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De nouvelles réflexions autour de l’extraterritorialité de la loi pénale américaine anticorruption

La question de l’extraterritorialité de la loi pénale américaine est un véritable serpent de mer qui ne cesse d’intéresser les praticiens outre-Atlantique. 

par Pauline Dufourq et Manon Kroutile 13 septembre 2019

L’adoption du Foreign Corrupt Practices Act (« FCPA ») a permis aux autorités américaines, à travers un arsenal législatif robuste, de poursuivre les personnes responsables de faits de corruption d’agent public étranger, presque inévitablement commis en dehors des États-Unis. Si l’objectif de lutte contre la corruption est louable, sa traduction pratique est loin d’être un long fleuve tranquille. La lutte contre la corruption internationale se heurte d’une part à la question du respect de la souveraineté des États dès lors que les poursuites concernent des ressortissants étrangers ; elle pose d’autre part la question de la légitimité des poursuites américaines lorsque le lien entre les faits poursuivis et les États-Unis sont particulièrement ténus. Par ailleurs, la portée extraterritoriale du FCPA expose les justiciables aux risques d’être poursuivis et condamnés deux fois pour les mêmes faits, aux États-Unis et à l’étranger, si bien qu’une réflexion globalisée apparaît indispensable.

La question de l’extraterritorialité des dispositions américaines anime également un débat particulièrement intéressant aux États-Unis comme en atteste la jurisprudence récemment rendue en la matière.

C’est ainsi que dans un arrêt remarqué du 24 août 2018, United States v. Hoskins (ci-après Hoskins), la Cour d’appel fédérale américaine pour le Deuxième Circuit, a consacré une limitation du champ d’application du FCPA.

Dans cette affaire, il était reproché à Lawrence Hoskins, britannique salarié de la filiale Alstom U.K., d’avoir pris part à des faits de corruption d’agents publics indonésiens.

M. Hoskins était accusé d’avoir versé des pots-de-vin, via des intermédiaires, à des membres du gouvernement indonésien et à des cadres dirigeants de la compagnie publique d’électricité, dans le but d’obtenir ou de conserver des marchés publics, ce qui est précisément interdit par la loi américaine.

Ces faits avaient en parallèle été reconnus par la société Alstom S.A., signataire en décembre 2014 d’un accord de justice négociée (« DPA » ou « Deferred prosecution agreement ») avec le Département de la Justice américain (« DoJ ») en échange d’un abandon des poursuites à l’encontre de la personne morale.

Poursuivi aux États-Unis, M. Hoskins avait contesté être assujetti aux dispositions anticorruption américaines.

Le champ d’application du FCPA ne semble, en effet, viser que trois catégories de personnes expressément désignées par le texte :

  • les sociétés émettant des valeurs mobilières sur un marché américain (marché boursier, marché de gré à gré ou par le biais d’American Depository Receipts) et leurs salariés, dirigeants, administrateurs, actionnaires ou toute autre personne agissant en leur nom et/ou pour leur compte (cf. 15 U.S.C. § 78dd-1 : « issuer ») ;
  • les citoyens, ressortissants et résidents américains et les sociétés de droit américain ou possédant leur établissement principal sur le territoire des États-Unis, leurs salariés, dirigeants, administrateurs, actionnaires ou toute autre personne agissant en leur nom et/ou pour leur compte (cf. 15 U.S.C. § 78dd-2 : « domestic concern ») ;
  • toute personne physique ou morale, indépendamment de sa nationalité, ayant commis un acte en lien avec le pacte de corruption depuis le territoire américain ou en utilisant les services postaux américains ou tout autre moyen ou instrument de commerce interétatique (cf. 15 U.S.C § 78dd-3).

En théorie donc, une personne physique non-américaine ne résidant pas aux États-Unis ne peut faire l’objet de poursuites par le DoJ que si elle commet une infraction aux dispositions du FCPA tandis qu’elle appartient à une société émettrice de valeurs mobilières sur un marché américain ou à une société américaine ; ou encore si elle agit pour le compte d’une telle société. À défaut, une personne physique étrangère ne peut être poursuivie aux États-Unis que si elle a commis un acte constitutif de l’infraction sur le territoire américain.

En l’espèce, le procureur américain avait reconnu que le britannique était salarié d’une filiale non-américaine du groupe Alstom, et qu’aucun acte constitutif d’une infraction ne pouvait ainsi avoir été commis par M. Hoskins sur le territoire américain, ce dernier ne s’étant pas rendu aux États-Unis pendant la période de la prévention.

Face à ce constat, l’autorité de poursuite américaine devait donc, pour justifier les poursuites, établir un lien de rattachement suffisant pour soumettre le citoyen britannique aux dispositions anticorruption américaines.

Pour fonder ses poursuites à l’encontre de M. Hoskins, le DoJ a ainsi fait une interprétation extensive du principe de droit fédéral américain de « complicité » et du concept américain de conspiracy (conspiracy and aiding and abetting a violation of a federal statute).

En effet, selon ce principe, une personne peut être poursuivie pour complicité de violation d’une loi fédérale américaine à laquelle il n’est pas soumis en tant qu’auteur principal, dès lors que le procureur est compétent pour poursuivre l’un, au moins, des co-conspirateurs. Bien que faisant abstraction des règles de compétence habituelles, une telle possibilité avait, au demeurant, été inscrite dès 2011 dans le Guide pratique du FCPA publié par les autorités de poursuite américaines (cf. FCPA, A Resource Guide to the U.S. Foreign Corrupt Practices Act, p. 34).

C’est sur le fondement de cette compétence « par capillarité » que M. Hoskins avait été mis en examen aux USA du chef de complicité de violation des dispositions du FCPA, le DoJ considérant que ce dernier avait aidé la filiale Alstom U.S. de nationalité américaine et donc elle-même soumise au droit américain.

La Cour d’appel fédérale pour le Deuxième Circuit avait néanmoins décidé d’annuler cette mise en examen.

À l’issue d’un examen scrupuleux des travaux parlementaires du FCPA, elle concluait que « le FCPA dispose clairement que les ressortissants étrangers ne peuvent enfreindre la loi en dehors des États-Unis que s’ils sont agents, employés, dirigeants, administrateurs ou actionnaires d’un émetteur américain ou d’une entreprise nationale américaine. Pour engager la responsabilité d’Hoskins, le gouvernement doit démontrer qu’il appartient à l’une de ces catégories ou qu’il a agi illégalement sur le sol américain ». La cour laissait, par conséquent, à la charge du procureur le soin de démontrer que M. Hoskins avait agi au nom et/ou pour le compte de la filiale américaine Alstom U.S.

L’arrêt indiquait explicitement que l’interprétation extensive du champ d’application du FCPA des autorités de poursuite américaines sous couvert du principe de la complicité et de la conspiration, était dépourvue de base légale ; les catégories de personnes auxquelles le FCPA était applicable étant nommément désignées par le texte aux paragraphes 78dd-1, § 78dd-2 et § 78dd-3.

Dans un domaine guère soumis au contrôle juridictionnel, vu le nombre prédominant de résolution des poursuites hors procès, par le biais d’accords négociés avec le DoJ, le contrôle opéré par la US Court of Appeals for the Second Circuit a fondé de nombreux espoirs pour la défense des personnes physiques et morales poursuivies par les autorités américaines.

C’était sans compter les antinomies intrinsèques au système américain.

Une décision rendue récemment le 21 juin 2019 par la US District Court for the Northern District of Illinois, Eastern Division (« District Court of Illinois » ou « tribunal fédéral de l’Illinois ») a, en effet, annihilé tout espoir de pérennité de l’arrêt Hoskins, un an seulement après cette décision.

Dans cette affaire United States v. Firtash and Knopp (ci-après Firtash), qui présente de nombreuses similitudes avec l’arrêt du 24 août 2018, Messieurs Dmitry Firtash, oligarque ukrainien résidant en Autriche et Andras Knopp, citoyen hongrois résidant en Russie, ont été accusés d’avoir versé des pots-de-vin à deux agents publics indiens dans le but d’obtenir une licence d’exploitation d’une mine de titane.

Comme dans l’affaire Hoskins, l’acte d’accusation (indictment) des deux européens ne démontrait pas qu’ils se soient rendus sur le territoire américain pendant la période de la prévention ou qu’ils aient agi au nom et/ou pour le compte d’une société américaine ; aucune compétence territoriale ou personnelle ne pouvait être établie. Toutefois, un des co-mis en examen possédait sa résidence principale aux États-Unis. Son statut de résident américain le soumettait inévitablement à la loi américaine et, a fortiori, au FCPA (§ 78dd-2).

En application du principe fédéral de la complicité et de la conspiration, le procureur a initié des poursuites contre Messieurs Firtash et Knopp pour avoir aidé ce résident américain et, ensemble, avoir conspiré à violer le FCPA (conspiracy and aiding and abetting).

Ces derniers ont saisi le tribunal fédéral de l’Illinois d’une requête en nullité de leur mise en examen (motion to dismiss) en se fondant sur l’arrêt Hoskins.

Le tribunal du Septième circuit saisi par les mis en cause, ne s’étant jamais prononcé sur l’applicabilité des dispositions du FCPA à des personnes physiques n’appartenant à aucune des catégories visées par le texte, la requête était motivée par des moyens identiques à ceux retenus par la Cour d’appel fédérale du Deuxième Circuit.

Or, au lieu de parachever le contrôle juridictionnel du champ d’application de ce texte initié par l’arrêt Hoskins, le tribunal fédéral de l’Illinois a ostensiblement indiqué son refus de suivre le raisonnement de la US Court of Appeals for the Second Circuit.

Illustration parfaite du cloisonnement entre les différents circuits, le tribunal fédéral de l’Illinois a écarté la décision rendue l’an dernier, considérant qu’il ressortait de la jurisprudence du Septième Circuit que l’analyse des travaux parlementaires ne permettait pas d’interpréter la portée extraterritoriale du champ d’application d’une loi pénale fédérale, à l’inverse de la pratique du Deuxième Circuit.

La décision rendue dans l’affaire Firtash, aux antipodes de l’arrêt Hoskins, a validé l’interprétation du procureur américain selon laquelle le principe fédéral de la complicité et de la conspiration permet d’étendre le champ d’application des dispositions anticorruption du FCPA nonobstant l’absence de compétence personnelle ou territoriale directe.

Non seulement cette décision, si elle était confirmée en appel, ouvrirait la voie à une interprétation hétérogène d’un point essentiel du FCPA (circuit split), mais surtout, elle vient dangereusement asseoir la position que font valoir les autorités de poursuites à l’égard des non-américains.

Une telle hétérogénéité dans l’interprétation du champ d’application du texte crée inévitablement une situation d’insécurité juridique à l’égard des personnes étrangères.

Comme le constate un auteur, « il n’y a pratiquement pas de jurisprudence relative au FCPA, pas de précédent à suivre. Le FCPA est, donc, à peu de choses près, ce que les autorités de poursuite disent qu’il est » (cf. Our Big Lesson, R. Cassin, FCPA Blog, 15 déc. 2010).

Outre les difficultés inhérentes aux incertitudes que cette nouvelle décision suscite, elle expose les ressortissants non-américains à un risque de doubles poursuites dans l’hypothèse où ces derniers pourraient naturellement être poursuivis dans leur propre État. Il est dès lors à souhaiter qu’une plus grande coordination, dès le stade des poursuites, s’opère entre les différentes autorités afin de prévenir ces problématiques de cumul de compétences. Le cas échéant, la conclusion de résolutions conjointes pourra également apparaître comme un remède à étudier pour limiter le cumul de sanctions, à l’instar de ce que l’on observe de plus en plus chez les personnes morales.