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De l’usage de la prudence dans la publication de clichés d’anciens ministres entretenant une relation amoureuse

La Cour de cassation rappelle le balancement fondamental entre droit à la vie privée et le droit à la liberté d’expression. Elle précise à nouveau que pour légitimer une atteinte à la vie privée d’une personne publique, l’atteinte doit être conditionnée à une information du public et que celle-ci nourrisse le débat d’intérêt général. La relation amoureuse entretenue par deux anciens ministres ne rentre pas dans ces conditions, l’article n’évoquant que simplement leur démission respective du gouvernement sans traiter cette information en détail.

par Cédric Hélainele 2 avril 2020

Les droits de la personnalité ont souvent tendance à rentrer en contradiction entre eux. C’est le cas notamment entre le droit à la vie privée et la liberté d’expression. Bien évidemment, la question intéresse surtout les personnalités publiques pour lesquels il existe un « débat d’intérêt général » quant à certaines informations les concernant. Comme l’énoncent Philippe Malaurie et Laurent Aynès : « la vie privée n’est pas définie par la loi ; c’est sur ce point que s’est polarisée l’attention » (P. Malaurie et L. Aynès, Droit des personnes, la protection des mineurs et des majeurs, Paris, LGDJ, coll. « Droit civil », 2018, p. 166, n° 323). Or, en l’espèce, l’atteinte à la vie privée en elle-même ne posait pas problème. Contextualisons rapidement cet arrêt du 5 mars 2020 pour mieux en comprendre l’enjeu. En l’espèce, deux anciens ministres sous le quinquennat de François Hollande sont photographiés à leur insu aux États-Unis « vingt jours après leur démission conjointe du gouvernement ». C’est précisément sur ce point que l’ancien ministre de l’Économie, du redressement productif et du numérique a assigné la société d’édition de Paris Match. Pour se défendre, celle-ci argue bien évidemment du débat suscité par la démission des deux ministres : les clichés violent certes la vie privée de ces derniers mais les anciens ministres sont des personnalités publiques.  Devant les juges du fond, l’argumentation n’arrive pas à convaincre : la cour d’appel condamne la société d’édition à réparer le préjudice du ministre à hauteur de 9 000 € de cette atteinte à sa vie privée. Elle se pourvoit donc en cassation. Le pourvoi est rejeté, la solution est sans équivoque : « cet article, illustré par des photographies prises à l’insu des intéressés, avait porté atteinte au droit de M. Montebourg au respect de sa vie privée et de son image ».

Dans une motivation enrichie, la Cour de cassation rappelle tout d’abord les conditions qui peuvent entraîner une atteinte légitime à la vie privée. D’une part, la Haute juridiction rappelle une solution antérieure (Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 16-28.741, D. 2018. 670 ; ibid. 2039, chron. C. Barel, S. Canas, V. Le Gall, I. Kloda, S. Vitse, S. Gargoullaud, R. Le Cotty, J. Mouty-Tardieu et C. Roth ; ibid. 2019. 216, obs. E. Dreyer ; Dalloz IP/IT 2018. 380, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2018. 194 et les obs. ; RTD civ. 2018. 362, obs. D. Mazeaud ) qui avait précisé le faisceau d’indices qui pouvait aboutir à légitimer la violation : « la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que les circonstances de la prise des photographies, et procéder, de façon concrète, à l’examen de chacun de ces critères ». Ces éléments sont nombreux mais les juges du fond doivent donc veiller à contrôler chaque élément précisément. Mais, d’autre part, la relation amoureuse et sentimentale est peut-être le cœur-même de la vie privée ; cette « arrière-boutique » dont parle Montaigne dans ses Essais si chers à Carbonnier. La Cour de cassation rappelle donc que pour cette partie précise de la vie privée, la seule référence discrète à un débat d’intérêt général dans l’article ne suffit pas (CEDH 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse [GC], n° 56925/08, § 64, Légipresse 2016. 206 et les obs. ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud ). Il faut que l’article tout entier y soit consacré et que les clichés parviennent à illustrer ce débat. C’est ce qu’essayait de faire la société d’édition dans ses moyens en évoquant « le déclin du Parti socialiste » qui aurait débuté pendant le quinquennat de M. Hollande suite à cette démission. La branche du moyen est parlante à ce sujet : « bien que M. Montebourg soit une personnalité publique qui venait alors d’occuper les fonctions officielles de ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, et que le public ait eu un intérêt légitime à être informé de l’existence d’une relation intime entre deux des ministres « frondeurs », susceptible d’avoir exercé une influence sur leur décision commune de s’opposer à la ligne politique du gouvernement et d’en démissionner simultanément, décision ayant contribué, au sein de la majorité politique au pouvoir, à alimenter un conflit qui a été l’une des principales causes du déclin du Parti socialiste ». L’article se concentrait, selon la société d’édition sur l’importance de la démission de ces deux ministres pour montrer l’affaiblissement du parti au pouvoir. Mais l’argumentation peine à convaincre pour plusieurs raisons. La principale d’entre-elles reste la difficulté de comprendre comment des clichés témoignant d’une relation amoureuse illustre ce débat. L’article était, en réalité, orienté sur ce point précis ; le titre le évoquant la « Love story à San Francisco ». Un tel intitulé ne laisse que peu de place à une réflexion de sciences politiques sur le déclin du parti socialiste. C’est là où le bât blesse. Certes, la démission des deux ministres est « évoquée » mais ceci reste insuffisant pour légitimer l’existence du débat d’intérêt général. L’arrêt d’appel le précise parfaitement : « les lecteurs étant uniquement informés de ce que les anciens ministres entretiennent une relation amoureuse loin de l’agitation politique parisienne ». En somme, l’article ne traite pas concrètement du débat d’intérêt général, il ne fait que puiser quelques éléments intéressant la politique pour ensuite ne traiter que la relation intime des anciens ministres.

On remarque donc une certaine appréhension de la vie privée dans cet arrêt. La Cour de cassation ne remet nullement en cause la possibilité de nourrir un débat d’intérêt général. Loin de cette idée, elle protège cette notion qui doit être considérée comme une exception dans l’atteinte à ce droit fondamental. La simple mention de ce débat, en quelques lignes, ne suffit pas. Il faut que l’article étudie expressément cette question politique. Se contenter d’évoquer rapidement le débat ne permet pas de légitimer une atteinte à la vie privée. C’est une solution heureuse qui permet une meilleure protection de l’intimité de chacun. La cour d’appel évoque ce que l’article aurait pu mentionner d’ailleurs en précisant qu’il : « ne fait aucune allusion aux conséquences de cette relation sur leurs fonctions et ambitions politiques respectives, pas plus qu’au débat politique ouvert à la suite du remaniement ministériel consécutif à leur démission ». Le conflit de normes fondamentales est réglé d’une manière harmonieuse : la vie privée triomphe quand il n’y a pas d’intérêt à la violer pour informer le public. Le débat d’intérêt général, en tant que notion indéterminée (P. Malaurie et L. Aynès, Droit des personnes, op. cit., p. 170, n° 325) reste donc apprécié factuellement. Le juge doit arbitrer ces conflits de normes entre elles en restant suffisamment proche des faits pour vérifier l’existence et la réalité d’un tel débat.