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« Décrochons Macron » : l’état de nécessité climatique ?

Au terme d’une motivation audacieuse, le tribunal correctionnel de Lyon a relaxé deux militants écologistes poursuivis du chef de vol en réunion après avoir décroché en mairie un tirage du portrait présidentiel. Le tribunal a décidé d’écarter la responsabilité pénale des prévenus en retenant, semble-t-il, l’état de nécessité.

par Hugues Diazle 26 septembre 2019

En marge du sommet du G7 de Biarritz s’est tenu un défilé atypique le 25 août dernier dans les étroites ruelles du vieux Bayonne. Des militants écologistes ont exhibé des portraits du président de la République décrochés depuis plusieurs mois dans diverses mairies. L’action militante – portée notamment par les mouvements Alternatiba, ANV-COP21 et Bizi – avait pour objectif de dénoncer, devant la presse internationale, les insuffisances de l’action gouvernementale dans le domaine de l’écologie, de la transition énergétique et de la justice sociale.

Cette exposition médiatique a également permis aux militants écologistes de mettre en lumière les poursuites jusqu’ici engagées contre les « activistes décrocheurs » : selon l’association ANV-COP21, 74 perquisitions et 93 gardes à vue ont donné lieu à 57 poursuites pénales.

Parmi les « décrocheurs », Fanny D. et Pierre G. ont été poursuivis pour s’être emparés du portrait présidentiel de la mairie du 2e arrondissement de Lyon, dans laquelle ils avaient pénétré accompagnés d’une vingtaine de militants, ainsi que de plusieurs journalistes préalablement avisés. Suivant dépôt de plainte pour vol en réunion, les investigations policières, menées notamment sur les réseaux sociaux, permettaient d’identifier les deux mis en cause.

Convoqués devant le tribunal correctionnel, Fanny D. et Pierre G. reconnaissaient les faits qui leur étaient reprochés. Cités en tant que témoins, l’ancienne ministre, Mme Cécile D., ainsi que le scientifique, M. Wolgang C., s’attachaient à démontrer en quoi l’action gouvernementale s’avérait insuffisante, tant face à l’urgence climatique qu’eu égard aux engagements ratifiés par la France.

À l’issue des débats, la défense des deux prévenus, portée par Me Thomas Fourrey du barreau de Lyon, s’attachait à démontrer que « l’usage des voies légales et les avertissements des scientifiques [n’étaient] pas des bras de levier suffisants et que la sensibilisation de la population en vue d’un changement politique leur sembl[ait] devoir passer par des actes de désobéissance civile non-violente ». La relaxe était donc sollicitée au bénéfice d’un état de nécessité « légitimant un acte délictueux proportionné à l’éloignement d’un danger grave et imminent, les prévenus n’ayant pas eu d’autre choix à leur portée que d’affronter les autorités par une réaction mesurée » (v. p. 6 du jugement). Le ministère public, quant à lui, demandait à ce que l’état de nécessité soit écarté : une peine – somme toute symbolique – était requise à hauteur de 500 euros d’amende à l’encontre de chacun des prévenus.

Statuant à juge unique (C. pr. pén., art. 398, al. 3), le tribunal correctionnel décide de relaxer les prévenus des fins de la poursuite. Si le juge ne fait pas explicitement référence à « l’état de nécessité », son raisonnement juridique paraît faire droit aux arguments soulevés par la défense. La décision, frappée d’appel par le ministère public, est à ce jour non définitive.

En vertu de l’article 122-7 du code pénal « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». L’état de nécessité suppose ainsi, en premier lieu, l’existence d’un danger et, en second lieu, une réaction nécessaire et proportionnée de nature à juguler le péril existant. Le dispositif permet ainsi de rechercher un juste équilibre entre deux intérêts antagonistes : celui menacé par le « danger actuel ou imminent » et celui protégé par l’infraction non réprimée.

En l’espèce, la balance juridique doit s’opérer entre : d’une part, l’infraction de vol protégeant le droit de propriété de la mairie de Lyon ; et, d’autre part, le péril climatique présenté par le juge comme un « fait constant qui affecte gravement l’avenir de l’humanité en provoquant des cataclysmes naturels dont les pays les plus pauvres n’auront pas les moyens de se prémunir et en attisant les conflits violents entre les peuples, mais aussi l’avenir de la flore et de la faune en modifiant leurs conditions de vie sans accorder aux espèces le temps d’adaptation requis pour évoluer ». Tout naturellement, la lutte contre le dérèglement climatique semble devoir ici constituer un intérêt supérieur au vol d’une simple photographie présidentielle – un tel comportement ne paraissant pas être « disproportionné » au vu de la gravité de la menace.

Le débat juridique se porte alors sur le caractère « actuel ou imminent » du danger dont les prévenus ont entendu se prémunir : en effet, l’article 122-7 exclut, de fait, tout péril « éventuel » (Crim. 27 mars 2007, n° 06-85.978). Or, la jurisprudence s’est toujours montrée particulièrement exigeante sur ce point : à titre d’exemple, l’état de nécessité a souvent été invoqué à propos de la destruction de cultures d’organismes génétiquement modifiés, mais la Cour de cassation a approuvé les juridictions l’ayant écarté en raison du caractère hypothétique du péril existant (V. not., Rép. pén., État de nécessité, par M. Danti-Juan, n° 28 ; par validation de motifs, Crim. 7 févr. 2007, n° 06-80.108, D. 2007. 1310 , note J.-P. Feldman ; ibid. 573, obs. A. Darsonville ; ibid. 2632, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2007. 133, obs. C. Saas  ; JCP 2007. II. 10059, note F.-G. Trebulle ; 18 févr. 2004, n° 03-82.951, Dr. pénal 2004. 107 ; 31 mai 2007, n° 06-86.628, Rev. pén. 2011. 693, obs. Lepage).

En l’espèce, le tribunal correctionnel semble considérer que le danger actuel est caractérisé par le « défaut de respect par l’État d’objectifs pouvant être perçus comme minimaux dans un domaine vital » (v. p. 6 et 7 du jugement).

Disons-le clairement : l’actualité du dérèglement climatique est un sujet qui dépasse de loin le simple cadre juridique et le présent commentaire ne se hasardera pas de s’en éloigner. Il sera utilement constaté que le phénomène d’augmentation globale des températures moyennes, qui ne cesse progressivement de s’accentuer, est aujourd’hui admis par consensus, tant par la société civile que par la communauté scientifique. L’actualité du danger peut donc être légitimement invoquée.

Le débat juridique se tourne alors vers une autre spécificité du mécanisme d’irresponsabilité pénale dans la mesure où l’acte, non réprimé, doit être « nécessaire » à la sauvegarde des personnes ou des biens. En d’autres termes, la réaction adoptée doit permettre à l’agent d’annihiler le danger dont il entend se prémunir. La Haute juridiction a déjà eu l’occasion de se positionner dans le cadre de certaines activités militantes : elle n’a, par exemple, reconnu aucune utilité à la destruction de plants de cultures transgéniques dès lors que les prévenus disposaient d’autres moyens d’expression pour se faire entendre auprès des pouvoirs publics (V., not. Rép. pén., v° État de nécessité, par M. Danti-Juan, n° 39 ; par validation de motifs, Crim. 19 nov. 2002, n° 02-80.788, D. 2003. 1315, et les obs. , note D. Mayer ; ibid. 2006. 1649, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail  ; 3 mai 2011, n° 10-81.529, RTD eur. 2012. 519, obs. B. Thellier de Poncheville  ; Rev. pén. 2011. 693, obs. Lepage).

Sur ce point, le tribunal correctionnel fait preuve de beaucoup de souplesse dans l’argumentation juridique : il semble retenir que le geste des militants « doit être interprété comme le substitut nécessaire du dialogue impraticable entre le président de la République et le peuple », dans le cadre d’un régime représentatif introduisant une relation particulière entre le chef de l’État et ses concitoyens, lesquels sont « admis à exercer un contrôle de la politique nationale sans être en mesure d’interroger individuellement cette autorité » (p. 7 du jugement).

Bien que juridique, le débat se fait ici politique : décrocher un portrait en mairie – fût-ce-t-il celui d’un dieu romain, père de tous ses pairs, capable de gouverner sur la terre et dans le ciel – permet-il « nécessairement » de parer au dérèglement climatique et/ou à l’ineffectivité des politiques environnementales ? Sans préjuger du futur – ni celui de notre planète, ni celui du jugement présentement commenté – la rigueur inhérente à la matière pénale permet difficilement de l’affirmer.

Pour autant, les citoyens disposent-ils réellement de moyens adaptés pour interpeller efficacement les pouvoirs publics et ainsi influer sur les politiques publiques mises en œuvre ? Une réponse affirmative ne va pas de soi. Rappelons par exemple que, au-delà des multiples marches et manifestations organisées pour le climat, plus de deux millions de citoyens ont publiquement soutenu la pétition dite de « l’Affaire du siècle » engagée par les associations Notre Affaire à Tous, la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France afin d’attaquer, au nom de l’intérêt général, l’État français en justice pour qu’il respecte ses engagements climatiques et assure une meilleure protection de l’environnement. Y-a-t-il eu une réponse politique concrète à cette mobilisation d’une ampleur sans précédent ?

Si le jugement commenté est juridiquement discutable – à coup sûr audacieux, son éventuelle portée doit être immédiatement tempérée : même à le supposer confirmé après épuisement des voies de recours, il ne garantirait aucunement l’impunité systématique à toute forme de désobéissance civile. En effet, comme cela vient d’être évoqué, la caractérisation de l’état de nécessité suppose la réunion de critères juridiques précis – ce qui permet, de fait, d’en limiter très largement la portée.

En conclusion, difficile de ne pas reproduire ici les observations générales formulées par MM. Frédéric Desportes et Frédéric Le Gunehec dans leur traité de droit pénal général : « En définitive, l’état de nécessité constitue une cause d’irresponsabilité particulière en ce qu’elle relève plus de l’équité que du droit. Elle permet aux juridictions de fond de faire fléchir le droit devant la réalité, et d’éviter de prononcer des condamnations qui heurteraient le sens commun. Elle constitue – d’une certaine manière – la possibilité donnée aux juridictions de prolonger le pouvoir d’opportunité de poursuite reconnu au seul ministère public, en relaxant l’auteur d’une infraction qu’il aurait peut-être été plus sage de ne jamais déférer devant les tribunaux répressifs » (v. F. Desportes et F. Le Gunehec, Droit pénal général, 10e éd., Économica, n° 751).

Dit en des termes peut-être plus généraux, la Justice se doit, avant toute chose, d’être juste : l’illégalité d’un acte doit, parfois, savoir s’effacer au profit de sa légitimité. D’aucuns pourront voir dans ce « pragmatisme juridique » la manifestation d’un véritable contre-pouvoir judiciaire, non sans une certaine ironie à l’heure où ce même « pragmatisme » est posé comme norme directrice de l’ensemble de nos politiques publiques. Quel que soit le sort qui lui sera réservé, cette décision constitue un heureux précédent pour ceux de la société civile qui dénoncent un mouvement progressif de « délictualisation » des pratiques militantes, associatives ou citoyennes.

 

Crédit photo © Soazig de La Moissonnière