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Déconfinement : le gouvernement sur la piste du tracking général

Alors qu’elle était il y a peu totalement exclue, l’idée de tracer les citoyens volontaires et leurs contacts via une application smartphone, avance rapidement. Hier, le gouvernement a présenté un projet, qui s’intégrerait à une solution européenne. Des députés, notamment de la majorité, ont exprimé leur opposition. Explications.

par Pierre Januelle 9 avril 2020

Une application de traçage individuel

Dans son avis sur les éléments d’une stratégie de déconfinement, le conseil scientifique a souligné la nécessité « de nouveaux outils numériques permettant de renforcer l’efficacité du contrôle sanitaire de l’épidémie ». Le projet serait de disposer d’une application mobile qui liste les interactions d’une personne. S’il s’avérait ensuite qu’une personne est testée positive au covid-19, les personnes avec qui elle a interagi dans la dernière quinzaine seraient alors prévenues et encouragées à se faire tester (sans que ne soit mentionné l’identité de la personne malade).

Alors qu’il y a peu il y était réticent, Christophe Castaner a indiqué dimanche sur France 2 : « Le tracking fait partie des solutions qui sont retenues par un certain nombre de pays, donc nous avons fait le choix de travailler avec eux pour regarder ces solutions. Si elles permettent de lutter contre le virus et, si évidemment, elles respectent nos libertés individuelles, c’est un outil qui sera retenu et soutenu par l’ensemble des Français. » Si le gouvernement a décidé de soutenir ce projet, c’est aussi qu’il craint l’émergence d’alternatives privées, non-étatiques.

Une application volontaire

Les choses ont rapidement avancé. Le député Mounir Mahjoubi a publié lundi 6 avril une note sur les possibilités techniques. Hier, dans un entretien au Monde, Olivier Véran, ministre de la Santé, et Cédric O, secrétaire d’État aux numériques ont présenté un projet. Le gouvernement travaille sur une application basée sur la technologie Bluetooth et le volontariat. L’application enregistrerait les autres signaux captés pendant un laps de temps. Cette solution serait moins attentatoire aux libertés qu’une surveillance via les opérateurs mobiles. Toutefois, la technologie Bluetooth ne fait pas de géolocalisation : le Bluetooth a le plus souvent une portée de 5 à 10 mètres et l’application se contenterait de capter les autres signaux, sans connaître la distance de l’utilisateur.

Selon nos informations, les discussions ont commencé avec différents opérateurs et le travail opérationnel sur l’application a débuté. Toutefois, le gouvernement lui-même fait part de ses doutes sur l’efficacité de la technologie. Les obstacles sont en effet nombreux. Pour qu’elle soit efficace, l’application devrait être adoptée par une majorité de la population. Outre les personnes rétives, 13 millions de Français ne possèdent pas de smartphone. Par ailleurs, il faudrait que le Bluetooth soit activé à chaque sortie.

Ce projet français s’inscrit dans celui européen, dénommé PEPP-PT. Le contrôleur européen des données, Wojciech Wiewiórowski, a défendu une solution européenne, qui permettrait d’assurer une inter-opérabilité indispensable et garantirait le respect d’un certain nombre de garanties. Car pour le contrôleur, il serait irresponsable « de ne pas utiliser les outils qui sont à notre disposition pour lutter contre l’épidémie. »

Les parlementaires exigent un débat

Pour la CNIL, il n’est pas nécessaire de modifier la loi. Dans une intervention devant la commission des lois, sa présidente Marie-Laure Denis a indiqué que « les textes qui protègent les données personnelles ne s’opposent pas à la mise en œuvre de solutions de suivi numérique, individualisé ou non, pour la protection de la santé publique. » Toutefois, « si un suivi individualisé des personnes était mise en œuvre, il faudrait d’abord, à droit constant, qu’il soit basé sur le volontariat, avec un consentement réellement libre et éclairé, et le fait de refuser l’application n’aurait aucune conséquence préjudiciable. »

Plusieurs députés de la majorité ont fait part de leurs vives réserves à ce projet. Ainsi, le délégué général de LaREM Pierre Person ou le député Sacha Houlié, membre de la commission des lois : « J’ai une opposition de plusieurs ordres. D’abord est-ce que cette surveillance est notre projet de civilisation ? Ensuite, nous ne sommes pas certains de son efficacité. Ainsi après avoir tenté le tracking [via l’application TraceTogether], Singapour a dû se résoudre au confinement. » Le député craint aussi la pression sociale forte qui pèserait sur le consentement libre des personnes. Surtout, le député appréhende le franchissement d’« un nouveau pas en la matière, sans possibilité de retour en arrière ».

D’autres acteurs sont plus mitigés. Pour l’avocat spécialisé dans le numérique Alexandre Archambault, « rien n’est pire que le statu quo actuel, une situation où tout le monde est assigné chez lui. Il faut un débat public avec des garde fous ; la durée de vie de l’application doit être limitée et la finalité strictement sanitaire, avec un projet suivi par le ministère de la Santé ».

À l’Assemblée comme au Sénat, les parlementaires s’emparent du sujet. La présidente de la commission des lois, Yaël Braun-Pivet a programmé des auditions.

La garde des Sceaux Nicole Belloubet a tenu à rassurer hier. Même si une application volontaire peut se passer de nouvelle loi, « il y aura nécessairement un débat au parlement. C’est un sujet trop important pour qu’il se fasse sans débat et sans association des représentants de la Nation, d’une manière ou d’une autre. »