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Délai raisonnable et point de départ du délai de prescription de la responsabilité de l’État

La responsabilité de l’État ne peut pas être engagée si, au regard de la complexité de l’affaire et de l’exercice des voies de recours mises à la disposition des parties, la durée de l’instruction de la plainte, de l’information judiciaire et des procédures de jugement n’excède pas un délai raisonnable. 

par Anaïs Hacenele 27 septembre 2018

L’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, prévoit que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial qui décidera du bien-fondé de l’accusation pénale dirigée contre elle. Par le biais de l’organisation de leur système juridique, les États membres doivent veiller « à ce que la justice ne soit pas rendue avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité » (CEDH 24 oct. 1989, H. c/ France, n° 10073/82, § 58, CEDH, 24 oct. 1989, n° 10073/82, RFDA 1990. 203, note O. Dugrip et F. Sudre ), à défaut de quoi, ils sont condamnés par la Cour européenne (CEDH 8 févr. 2018, Goetschy c/ France, n° 63323/12, Dalloz actualité, 21 févr. 2018, obs. H. Diaz isset(node/189270) ? node/189270 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189270. Condamnation de la France pour violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme pour une instruction longue de plus de sept ans entre le placement en garde à vue et l’ordonnance de non-lieu).

En France, la difficulté d’engager la responsabilité de l’État pour défectuosité du service public de la justice réside dans la nécessité de démonter une carence suffisamment grave constitutive d’un véritable dysfonctionnement de la juridiction par la preuve d’une faute qualifiée ou d’un déni de justice (COJ, art. L. 141-1).

Le déni de justice vise « non seulement le refus de répondre aux requêtes ou le fait de refuser de juger les affaires en l’état de l’être, mais aussi plus largement tout manquement de l’État à son devoir de protection juridictionnelle de l’individu qui comprend le droit pour tout justiciable de voir statuer sur ses prétentions dans un délai raisonnable » (TGI Nice, 17 sept. 2001, D. 2002. 543, et les obs. ).

L’État engage sa responsabilité pour dysfonctionnement de la justice dans deux situations : lorsque l’affaire soumise à la justice n’est pas traitée dans un délai raisonnable (V. par ex., Civ. 1re, 22 mars 2005, n° 03-10.355, Bull. civ. I, n° 145 ; D. 2005. 987 ; 20 févr. 2008, n° 06-20.384, D. 2008. 791 ; Resp. civ. et assur. 2008. Comm. 146) et lorsque la décision n’est pas exécutée dans un délai raisonnable (V. par ex., CEDH 28 juill. 1999, Immobiliare Saffi c/ Italie, n° 22774/93, D. 2000. 186 , obs. N. Fricero ; 20 déc. 2007, Kocsis c/ Roumanie, n° 10395/02, Dr. et proc. 2008, n° 2, p. 9, obs. N. Fricero ; Civ. 1re, 17 mai 2017, n° 16-14.637, Dalloz actualité, 16 juin 2017, obs. M. Kebir ). Il en résulte que mettre trop de temps à juger ou à faire exécuter une décision revient parfois à ne pas avoir jugé du tout. L’élément central de cette responsabilité repose sur la notion de « délai raisonnable », lequel, en tant que standard est apprécié in concreto par les juges du fond.

Et c’est sur l’appréciation de ce délai que porte essentiellement l’arrêt de rejet du 5 septembre 2018.

Dans cette affaire, des travaux de réfection et des difficultés sur un chantier étaient à l’origine de plusieurs procédures entre entrepreneur et maître de l’ouvrage. Deux procédures distinctes avaient été engagées : une procédure civile, une autre pénale. Le maître de l’ouvrage a finalement assigné l’Agent judiciaire de l’État sur le fondement des articles L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire et 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme pour voir engager la responsabilité de l’État pour durée excessive des procédures et dysfonctionnements des services judiciaires. Les juges d’appel ont rejeté cette demande déclarant l’action tendant à la procédure civile irrecevable et considérant que celle relative à la procédure pénale avait été rendue dans un délai raisonnable.

Il était question, pour la Cour de cassation, de s’interroger à la fois sur la prescription de l’action en responsabilité de l’État et sur le délai dans lequel les décisions de justice avaient été rendues à l’issue des deux procédures.

D’une part, la première chambre civile se prononce sur le point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité contre l’État en ce qui concerne la décision de justice rendue à propos de la procédure civile.

Elle rappelle que l’action en responsabilité est prescrite dans un délai de quatre ans, qui commence à courir le premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle a été rendue la décision de justice susceptible de constituer le fait dommageable et générateur de responsabilité. Elle fait application de l’article 1er de la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 qui prévoit que la prescription des créances contre l’État est de quatre ans.

En l’espèce deux procédures avaient été engagées : une civile, l’autre pénale. La procédure civile engagée pour obtenir l’indemnisation d’un préjudice résultant de l’exécution défectueuse du contrat de construction confiée au défendeur à l’instance n’a pas le même objet que la procédure pénale assortie d’une demande de réparation du dommage causé par les infractions d’escroquerie et de recours au travail clandestin imputée à ce même défendeur. Par conséquent, le point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité contre l’État pour dysfonctionnement du service public de la justice ne commence pas à courir en même temps puisque ces deux procédures sont distinctes. Le départ du délai pour l’action en responsabilité contre l’État quant au délai dans lequel la justice a rendu les décisions n’est pas le même puisque les décisions rendues à l’issue de chacune des deux procédures n’ont pas été rendues au même moment. L’action en responsabilité de l’État relative à la procédure civile a commencé à courir un an après que la décision ait été rendue, c’est-à-dire le 1er janvier 2002 et courait pendant quatre ans, jusqu’au 31 décembre 2006.

L’action en responsabilité contre l’État est prescrite donc irrecevable. Il n’avait donc pas lieu d’examiner l’affaire au fond et de vérifier si oui ou non la décision avait été rendue dans un délai excessif.

D’autre part, la première chambre civile se prononce sur la procédure pénale et le temps durant lequel elle a été traitée. L’action en responsabilité contre l’État relative à cette procédure n’étant pas jugée prescrite, les juges du fond ont considéré que la décision rendue l’avait été dans un délai raisonnable. Par conséquent, le fait générateur de la responsabilité de l’État n’était pas constitué.

Le caractère raisonnable ou excessif du délai est apprécié par les juges du fond de façon casuistique. La Cour de cassation veille toutefois à ce que la complexité de l’affaire ait bien été relevée par ces derniers.

En s’alignant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation confirme que ce sont les circonstances entourant la procédure qui déterminent le caractère raisonnable ou excessif du délai dans lequel un jugement est rendu.

Régulièrement, la Cour européenne rappelle que pour caractériser l’excessivité de la durée de la procédure, le juge doit se référer à un faisceau d’indices. Il doit prendre en considération l’état de complexité du dossier donnant lieu à la procédure (CEDH 28 juin 1978, König c/ RFA, série A, n° 27 ; 8 déc. 1983, Pretto et autres c/ Italie, n° 7984/77, série A, n° 71 ; AFDI 1984. 483, obs. R. Pelloux ; JDI 1985. 228, obs. Tavernier ; CEDH, 5e sect., 11 févr. 2011, Malet c/ France, n° 24999/07, § 64) ou pour la faire exécuter (CEDH 7 avr. 2005, Uzkureliene et autres c/ Lituanie, n° 62988/00, §§ 31-37 ; 10 avr. 2012, Kochalidze c/ Russie, n° 44038/05, § 13 ; 26 nov. 2013, Stoyanov et Tabakov c/ Bulgarie, n° 34130/04, § 78). Il doit tenir compte du comportement du requérant, de celui des autorités compétentes, du nombre de parties concernées, mais de aussi la nature de l’action.

Le juge national peut viser des éléments intrinsèques au dossier ayant donné lieu à la procédure. En l’espèce, le Cour de cassation vise la complexité de l’affaire et les poursuites engagées par la partie au pourvoi pour conclure que la durée de l’instruction de sa plainte de deux ans et trois mois ne peut as être assimilée à un délai déraisonnable. Elle relève également le comportement des parties en constatant qu’elles ont utilisé les voies de recours à leur disposition en formant notamment plusieurs pourvois en cassation. Elle précise que la cour d’appel ne leur a pas reproché l’exercice de ces voies de recours, mais que celui-ci était une des causes des délais de l’information judiciaire et des procédures de jugement.

Au regard des circonstances et en tenant compte de la nature de l’affaire, de sa complexité, du comportement des parties et des mesures prises par les autorités compétentes, les juges du fond ont pu en déduire que la procédure pénale avait été traitée dans un délai raisonnable.

L’analyse de chacun de ces éléments permet d’apprécier la durée de la procédure et de qualifier le délai dans lequel la décision a été rendue. Pour la Cour de cassation, c’est à bon droit que les juges du fond ont jugé que la procédure pénale avait été traitée dans un délai au regard d’éléments circonstanciés. En l’absence de dysfonctionnement du service public de la justice, il n’y a pas de fait dommageable générateur de responsabilité. La responsabilité de l’État ne peut donc pas être engagée.

Si ce n’est pas le cas en l’espèce, il arrive que les juges du fond se réfèrent également à des éléments extrinsèques au dossier à l’origine de la procédure. La complexité peut provenir du dossier envisagé pour lui-même, mais aussi du contexte dans lequel il s’inscrit. Notamment lorsque l’objet de l’affaire soumise aux juridictions est sociétal et qu’il revêt une dimension internationale (V. Civ. 1re, 13 sept. 2017, n° 16-22.673, Dalloz actualité, 25 sept. 2017, obs. A. Hacene ).

L’arrêt du 5 septembre 2018 confirme que, toute décision de justice doit être rendue dans un délai raisonnable, faute de quoi l’État engage sa responsabilité, mais que toute procédure longue ne donne pas automatiquement lieu à une décision rendue dans un délai excessif. Le véritable dysfonctionnement, fait dommageable et générateur de responsabilité, ne découle pas de la longueur de la procédure, mais de sa longueur injustifiée.