêts du 1er avril 2020 (Crim. 1er avr. 2020, nos 19-82.223, et 19-82.222, RTD com. 2020. 682, obs. N. Rontchevsky  ; E. Dezeuze et C. Méléard, obs. préc. ; Banque et dr., 2020, n° 193, p. 44, obs A.-C. Rouaud), la Cour de cassation décide de surseoir à statuer et de renvoyer trois questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.

La première question est relative à la possibilité pour le législateur national d’imposer la conservation temporaire mais généralisée des données de trafic et de permettre à l’autorité administrative chargée de la lutte contre les abus de marché de se faire remettre ces données en cas de soupçons d’opération d’initié ou de manipulation de marché (question n° 1).

Si la réponse à cette première question se révélait négative, la Cour de cassation demande à la Cour de justice de dire si la sécurité juridique justifie que les preuves collectées puissent être utilisées dans les procédures en cours (question n° 2).

Dans le même sens, la troisième question porte sur la possibilité de maintenir une législation contraire au droit de l’Union en ce qu’elle permet à une autorité administrative de se faire remettre les données de trafic sans contrôle préalable d’une juridiction ou d’une autorité administrative indépendante (question n° 3).

Par une décision du 20 septembre 2022 rendue en grande chambre, la Cour de justice a répondu à la première question en jugeant que les dispositions du droit de l’Union « s’opposent à des mesures législatives prévoyant, à titre préventif, aux fins de la lutte contre les infractions d’abus de marché, dont font partie les opérations d’initiés, une conservation généralisée et indifférenciée des données de trafic pendant un an à compter du jour de l’enregistrement » (§ 95).

Par ailleurs, répondant aux deux autres questions en même temps, la Cour de justice a précisé qu’une juridiction nationale ne peut moduler les effets de cette déclaration d’inconventionnalité mais elle a rappelé, conformément à sa jurisprudence antérieure, que « l’admissibilité des éléments de preuve obtenus en application des dispositions législatives nationales incompatibles avec le droit de l’Union relève, conformément au principe d’autonomie procédurale des États membres, du droit national, sous réserve du respect, notamment, des principes d’équivalence et d’effectivité » (§ 107).

Cet arrêt, aux multiples ressorts, appelle au moins cinq remarques.

Première remarque. Une telle solution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, les arrêts Tele2 Sverige AB et Quadrature du net ont précisé que la conservation généralisée de toutes les données telle qu’elle était prévue par l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques n’était possible que si l’État membre concerné fait face à une menace grave pour la sécurité nationale qui s’avère réelle et actuelle ou prévisible (CJUE 21 déc. 2016, Tele2 Sverige e.a., aff. C-2013/15 et C-698/15, JAC 2017, n° 43, p. 13, obs. E. Scaramozzino ; RTD eur. 2017. 884, obs. M. Benlolo-Carabot ; ibid. 2018. 461, obs. F. Benoît-Rohmer ; 6 oct. 2020, Privacy International, aff. C-623/17, Dalloz actualité, 13 oct. 2020, obs. C. Crichton ; AJDA 2021. 387, chron. P. Bonneville, C. Gänser, S. Markarian et A. Iljic ; AJ pénal 2020. 531, obs. B. Nicaud ; Dalloz IP/IT 2021. 46, obs. E. Daoud, I. Bello et O. Pecriaux ; RTD eur. 2021. 175, obs. B. Bertrand ; ibid. 973, obs. F. Benoît-Rohmer ; 6 oct. 2020, Quadrature du net, aff. C-511/18, C-512/18, C-520/18, Dalloz actualité, 13 oct. 2020, obs. C. Crichton ; AJ pénal 2020. 531 ; Dalloz IP/IT 2021. 46, obs. E. Daoud, I. Bello et O. Pecriaux ; RTD eur. 2021. 175, obs. B. Bertrand ; ibid. 181, obs. B. Bertrand ). La lutte contre les abus de marché, aussi importante soit-elle, ne relève cependant pas de la sécurité nationale et la conservation généralisée de toutes les données de trafic pendant un an sur ce fondement ne pouvait donc à première vue qu’être déclarée non conforme au droit de l’Union européenne (v. infra, deuxième remarque).

Par ailleurs, l’arrêt Quadrature du net, et plus récemment l’arrêt Prokuraturr (CJUE 2 mars 2021, aff. C-746/18, § 44, Dalloz actualité, 5 mars 2021, obs. C. Crichton ; AJDA 2021. 1086, chron. P. Bonneville, C. Gänser et A. Iljic ; D. 2021. 470 ; ibid. 1564, obs. J.-B. Perrier ; AJ pénal 2021. 267, obs. S. Lavric ; Dalloz IP/IT 2021. 468, obs. B. Bertrand ; RTD eur. 2022. 481, obs. B. Bertrand ) avaient d’ores et déjà posé le principe que les juridictions nationales ne peuvent pas moduler dans le temps les effets dans le temps d’une décision d’invalidité au regard du droit de l’Union.

Enfin, la Cour de justice avait précisé que le droit de l’Union « impose au juge pénal national d’écarter des informations et des éléments de preuve qui ont été obtenus par une conservation généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic et des données de localisation incompatible avec le droit de l’Union, dans le cadre d’une procédure pénale ouverte à l’encontre de personnes soupçonnées d’actes de criminalité, si ces personnes ne sont pas en mesure de commenter efficacement ces informations et ces éléments de preuve, provenant d’un domaine échappant à la connaissance des juges et qui sont susceptibles d’influencer de manière prépondérante l’appréciation des faits » (arrêts Quadrature du net, § 227, et Prokuratuur, § 44).

Deuxième remarque. La Cour de justice, pour se prononcer, a écarté un argument qui se fondait exclusivement sur le droit...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :