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Déambulation dans les audiences civiles parisiennes : « Ici, on ne fait pas de l’émotionnel, on fait du juridique »

Deux tiers des décisions rendues par les juridictions de l’ordre judiciaire le sont en matière civile, qui reste largement dans l’angle mort de la chronique judiciaire. Il faut dire que ces dossiers sont souvent arides et frustrants, puisqu’on en a rarement une vue d’ensemble. Pour corriger un peu cette injustice, nous avons poussé la porte de quelques-unes de ces salles d’audience.

par Antoine Bloch, Journalistele 2 février 2022

« Je ne suis pas en état », lance à la barre un avocat, dont on espère pour lui qu’il parle bien de son dossier. Dans cette grande salle du deuxième étage, ce sont trois ou quatre douzaines de ses confrères qui attendent leur tour. Bienvenue aux référés droit commun. Certains jours, le nombre de robes diminue à vue d’œil, au gré des renvois, caducités, retraits ou radiations du rôle. D’autres, les avocats plaident par observation, et le singulier est volontaire : même si la procédure est largement orale, il arrive qu’aucun ne parvienne à terminer ne serait-ce qu’une phrase avant de se faire couper sèchement la chique et de voir son dossier voler sur la pile. Aujourd’hui, autre ambiance : la magistrate rejette absolument toutes les demandes de renvoi, même émanant de l’ensemble des parties. Au moins, on devrait trouver matière à chroniquer. Par exemple, un couple est locataire d’un appartement. Peut-être plus pour longtemps, d’ailleurs : un congé pour vendre est au centre de l’une des innombrables procédures menées de front, toutes actuellement pendantes. La question du jour porte sur deux caves, qu’ils occupent également, mais sans titre. L’une est la propriété d’une SCI familiale dont le mari est associé ; l’autre, celle d’une indivision successorale composée de membres de sa famille. « Les relations se sont dégradées… », euphémise l’avocate des demandeurs, au point que, l’an dernier, les parents et la sœur ont nuitamment posé des cadenas sur les portes des caves en question : « sans sommer », précise-t-elle, « c’est une voie de fait ». Elle affirme que l’occupation est pourtant « notoire », dans le cadre « d’une forme de commodat oral » (autrement dit, un prêt à usage), et réclame pas loin de 14 000 € de dommages-intérêt. « Pardonnez-moi… », intervient la présidente après avoir tiqué sur la demande reconventionnelle de l’avocate adverse : « Vous leur demandez de libérer les caves, mais ils font comment avec les cadenas ? »

C’est maintenant la greffière qui n’est « pas en état ». Blême, elle se fait porter pâle, car elle pense avoir le covid : il faut dire qu’un avocat venu plaider peu avant n’avait vraiment pas l’air dans son assiette. En attendant la relève, la présidente entreprend de tartiner du gel hydroalcoolique sur la moitié du mobilier de la salle : « Mieux vaut tard que jamais ! » On reprend, avec un dossier qui, au demeurant, aurait sans doute achevé la pauvre greffière. Depuis 2020, une association est victime d’une infestation de rongeurs, « en provenance des parties communes », conclut l’expertise amiable. Cette dernière mentionne des « cadavres de rats », une « odeur pestilentielle » et des « auréoles d’urine » sur le faux plafond, condamnant de fait le bureau de la directrice et une salle de réunion. Un devis (équarrissage, désinfection, etc.) est établi pour un peu moins de 8 000 € HT. Mais le syndic en sélectionne un autre, à 500 € HT, incluant seulement le remplacement d’une ou deux dalles de faux plafond et un vague nettoyage : « Évidemment, ça n’a rien résolu. » Depuis ? Rien de neuf. « Une absence totale de réponse qui nous a conduit à vous saisir », précise l’avocate, qui a donc assigné à la fois le syndic et le syndicat des copropriétaires. Elle réclame notamment 9 000 € de privation de jouissance et 5 000 € de préjudice moral. L’avocat du syndic (es qualités) sort un énième devis, à 5 000 € HT cette fois. « Vous demandez l’exécution de ce nouveau devis ? », demande la présidente à l’avocate de l’association. « Non, je n’ai jamais dit ça », objecte cette dernière : « Je demande, à titre principal, l’exécution du premier devis, et à titre subsidiaire, l’exécution du deuxième. »

« On doit toujours avoir un écrit, même un torchon »

Direction le pôle civil de proximité (ex-instance), pour des audiences sur renvoi (CivRSCP). « On a une petite audience aujourd’hui », lance gaiement le magistrat : « La dernière fois, on avait une affaire avec cent vingt demandeurs, [alors] merci pour ce début d’année ! » On planche d’abord sur un prêt personnel (5 000 €), souscrit en 2016 et donnant lieu à des incidents de paiement depuis 2019. Pour faire simple, l’avocate de la banque sollicite la déchéance du terme. L’emprunteuse, sans avocat, formule une demande reconventionnelle que sa contradictrice qualifie de « pas claire ». « Mais si, c’est très clair ! », l’interrompt l’autre, pour la énième fois en même pas cinq minutes. Le magistrat explose : « Ça suffit maintenant ! Il y a des règles de politesse élémentaires, on n’est pas sur BFM ou à “Touche pas à mon poste” ici ! » « Oui, mais je suis très en colère ! », se justifie la cliente de la banque. Elle explique que les mensualités « étaient prélevées sur un compte courant qui a été clôturé brutalement », la laissant d’ailleurs du jour au lendemain « sans moyens de paiement ». À l’en croire, tout a débuté par une hospitalisation de cinq mois, suivie d’une période de lourde invalidité : « Je reviens de très loin, je ne devrais plus être là aujourd’hui. » « On m’a mise au pied du mur », poursuit-elle, « on m’a laissé huit jours pour rembourser. J’étais dans cette banque depuis seize ans et on m’a jetée comme un kleenex… » Elle fond en larmes. Le magistrat hausse les épaules en levant les yeux au plafond : « Ici, on ne fait pas de l’émotionnel, on fait du juridique. » « Ah ben si, quand même… », objecte-t-elle en reniflant.

L’avocate ne voit aucun lien entre le prêt et le compte, puisque « ce sont deux conventions distinctes ». L’emprunteuse soutient pour sa part que « l’aide, le conseil, c’est la fonction de la banque », et qu’en l’espèce, cette dernière aurait dû lui proposer « un dispositif pour personnes en état de fragilité financière ». Sa contradictrice lui oppose que la disposition du code monétaire et financier qu’elle invoque « ne concerne que les personnes en situation de surendettement ». « Il y a un dossier qui suit son cours… », réplique la femme, sans pouvoir en justifier, puisque ses pièces se trouvent dans son téléphone : « Je n’ai pas d’imprimante. » « Ben je ne vais pas prendre votre portable en délibéré… », lance le président : « Et ce n’est pas à moi de constituer votre dossier. […] On doit toujours avoir un écrit, même un torchon, qu’on communique à la partie adverse. » Le même de poursuivre : « Si vous êtes condamnée, vous demandez des modalités de paiement ? » « Non, on verra en appel », rétorque la cliente de la banque. Sauf qu’on est sous le taux de ressort, comme le note l’avocate : « Mais elle peut toujours aller en cassation », ajoute-t-elle avec un sourire en coin. « Si vous aviez une adresse mail… », tente une dernière fois l’emprunteuse auprès du juge en lui agitant son portable sous le nez, « parce que je n’ai pas l’habitude des tribunaux ». « Ce n’est pas une question d’habitude, mais de bon sens », évacue fermement le magistrat. « Dans ce cas », conclut la femme, « je vais garder mes pièces pour la cassation ».

« Ça dénote une absence totale de sérieux »

Globalement, les avocats sont rarement tendres envers ceux qui n’en ont pas. « Il n’y a aucune contestation formelle. On vous demande de juger en équité, de faire au mieux ou je ne sais quoi… », lance par exemple l’un d’eux dans un autre dossier : « Ça dénote une absence totale de sérieux et de prise en compte des textes les plus élémentaires. » Parfois, à l’inverse, il y a bien deux avocats, mais cela peut sembler un brin disproportionné tant l’enjeu paraît dérisoire. Comme dans cette demande de résolution judiciaire d’un contrat de mutuelle santé complémentaire. L’avocate de l’assurée sollicite fort logiquement le remboursement de quelques centaines d’euros de cotisations depuis la souscription, laquelle est censée n’être jamais intervenue. Sa consœur adverse « ne veut pas polémiquer » sur le principe mais, anéantissement rétroactif oblige, demande symétriquement le remboursement de quelques centaines d’euros de prestations de l’assureur, et la compensation de l’ensemble. Chacun des deux avocats attend visiblement que l’autre livre au magistrat la mirobolante somme finalement en jeu : « trente-trois euros », lâchent-ils finalement en même temps.

Dans le dossier suivant, l’office HLM parisien sollicite la résiliation judiciaire d’un bail, en raison d’une dette locative, mais surtout de « nuisances, comme des odeurs de cuisine et des va-et-vient incessants ». « Il y a en permanence une dizaine de personnes dans ce deux-pièces », poursuit l’avocat de l’organisme, pour qui le locataire ne peut être qu’un « marchand de sommeil ». Il produit deux constats d’huissier, « qui démontrent la suroccupation, puisqu’ils relèvent la présence de dix couchages ». En déduit que l’usage « n’est pas conforme à la destination du bien », et qu’il y a nécessairement « sous-location, sans compter le défaut d’entretien ». Souligne l’air de rien que, même si le locataire assure qu’il vit désormais seul, « les relevés de compteur d’eau donnent une consommation de 28 m3 par mois ». Le défendeur explique pour sa part qu’en raison de « problèmes cardiaques », il doit se faire aider en permanence par deux personnes, lesquelles ne lui versent aucun loyer : « On partage juste EDF. » « C’est vrai qu’il a rendu service, mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas », poursuit son avocate. Elle demande le débouté de l’office HLM s’agissant de la résiliation du bail, ainsi que « des délais pour cette dette locative qui n’est pas non plus abyssale ».

« En même temps, il n’est en retard que de quinze jours »

À quelques encablures de là, l’écran annonce une audience de « contentieux technique » au pôle social. C’est là que sont examinés les recours formés contre les décisions rendues en matière d’incapacité, qui relevaient auparavant de la compétence d’une juridiction spécialisée aujourd’hui disparue : le tribunal du contentieux de l’incapacité (TCI). Le premier dossier du jour oppose une SAS à une caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Depuis la précédente audience, au mois de juillet dernier, personne n’a eu le moindre signe de vie de l’expert judiciaire : « En même temps, il n’est en retard que de quinze jours », relativise la présidente. N’empêche, ça chagrine les avocats. « Normalement, ils demandent des délais », justifie la même, « mais là, il ne s’est même pas donné cette peine. Alors je vais changer d’expert, parce que maintenant, on en a plusieurs qui peuvent remplir cette mission, [alors] qu’avant, ce n’était pas le cas ». « Mais nous, on a consigné ! », objecte un avocat : « Alors, c’est simple, il remboursera », réplique la magistrate, avant de réaliser que, non, ce ne sera sans doute pas si simple. Elle change d’avis, et renvoie à quatre mois, en griffonnant sur la pochette du dossier « rappel expert ». Puis ajoute : « On va quand même essayer de se renseigner, pour s’assurer qu’on n’aura pas le même désagrément la prochaine fois. » Dans la foulée, c’est un salarié qui critique la décision d’une autre CPAM, laquelle n’est pas représentée. Le dossier date tellement que, dans l’intervalle, une avocate a « pris la suite d’une consœur qui a pris sa retraite ». Au départ, une toute bête fracture de la cheville gauche, lors d’une mission en intérim. « Le problème », explique la nouvelle avocate, « c’est que ça a très mal cicatrisé, et les suites ont été épouvantables, c’est un véritable cauchemar ». Une récente expertise a fait passer le taux d’incapacité de 8 à 28 %, « et encore, depuis, il a fait une rechute ». En attendant, « alors que la caisse ne conteste pas, parce qu’il n’y a pas de contestation possible », son client ne touche que le RSA.

Deux étages plus haut, siège la troisième chambre, celle de la propriété intellectuelle. Théoriquement, elle devrait compter quatre sections (de trois), mais elle tourne en fait avec seulement sept magistrats. Aujourd’hui, elle se penche sur une œuvre que l’on doit – ou pas – à un éminent peintre catalan. La défenderesse la tient de son père, qui lui-même l’avait achetée dans une non moins éminente salle de ventes new-yorkaise. Pour la faire authentifier, elle s’est adressée au comité d’artiste, mais les choses ne se sont pas passées exactement comme elle l’avait prévu : requête en saisie-contrefaçon, placement sous scellé. L’avocate des ayants droit s’appuie sur plusieurs expertises, desquelles il ressort que, du papier gaufré à l’estampage, en passant naturellement par la signature, « il s’agit d’une tentative de se rapprocher d’une œuvre très connue ». Un « faux en matière artistique » dont elle sollicite logiquement la destruction, « qui nous semble être la seule solution à même de faire cesser l’atteinte […] et d’éviter que cette œuvre ne ressurgisse un jour sur le marché ». L’avocate de la défenderesse soutient quant à elle que ces expertises sont « bâclées, approximatives, et pour le moins partiales ». Surtout, elle invoque un arrêt fraîchement rendu par la Cour de cassation, qui permettrait selon elle à sa cliente de « faire gommer la signature à ses frais », puis de conserver l’œuvre « à titre privé ». Elle sollicite « le rabat de l’ordonnance de clôture », histoire de « régulariser [ses] écritures ». « Vous voulez juste que cet arrêt soit versé ? », interroge la présidente avant de suspendre : « C’est l’affaire de cinq ou dix minutes… »

Les magistrates reviennent même en moins de deux : « Donc, ben, le tribunal a décidé que ce n’était pas un motif grave. Et si ça peut vous rassurer, [il] se tient au courant des dernières jurisprudences. » « Ce n’est pas une copie servile, ce n’est pas une reproduction », enchaîne l’avocate des demandeurs : « La mention “reproduction” n’aurait donc aucun sens. » Soit, mais « elle est avant tout la propriétaire d’un droit corporel », réplique celle de la défenderesse, « et ça n’a rien à voir avec les droits incorporels ». Avant d’ajouter que sa cliente « n’est pas davantage contrefactrice », et que, « la bonne foi étant présumée en droit civil », elle « n’est pas non plus receleuse de contrefaçon ». Invoquant la Charte des droits fondamentaux de l’Union, et plusieurs arrêts de la Cour de justice, elle demande au tribunal de procéder à une « balance des intérêts en présence », et de rejeter les « prétentions exorbitantes » des demandeurs. Sa contradictrice lui répondra indirectement dans un autre dossier concernant le même artiste, en ironisant sur cette manie de vouloir conserver des faux : « Le musée de la Contrefaçon en a déjà beaucoup, et les comités d’artistes, leurs placards en débordent aussi… »

« Je vous le dis à chaque fois, ce n’est pas la peine de venir »

Détour par la deuxième chambre, celle des successions : au programme, orientation et mise en état. « Vous n’êtes pas constituée », jargonne la présidente à destination d’une femme désemparée. Et de traduire : « L’avocat est obligatoire. Si vous n’en prenez pas, vous n’aurez aucune information sur le dossier. » Un autre justiciable s’avance vers la grande table de réunion, une pochette à la main, et se met sur la pointe des pieds pour passer la tête au-dessus des illusoires écrans anti-covid en plexiglas. Visiblement, c’est un multirécidiviste : « Je vous le dis à chaque fois, Monsieur, je ne peux rien faire avec ça. Ce n’est pas contradictoire. Je sais que ce dossier vous tient à cœur, mais ce n’est pas la peine de venir ! » Dans le dossier suivant, il y a bien un avocat… mais qui n’aurait pas dû venir non plus : « Ne vous déplacez pas pour ça, Maître ! », s’exaspère la magistrate. À la cantonade, elle ajoute : « Ne vous entassez pas non plus dans cette salle pour demander la clôture… Envoyez-moi un message. » Dans d’autres chambres, la procédure écrite tourne de fait, par principe, à la procédure sans audience : « Afin de concilier le maintien de l’activité juridictionnelle avec le respect des normes sanitaires », fait alors savoir le greffe aux avocats, « vous êtes invités à ne pas vous déplacer pour plaider l’affaire ». Il reste toutefois concevable de venir « présenter des observations […] limitées au strict nécessaire », sous réserve d’annoncer la couleur par mail.

Neuvième chambre, droit bancaire. « Oh, vous savez, Monsieur, c’est une audience civile… », nous lance, toute désolée, la présidente. Certes, oui. Arrive le dossier d’un septuagénaire, qui aurait ordonné deux virements, de 4 500 € chacun, vers des comptes étrangers, en pleine nuit et depuis une application mobile qu’il affirme n’avoir jamais utilisée : la preuve, il se déplace systématiquement en agence pour remplir de bons vieux bordereaux papier. Son avocate réclame 10 000 €, sur le triple fondement du paiement non autorisé, du manquement au devoir de vigilance et de la résistance abusive, ce qui n’est tout de même pas simple à articuler. Elle souligne que son client a signalé l’opération litigieuse dès le lendemain matin, soit dans un délai plus que raisonnable qui fait que, selon elle, « il aurait dû être remboursé immédiatement, et pas trois ans et demi après ». Comme le reste de la salle, elle sursaute lorsque trois ou quatre policiers entrent avec fracas : « Désolée, c’est une erreur », s’excuse la magistrate. De son côté, l’avocate de la banque se retranche derrière « l’inviolabilité » de « l’authentification forte », qu’elle décrit par le menu : pour créer le compte bénéficiaire, il faut entrer son numéro de carte bancaire et un code transmis par SMS ; puis, pour ordonner le virement, il faut composer son identifiant et un second code SMS. Elle soutient donc que l’opération était autorisée, et, subsidiairement, invoque la négligence du client de la banque : « Tous mes processus informatiques me disent que tout a été respecté. » Au devoir de vigilance, elle oppose le devoir de non-immixtion, avant de souligner que la banque a été réactive, « puisqu’elle a pu bloquer in extremis l’un des deux virements ». Elle soutient que, si préjudice il y a, « à la rigueur », c’est une simple « perte de chance », avant de conclure : « J’ai des obligations, oui, mais je ne peux pas non plus aller au-delà. » L’avocate du demandeur fait mine de s’interroger : « Il n’a pas eu un seul incident en trente ans… donc il est brusquement devenu fraudeur à soixante-seize ans ? »

« L’assuré est libre d’aller se promener sur un toit en maillot de bain »

Quatre étages plus haut siège la cinquième chambre : au menu, droit des obligations et droit des assurances. Par exemple, en vacances avec femme et enfant, un homme loue un bateau sans permis le temps d’une balade sur le Léman, ou le Lac de Genève, question de point de vue. Et tombe à l’eau : « Comme il faisait très chaud, il s’est retrouvé en difficulté en raison de la différence de température », précise son avocat. Quelque temps après, il appelle les gendarmes, auxquels il explique qu’il n’y avait pas de gilet de sauvetage à bord : « Sinon, tout cela aurait été moins dramatique et moins traumatisant », ajoute le même avec emphase. Le navigateur du dimanche dépose une plainte, rapidement classée sans suite, puis se lance dans une procédure civile mêlant, sans que l’on saisisse parfaitement les contours de l’une et de l’autre, responsabilités délictuelle et contractuelle. Les dossiers des deux parties sont relativement conséquents, et passent méthodiquement en revue coutumes et autres conventions franco-suisses. L’avocate de l’exploitant objecte que, pour son client, « qui a une petite activité quasi individuelle », c’était « un traumatisme, justement, de se retrouver [soupçonné] de mise en danger » : « Vous avez une attestation d’une personne qui a loué le même bateau juste avant, et qui ne voit pas comment on peut tomber, puisque les rebords sont hauts. On a [tout de même] un doute sur le fait qu’il se soit jeté à l’eau ». Et puis, « le bateau qui vient à la rescousse, il est à moins de cent mètres et arrive en quelques secondes ». Peut-être, réplique son contradicteur, mais « il s’est senti très en difficulté vis-à-vis de sa famille, et de son enfant qui souffre de troubles de l’anxiété ». L’avocate conclut sur le « comportement assez atypique » du père de famille : « Il dit n’avoir jamais eu de copie du contrat de location, mais le lendemain, subitement, il connaît l’immatriculation [du bateau], sa puissance, etc. Et une semaine après, il réclame 15 000 €. Est-ce que tout cela n’est pas un peu trop construit pour être le reflet d’une réalité ? »

Entre une erreur de diagnostic amiante et un classique vice caché automobile surgit un dossier plus lourd : un homme a fait une chute mortelle d’un toit. Son épouse et (sur ordonnance du JAF) ses enfants mineurs poursuivent l’assureur, qui refuse sa garantie accidents de la vie. Il faut dire que les circonstances de la chute sont peu communes, même si « l’assuré est parfaitement libre d’aller se promener sur un toit, sous la pluie, en maillot de bain ! », précise l’avocat de la famille. Selon lui, « il a marché sur une tuile, la tuile s’est brisée, et il est décédé quelques étages plus bas » : « On est donc bien en présence d’une atteinte corporelle résultant de l’action soudaine et imprévisible d’une cause extérieure », ajoute-t-il doctement en citant un paragraphe des conditions générales. Toujours selon le même, « l’assureur s’écarte de la définition classique de l’accident pour dire que c’est le comportement de l’assuré [qui en est la cause], mais ce n’est pas un contrat qui permet à un assureur de juger le comportement de l’assuré ». L’avocate de l’assureur rétorque quant à elle qu’« on n’a pas du tout extrapolé, on s’est tenu aux libellés explicites et exprès du contrat. […] On a le PV de la police, qui [constate] une forte odeur d’alcool, [et qui] démontre qu’une fenêtre était ouverte, et ce n’était pas une porte-fenêtre desservant une terrasse ». Sur le bris de la tuile, elle insiste sur le fait que « le PV dit simplement qu’une tuile est fraîchement cassée, et semble correspondre à l’itinéraire qu’il aurait pu prendre ». « Pour que le contrat trouve à s’appliquer », poursuit-elle, « il faut que la cause extérieure soit exclusive. Or sa présence sur le toit participe à l’appréciation [de son] comportement, et c’est ce comportement qui est la cause de son décès. »

« Oui, mais bon, toi aussi, tu mens… »

« On a eu dix-neuf audiences de mise en état dans ce dossier, sans compter les quatorze autres instances en cours ! », fustige une avocate lorsqu’on entre dans une salle voisine. Ambiance. Bienvenue à la huitième chambre, celle du droit de la copropriété. On enchaîne sur un immeuble du nord-ouest parisien, dont le rez-de-chaussée comporte un local commercial, que la SCI bailleresse a confié à une enseigne de restauration rapide, spécialisée dans le burger. Depuis 2014, les copropriétaires se plaignent des « nuisances olfactives », mais aussi « sonores » – les livreurs attendant leurs commandes –, ainsi que de la « saleté des parties communes ». Le syndicat sollicite, par une action oblique, la résiliation judiciaire du bail, mais aussi l’expulsion du preneur. Et pour la SCI, une interdiction de poursuivre une activité de restauration, « qui n’est manifestement pas compatible avec les locaux ». Il réclame aussi le paiement de dommages-intérêts, mais plutôt subsidiairement, puisque « notre demande n’est pas de battre monnaie », précise l’avocat de la copro. « Sur la réalité des désordres », enchaîne le même, « on a une inspection de la préfecture de police, qui relève plusieurs non-conformités. [Par exemple], le conduit de ventilation devrait déboucher à plus de huit mètres de l’ouvrant le plus proche. Là, il est juste sous une fenêtre ». L’avocate du restaurateur, qui propose de faire de menus travaux, met au passage dans la balance les licenciements qu’occasionnerait une résiliation du bail, puis rétorque : « Avec la restauration, il y a des troubles, je ne peux pas le nier, mais l’exploitation est conforme au bail et au règlement de copropriété. » Elle ajoute que « tous les commerces de bouche de [la capitale] commettent des infractions », et que « la violation du règlement sanitaire de la Ville n’implique pas la violation d’un règlement de copro », avant de rappeler « le contexte sanitaire qui pèse lourdement sur les petites entreprises ».

Deux étages plus bas, juge de l’exécution (JEX), saisies immobilières. Des deux côtés de la barre, on parle d’un « dossier inextricable » : ça promet ! Une propriétaire a une importante dette à honorer, puisqu’il est question de 143 000 €. L’avocate du créancier a bien des sommes sur son compte CARPA, à hauteur du tiers, mais elle refuse de les encaisser et aimerait les restituer à son confrère : « C’est quand même un comble ! », ponctue-t-elle. En cause, un courrier du frère de la débitrice par lequel, en tout début de procédure, il s’était engagé à rembourser les sommes dues par sa sœur sur les fonds d’une association qu’il préside. « En plus, c’est possiblement un faux… », ajoute la même : « Si le tribunal me dit que je peux encaisser ces sommes, tant mieux, mais dans tous les cas, ma créance n’est pas soldée, donc je maintiens ma demande de vente forcée. » « À chaque fois qu’un paiement a été fait », objecte l’avocat adverse, « il a été rejeté par le créancier, alors qu’il provenait d’un compte bancaire français. Donc on considère que le titre, aujourd’hui, ne porte plus que sur 100 000 €, […] et que la débitrice, manifestement, a montré sa bonne foi ». À titre principal, il demande quatre mois pour apurer le solde ; et à titre subsidiaire, la possibilité de procéder à une vente amiable. Au même frère, qui produit une estimation concordante… mais ne précise pas comment il compte financer l’opération. Sur les bancs, une femme attendant qu’un autre dossier soit appelé s’indigne en parcourant une pièce adverse : « C’est vraiment un menteur ! » « Oui, mais bon, toi aussi, tu mens… », murmure son voisin en lui tapotant l’avant-bras pour la calmer.

« C’est quand même un peu compliqué, cette procédure… »

Depuis le début de l’audience, un quidam est planté, debout, devant la magistrate, une pochette à la main. Elle lui a indiqué une bonne demi-douzaine de fois que « non, vous, on verra plus tard, parce que votre dossier va être plaidé ». C’est justement son tour. Il souhaite procéder à une vente « à ré-mé-né-ré », autrement dit à réméré, pour apurer une dette de 60 000 € : « Ils doivent nous envoyer un huissier pour l’estimation, après on va chez le notaire », résume le justiciable. Il n’a aucun avis de valeur, et l’avocat adverse souligne qu’on « ne sait même pas dans combien de temps ça pourrait être vendu ». « C’est quand même un peu compliqué, cette procédure… », médite la JEX, tandis que l’avocat du créancier soulève que son adversaire n’est pas le propriétaire du bien, ce qui donne lieu à une petite séance d’ascenseur émotionnel :

— Celui qui est dans la procédure n’est pas venu.

— Bon, alors, c’est un peu embêtant, ça.

— Mais il y a un pouvoir.

— Ah, c’est bien, ça !

— Mais il n’est pas annexé.

— Ah…

Elle poursuit : « Je suis embêtée pour vous, Monsieur, mais je ne peux pas autoriser la vente amiable, il faut que ce soit votre grand-père qui la demande à l’audience. » Après s’être creusé la tête deux ou trois minutes, elle reprend : « Ce que je peux faire, c’est mettre un délibéré plus loin, pour vous laisser plus de temps pour la vente amiable. C’est ce que je peux faire de mieux, comme ça, ça échappe à mon pouvoir, et vous faites tout sans moi. En plus, c’est une grosse somme, mais pas [non plus] énorme. » L’homme est un peu perdu, alors elle précise : « Donc, après le délibéré, on ajoute quatre mois, et on arrive largement au mois de juillet. Ne soyez pas choqué, vous allez recevoir un jugement ordonnant la vente forcée, mais que ça ne vous empêche pas de continuer comme prévu. » Elle le met tout de même en garde : « Par contre, s’il reste des frais, il pourra demander la vente forcée quand même. » L’homme remballe sa pochette. Il n’a pas tout compris.