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« Les décorations doivent être bannies du prétoire »

La Cour de cassation examinait, mardi 25 septembre, un pourvoi formé par le barreau de Toulouse, qui conteste la décision de la cour d’appel de Toulouse du 13 juillet 2017 en ce qu’elle annule la délibération du conseil de l’ordre portant interdiction du port, sur la robe et pendant l’audience, des décorations. Décision le 24 octobre.

par Julien Mucchiellile 26 septembre 2018

Les décorations républicaines, Ordre national du mérite et Légion d’honneur, ornent certaines robes noires. Institutions républicaines, emblèmes de la nation, ces deux ordres ont vocation à récompenser les mérites et à encourager les forces vives du pays. Pour le conseil de l’ordre du barreau de Toulouse, c’est une atteinte au principe d’égalité. Une délibération du 5 décembre 2016 a ainsi décidé que « l’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration ni signe manifestant une appartenance religieuse, communautaire, philosophique ou politique ».

Me Jacques Lévy, important avocat toulousain connu notamment pour sa défense de Jacques Viguier, arbore sa Légion d’honneur (rosette ou ruban rouge) depuis qu’elle lui a été décernée, le 3 avril 2015. Le 15 décembre 2016, il demande à ce que soit retiré le terme « décoration » de la délibération, bien décidé à porter cet emblème du mérite républicain dans les prétoires toulousain. Le conseil de l’ordre, par délibération du 6 janvier 2017, maintient sa décision du 5 décembre. Me Lévy interjette appel le 15 février et, le 13 juillet 2017, la cour d’appel de Toulouse fait droit à la demande de l’avocat.

La première chambre civile, mardi 25 septembre 2018, examine le pourvoi de l’ordre toulousain, pour qui le sujet est manifestement primordial. « Le sujet, aujourd’hui, c’est vous (les magistrats, ndlr) : pourquoi faudrait-il interdire aux avocats ce qui vous est autorisé ? », entonne Thomas de Haas, pour le barreau. « Portée par un magistrat, une décoration renforce l’autorité judiciaire. Portée par un avocat, elle la dessert. » L’avocat développe deux arguments.

« Les ravages des partis pris et des biais cognitifs »

De l’égalité des avocats dépend l’égalité des justiciables « et l’égalité ne doit pas être qu’effective, mais aussi apparente. Il s’agit là de l’impartialité objective. La justice doit donner l’apparence de l’impartialité, car la justice se donne à voir ». Il poursuit : « Les décorations distinguent les meilleurs d’entre nous, elles répondent intrinsèquement à une finalité élitiste. Cette information (la décoration) est-elle pertinente pour l’issue du litige ? Assurément, non. Comme certains n’ont pas la Légion, aucun ne doit être autorisé à la porter ».

Le second moyen est plus délicat à développer, mais l’avocat ne craint rien : « La réalité, dit-il, c’est qu’il existe un risque que le port d’une décoration puisse exercer une quelconque influence sur un juge ». Il tempère l’ardeur de son argument : « Cela ne peut se faire que par des mécanismes subtils, insidieux, inconscients, mais on ne peut pas l’exclure ». Il avance à l’appui « les ravages des partis pris et des biais cognitifs dont nous sommes tous les jouets » et cite en renfort les travaux du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman : les signes distinctifs comme les marques de vêtement, par exemple, assurent à ceux qui les arborent un traitement social plus indulgent. « Nous sommes tous susceptibles d’être influencés par des signes extérieurs, c’est pourquoi ils doivent être bannis du prétoire. Seule sied la parfaite opacité du port de la robe », conclut-il.

« La Légion d’honneur et l’Ordre du mérite ne sont pas des pin’s à message »

Me Patrice Spinosi, qui représente Jacques Lévy, est lucide : « Vous devez juger une question à la fois sensible et somme toute dérisoire. La Légion d’honneur et l’Ordre du mérite ne sont pas des pin’s à message, ils ne servent pas non plus à intimider les jeunes confrères et à humilier les anciens. La robe est un symbole d’égalité et non une vérité : certains avocats sont célèbres et d’autres non, certains sont appelés “Monsieur le Bâtonnier” et pas les autres ».

Il a fait un pourvoi incident car il conteste la compétence du conseil de l’ordre du barreau de Toulouse, qui « ne tient d’aucune disposition légale la faculté d’organiser la vêture des avocats prenant la forme traditionnelle de leur robe et que seul le législateur est compétent en l’espèce ». En outre, « les compétences du conseil de l’ordre ne s’exercent que dans le respect de celles du Conseil national des barreaux, qui unifie par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d’avocat ». Le conseil de l’ordre parisien, par exemple, avait rejeté, le 17 juillet 2015, une délibération visant à l’interdiction du port des décorations. « Le sort des décorations ne peut pas être modulable, c’est pourquoi il convient de nous tourner vers la loi », dit Me Spinosi, qui cite alors le code de la Légion d’honneur. Celui-ci prévoit, en son article R. 69 une obligation de porter la barrette de la Légion d’honneur sur le « costume civil officiel et l’uniforme militaire ». L’avocat propose alors de faire de l’archéologie législative : le décret du 22 messidor an XII, texte fondateur encadrant les modalités du port de la Légion d’honneur, prévoit en son article 4 que « tous les membres de la Légion d’honneur auront toujours leur décoration ». Ce principe est rappelé par les régimes politiques qui se succèdent. Un décret du 14 mars 1891 précise que le frac, la robe ou la soutane sont des « costumes civils officiels », point renforcé par la doctrine en matière de déontologie (H. Ader, S. Bortoluzzi, A. Damien, D. Piau, T. Wickers, Règles de la profession d’avocat, Dalloz). « En définitive, conclut l’avocat, on ne comprendrait pas pourquoi la profession d’avocat serait la seule à ne pouvoir porter les insignes de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du mérite. Établie par les textes, confortée par l’histoire et ancrée dans les usages, cette règle – partagée, notamment, par le corps judiciaire – participe indubitablement au rayonnement de la profession. »

L’avocat général, brièvement, conclut au rejet du pourvoi, ne voyant dans le port des décorations aucune atteinte au principe d’égalité. La décision sera rendue le 24 octobre.