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La délicate gestion par les magistrats des affaires mettant en cause les policiers

Comment les magistrats gèrent-ils les enquêtes mettant en cause des policiers ? Trois magistrats confient leur témoignage alors que la question fait polémique avec les Gilets jaunes.

par Gabriel Thierryle 22 juillet 2019

Attention, terrain sensible. L’annonce de Rémy Heitz n’en était pourtant pas une. En indiquant, à propos des agents des forces de l’ordre mis en cause dans le maintien de l’ordre lors des manifestations de Gilets jaunes, qu’il y aurait des classements sans suite et des renvois devant le tribunal correctionnel, le procureur de Paris n’a fait que rappeler le déroulement de la procédure pénale.

Pourtant, la déclaration du procureur, au travers d’une interview au Parisien le 30 mai, a aussitôt suscité des réactions. Exemple avec Grégory Joron, le secrétaire national CRS du syndicat Unité SGP Police-FO, qui s’est inquiété d’une justice prenant « une tournure politique ». Au contraire, pour Me Arié Alimi, l’un des avocats les plus actifs dans la défense des Gilets jaunes, la lenteur de ces enquêtes questionne. « Il y a un problème structurel en France mais également une volonté d’empêcher la manifestation de la vérité car magistrats et policiers travaillent ensemble, pointe-t-il. C’est un tabou qui décrédibilise la justice. »

Début juillet, le ministère de la justice comptabilisait, après les manifestations des Gilets jaunes, 390 procédures ouvertes à l’encontre de policiers ou de gendarmes, dont une vingtaine de classements sans suite. Près de la moitié de ces procédures sont sous la direction du parquet de Paris. « Si certaines procédures laissent apparaître des doutes sérieux sur la proportionnalité ou la nécessité de l’usage de la force ou des armes, aucune poursuite à l’encontre des membres des forces de l’ordre n’a été engagée », signale la place Vendôme.

Un vieux sujet sensible

La gestion des affaires mettant en cause des policiers est un sujet sensible pour les magistrats, accusés d’en faire trop ou pas assez. Exemple, il y a neuf ans. La condamnation en décembre 2010 de sept policiers à de la prison ferme pour avoir menti sur procès-verbal à l’issue d’une course-poursuite provoque une bronca. Environ 200 policiers se rassemblent devant le tribunal de grande instance de Bobigny pour protester contre la décision judiciaire – elle sera réduite en appel à du sursis.

Si ces affaires sont particulières, c’est parce qu’elles mettent en cause des interlocuteurs quotidiens des juges d’instruction et des parquetiers. « Ce n’est pas naturel, mais anormal, d’être confronté à un policier ou un gendarme, à qui nous déléguons des pouvoirs, souligne Guillaume Didier, ancien porte-parole du ministère de la justice. Le poids sur les épaules du magistrat est réel : il ne faut pas se faire instrumentaliser par des adversaires de la police ni s’abstraire du fait qu’un policier exemplaire ait pu un jour commettre une faute. »

Il existe deux types d’affaires mettant en cause des policiers. D’abord, celles relatives à des dossiers de droit commun, les moins épineuses. C’est par exemple un policier surpris dans une soirée à fumer du cannabis ou la conduite en état d’ivresse d’un véhicule. L’ancien avocat général Luc Frémiot se souvient ainsi d’une affaire impliquant dans les Hauts-de-France un fonctionnaire de police, en cours de divorce, qui, ivre, avait agressé sa maîtresse. « Elle avait porté plainte, puis l’avait retirée, rappelle-t-il. La sanction avait alors plus relevé du symbole, le mis en cause prenant prochainement sa retraite et étant donc écarté de son corps. »

Rupture de confiance

Ces affaires prennent une autre dimension quand les faits sont susceptibles d’avoir été commis durant l’exercice du métier. Si ces dossiers sont « traités avec la plus grande sévérité », c’est parce qu’ils sont synonymes de « rupture de confiance », indique Luc Frémiot. « Le policier est une personne extrêmement bien placée dans la société et il peut tenter d’en profiter », résume l’ancien magistrat Serge Portelli, une des figures du Syndicat de la magistrature, désormais avocat. Autant d’éléments qui en font des affaires hors normes.

Mais pas facile pour le magistrat de bien jauger l’affaire. Arrivé tout juste à Lille comme juge d’instruction à la fin des années 1990, Christophe Ingrain doit statuer sur le placement en détention provisoire d’un jeune homme. Ce dernier, qui affiche un « bleu énorme », confie s’être fait frapper par un policier en garde à vue. « Je venais d’arriver et j’étais complètement démuni, se souvient l’ancien magistrat. Ce n’est pas quelque chose que nous avions vu à l’école. Je n’ai rien fait alors que j’aurais dû saisir le procureur. » Des dossiers qui n’aboutissent pas, Me Arié Alimi en a plusieurs en tête. « Il existe plusieurs manières de freiner une affaire, comme le refus d’actes, ou des consignations très élevées en cas de dépôt de plainte avec constitution de partie civile », énumère-t-il.

Une appréciation à l’opposé de celles des avocats spécialisés dans la défense des policiers. Ces derniers estiment au contraire que la justice est parfois bien trop prompte à renvoyer des agents devant les tribunaux. À Paris, signale ainsi l’avocat Thibault de Montbrial, « il y a eu pendant longtemps une politique de sévérité sans doute excessive ». Et en banlieue, un substitut confie à l’avocat vouloir renvoyer une affaire devant le tribunal correctionnel pour ne pas donner l’impression que le parquet prendrait parti. Résultat : des affaires se concluent à l’audience par des relaxes, rapporte l’avocat. Entre-temps, « de nombreuses plaintes sans fondement sont déposées par des petits voyous qui ont compris le système et vont engorger les services de l’IGPN », regrette Me de Montbrial.

Des tracts contre le juge

Mais quand l’enquête prouve le bien-fondé de la plainte, c’est la douche froide. À Douai, Guillaume Didier récupère, après dépaysement, une affaire d’interpellation qui a mal tourné. Un automobiliste assure avoir été frappé. « C’était sa parole contre celle des deux policiers, je considérais ne pas avoir suffisamment d’éléments », se souvient cet ancien juge d’instruction de 1998 à 2001. « Puis j’ai obtenu un nouveau témoignage totalement irréfutable confirmant la version de la victime », ajoute-t-il. Pour Me Arié Alimi, qui vient d’obtenir le renvoi devant une autre juridiction de l’affaire Geneviève Legay, la militante d’Attac blessée à Nice au printemps, ce dépaysement « devrait être immédiat » dans ces enquêtes.

À Douai, l’affaire de Guillaume Didier fait du bruit. Le juge d’instruction tombe sur un tract le visant dans un commissariat. Le magistrat décide alors de rencontrer, hors procédure, des syndicalistes. « La pression existe, mais le magistrat est formé pour cela, raconte-t-il. Il faut que le juge accepte d’échanger. Nous n’avons pas évoqué le fond, il s’agissait de les écouter et de leur expliquer que je ne faisais, dans leur intérêt, que mon travail. » Le syndicalisme policier n’est d’ailleurs pas forcément à un sens unique. À Nantes, après la disparition du jeune Steve après une intervention policière, le représentant d’une organisation syndicale a ainsi mis en cause sa hiérarchie dans une interview à la presse. « Ils ne cherchent pas systématiquement à couvrir une faute si elle est avérée mais sont attentifs sur la façon dont les magistrats vont suivre l’affaire, analyse Luc Frémiot. Ils sont conscients que c’est la meilleure façon de défendre leur corps. »

Secrétaire général du procureur général près la cour d’appel de Douai, Luc Frémiot avait, lui, suivi une autre affaire de blessures volontaires sans intention de donner la mort. Près de Lille, le contrôle d’une voiture, la nuit, avait tourné au drame. Un jeune policier avait tiré, croyant que la victime allait se saisir d’une arme. Son décès avait alors entraîné une flambée de violence. « À côté de l’enquête judiciaire, il faut alors gérer un problème d’ordre public », analyse-t-il. À charge pour le magistrat d’engager les poursuites, de les « situer au niveau qu’elles méritent » mais aussi de calmer les choses en recevant, par exemple, « très rapidement les parents de la victime ».

Pression

Dans un dossier similaire, Christophe Ingrain se souvient avoir été pressé d’agir. « Le policier m’a été présenté en pleine nuit : le procureur souhaitait que le juge d’instruction soit saisi tout de suite pour éviter une nouvelle nuit de violences, raconte le juriste, désormais avocat. Il y avait une forte tension dans la ville, ce qui est assez rare dans nos dossiers. » Le juge d’instruction Ingrain place le mis en cause en détention provisoire, « comme n’importe quel prévenu ». Des policiers font alors savoir au magistrat qu’ils ne souhaitent plus travailler avec lui. Un autre lâche avec fracas sur son bureau une commission rogatoire, signifiant bruyamment la fin leur collaboration.

Dans ce dossier, le mis en cause est un jeune père de famille épuisé par les nuits difficiles de son bébé. Un élément à considérer dans l’analyse du magistrat. De même, « quand des policiers mis en cause ont fait l’objet dans la journée de violences, il faut en tenir compte », signale ainsi Luc Frémiot. L’enquête va également se focaliser sur les violences. Ordres ou non, cadre d’emploi et légitime défense sont étudiés de près. « Les violences ne sont pas forcément synonymes d’infraction, rappelle Me Thibault de Montbrial. La question, c’est sont-elles légitimes ? Ce sont des enquêtes complexes à mener, dans les nuances de gris, où les convictions peuvent peser plus qu’ailleurs. »

Exemple avec la question de la force probante des procès-verbaux des policiers. « Avec la confiance qui est donnée dans leur parole, il devrait y avoir un a priori plutôt favorable », note Guillaume Didier. Mais si des magistrats considèrent que ces procès-verbaux ont une valeur supérieure, c’est à tort. « Malgré une confusion fréquente, même chez les professionnels, ces procès-verbaux ne valent, sauf cas particulier expressément prévu, qu’à titre de renseignement », précise Vincent Charmoillaux, secrétaire général du Syndicat de la magistrature. 

À Lille, les premières réactions épidermiques à l’instruction de Christophe Ingrain n’auront pas de suites. « J’ai continué à travailler le dossier, avec ses particularités, comme la protection du mis en cause en détention provisoire », se souvient le juriste. « Je n’étais pas le juge d’instruction qui avait la meilleure cote auprès des policiers, car je n’étais pas celui qui utilisait le plus la détention provisoire, ajoute-t-il. Mais ils ont vu que je travaillais sur l’affaire, qu’il y avait une reconstitution. Ce qui est terrible à l’instruction, c’est quand il ne se passe plus rien. » Renvoyé devant les assises, le jeune policier, jamais signalé, sera condamné à une peine d’emprisonnement couvrant sa détention préventive.