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De l’imputation en assiette des libéralités en usufruit faites hors part successorale

Il se déduit de l’article 913 du code civil, dont il résulte qu’aucune disposition testamentaire ne peut modifier les droits que les héritiers réservataires tiennent de la loi, et de l’article 919-2 du même code, aux termes duquel la libéralité faite hors part successorale s’impute sur la quotité disponible, l’excédent étant sujet à réduction, que les libéralités faites en usufruit s’imputent en assiette.

Enfin ! Par cette décision, la Cour de cassation vient trancher un débat qui anime les patrimonialistes depuis de nombreuses années et donner la réponse tant attendue par toute la doctrine. La réponse apportée satisfera la doctrine majoritaire mais aussi les notaires qui pouvaient hésiter entre différentes méthodes d’imputation du fait du manque de clarté des textes.

Dans cette affaire, un homme décède en décembre 2012 et laisse pour lui succéder sa concubine et une fille issue d’une première union. L’homme, ne voulant pas laisser sa compagne dans le dénuement une fois que sa mort serait survenue, avait pris soin de faire un testament olographe en date du 25 mai 2011 dans lequel il léguait à celle-ci l’usufruit de la maison d’habitation qu’ils occupaient. La maison constituant une part très importante de son patrimoine, la fille du défunt assigne la légataire en réduction du legs. La cour d’appel (Reims, 2 oct. 2020, n° 19/02436) décide alors de rejeter la demande de réduction du legs de la fille du défunt. Pour fonder leur solution, les juges du fond ont considéré que la valeur du bien immobilier légué à la compagne du défunt, estimée à soixante pour cent de sa valeur en pleine propriété (60 % de 240 000 € soit 144 000 €), n’excédait pas le montant de la quotité disponible (évaluée à 191 500 €) et n’ouvrait donc pas droit à réduction au profit de l’héritière réservataire.

La fille du défunt ne comptait pas en rester là. Celle-ci a alors formé un pourvoi soutenant « qu’en présence d’un legs en usufruit portant sur un bien immobilier dont la valeur excède celle de la quotité disponible, il est porté atteinte à la réserve, l’héritier réservataire ne pouvant jouir en pleine propriété de la part que le législateur lui réserve ». Par son argumentaire, l’héritière réservataire invitait ainsi la Cour de cassation à se prononcer sur la question de l’imputation des libéralités en usufruit : lorsque ces libéralités sont faites hors part successorale, l’imputation se fait-elle en valeur ou en assiette ?

La première chambre civile se prononce clairement en faveur de la seconde méthode – à l’instar de la position défendue par la doctrine majoritaire – et vient censurer la décision rendue par les juges du fond. La haute juridiction rappelle qu’en vertu de l’article 913 du code civil, aucune disposition testamentaire ne peut modifier les droits que les héritiers réservataires tiennent de la loi. Elle souligne également qu’en vertu de l’article 919-2 du code civil, une libéralité faite hors part successorale s’impute sur la quotité disponible et que l’excédent est sujet à réduction. Ainsi, au visa de ces textes, la Cour de cassation en déduit que les libéralités faites en usufruit s’imputent en assiette (§ 10) et non pas en valeur. Le principe posé, elle vient donc logiquement censurer la cour d’appel qui pour rejeter la demande en réduction de l’héritière réservataire avait opéré l’imputation après une conversion en valeur pleine propriété.

La solution était attendue par de très nombreux auteurs et praticiens qui seront heureux de voir leurs vœux réalisés à la lecture de cet attendu sans ambiguïté. On le sait, en présence d’héritiers réservataires, un legs en usufruit, consenti hors part successorale à une personne autre que le conjoint survivant (ici, la concubine), ne peut avoir pour conséquence de porter atteinte à la réserve héréditaire et s’impute donc en priorité sur la quotité disponible. Toutefois, il se peut que le legs vienne à porter atteinte à la réserve, il convient alors d’opérer une réduction (qui pour rappel n’est qu’en valeur depuis la loi du 23 juin 2006), laquelle implique au préalable que l’on fasse les opérations d’imputation. La question de cette imputation est spécifiquement source de questionnements dès lors que la libéralité a été opérée en usufruit, nue-propriété ou tout autre démembrement.

Deux méthodes existent en la matière (pour une réflexion approfondie sur le sujet, v. N. Duchange, Démembrements de propriété et libéralités : recherche d’un système cohérent d’imputation, RTD civ. 2001. 1  ; F. Letellier et M. Nicod, La réduction des legs en usufruit, Defrénois 2019, n° 26, 21). La première est dite « en valeur » et consiste à convertir en capital le droit donné ou légué avant d’imputer la valeur obtenue sur le montant de la quotité disponible sans distinguer en fonction de l’usufruit ou de la nue-propriété disponible. La seconde est appelée « imputation en assiette » et conduit à imputer la valeur du bien objet de la libéralité en fonction de son objet, soit selon les cas sur l’usufruit ou sur la nue-propriété du disponible. Cette dernière méthode présente l’avantage d’être plus respectueuse de la nature des droits donnés (M. Grimaldi, Droit des successions ?, 8e éd., 2020, n° 854, p. 687). Les deux méthodes d’imputations cohabitant, il convient alors pour le notaire d’apprécier celle qui doit s’appliquer au cas par cas, en fonction des libéralités en présence.

Très tôt, la jurisprudence est venue affirmer que les libéralités en nue-propriété faites hors part successorale devaient être imputées sur le secteur correspondant de la quotité disponible (Civ. 7 juill. 1857, DP 1857. 1. 348 ; req. 6 mai 1878, DP 1880. 1. 345). La question était beaucoup plus confuse quant aux libéralités en usufruit faites hors part successorale (sur la source de l’hésitation interprétative, v. M. Grimaldi, op. cit., nos 360 s., p. 280 ; Rép. civ., Réserve héréditaire, par S. Deville et M. Nicod, n° 58). La Cour de cassation n’avait pas, jusqu’à ce jour, eu l’occasion de trancher le débat. Tout au plus, l’on présentait la faveur de la haute juridiction pour l’imputation en assiette à la lecture de certaines décisions (v. not. Civ. 1re, 19 mars 1991, Martin, n° 89-17.094, D. 1992. 229 , obs. B. Vareille ; RTD civ. 1992. 162, obs. J. Patarin  ; Defrénois 1992, art. 35408, obs. G. Champenois ; Civ. 1re, 28 janv. 2003, n° 97-18.816 : la première chambre civile censure la décision au fond, au visa de l’article 1094-1 du code civil, estimant que la cour d’appel avait violé le texte en faisant une conversion fictive en capital afin de vérifier l’absence de dépassement de la quotité disponible). Pour autant la doctrine et la profession des notaires appelaient de leurs vœux une décision claire de la jurisprudence sur ce point en faveur de l’imputation en assiette (v. S. Deville et M. Nicod, art. préc. ; N. Duchange, art. préc. ; M. Grimaldi, op. cit., n° 855, p. 688 ; M. Grimaldi, Réflexions sur la réduction des libéralités en usufruit et l’article 917 du code civil, Defrénois 1984, art. 1441 ; N. Levillain, M.-C. Forgeard et A. Boiché, Liquidation des successions, 5e éd., Dalloz référence, 2021/2022, nos 322-31 s.). D’ailleurs, la commission chargée de réfléchir à l’avenir de la réserve héréditaire s’est même prononcée en faveur de l’adoption législative en ce sens (C. Pérès et P. Potentier [dir.], La réserve héréditaire, Rapport du groupe de travail (Dacs), déc. 2019, nos 416 s. : v. la proposition n° 26 du rapport : écriture d’un nouvel article 913-3 qui énoncerait « Les libéralités faites en nue-propriété ou en usufruit s’imputent en assiette »).

Cette solution doit donc être saluée – et n’en doutons pas le sera. En effet, admettre une imputation en valeur conduirait ipso facto à nier les droits des réservataires, d’une part, et la volonté du disposant, d’autre part. Sur le premier point, il est important de souligner le caractère impératif de la réserve, laquelle « se définit à la fois par la quotité et par la nature des droits [qui sont en pleine propriété] dont elle assure l’intangibilité » (M. Grimaldi, op. cit., n° 361, p. 281). La solution est donc logique puisqu’elle vient assurer les droits de l’héritier réservataire tant sur la quotité que sur la nature de ses droits dans la succession. D’ailleurs, il est important de souligner que le législateur raisonne en termes de quotité de droits, ce qui appelle nécessairement à une imputation en assiette (v. S. Deville et M. Nicod, op. cit., n° 59 à propos de l’article 1094-1 C. civ.). Sur le second point, il convient de constater que la réduction en assiette s’inscrit également dans la logique de respecter la volonté du de cujus. En effet, si ce dernier a prévu un legs en usufruit, c’est qu’il voulait préserver tant les intérêts de sa partenaire de finir ses vieux jours dans le domicile qui avait accueilli leur amour, que ceux de sa fille en préservant ses droits sur la propriété qui était la sienne. Il n’a pas entendu gratifier sa concubine de la pleine propriété mais uniquement de l’usufruit. Par ailleurs, en opérant de la sorte, on peut penser que le défunt avait entendu se réserver la possibilité de disposer du sort de la nue-propriété au profit d’une autre personne ultérieurement (et non peut-être seulement la réserver à son héritière). Or, si l’on admet que la conversion en valeur est un prérequis aux opérations d’imputation d’une telle libéralité, on interdit de fait au disposant de pouvoir disposer à titre gratuit de la nue-propriété du bien. Une telle solution serait contraire à sa liberté en la matière.