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Délit de non-confinement : les QPC transmises au Conseil constitutionnel

En vingt-quatre heures, la Cour de cassation s’est prononcée sur trois des QPC portant sur le sort de ceux qui, violant des dispositions prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire à quatre reprises au moins, se retrouvent en correctionnelle.

par Antoine Blochle 13 mai 2020

Contrairement à l’assemblée plénière, la chambre criminelle fait rarement salle comble. Ce mardi, c’est pourtant le cas. Pas parce qu’une foule en délire veut en être, mais à cause des mesures de distanciation, imposant une « jauge » vraiment riquiqui : on a même cru un instant qu’on ne pourrait pas entrer. En ce deuxième jour de déconfinement, Me Patrice Spinosi et Me Bertrand Périer sont venus causer confinement, ou plus exactement non-confinement. En cause, le fameux délit (possiblement) constitué au-delà de trois verbalisations en un mois, et qui a occupé ces derniers temps, parfois au détour de poursuites pour d’autres infractions, toutes les chambres correctionnelles de France (qui sursoient désormais à statuer). Les trois QPC proviennent de Paris (23e ch. 1), Bobigny (17e ch.) et Poitiers. Deux autres resteront encore à examiner, en provenance de l’autre section de la 23e chambre parisienne et de Saint-Étienne : elles le seront le 23 juin prochain.

La disposition contestée, l’article L. 3136-1 du code la santé publique, constitue bien le fondement des poursuites, et n’a jamais été déclarée conforme à la constitution : pas de souci, a priori, sur ces deux conditions de transmission des QPC. Comme toujours, c’est un peu plus épineux pour la troisième : alors que les juridictions du fond doivent simplement aboutir à la conclusion qu’une question « n’est pas dépourvue de caractère sérieux » pour la transmettre à la Cour de cassation, cette dernière doit, pour la faire suivre à son tour au Conseil constitutionnel, constater qu’elle « est nouvelle ou présente un caractère sérieux ». Pour leurs observations orales, les deux avocats ont joué la carte « ceinture et bretelles », et mis sur pied un petit numéro de duettistes : à Spinosi, le nouveau ; à Périer, le sérieux.

Selon Me Spinosi, la nouveauté de la question pourrait parfaitement découler de « l’importance du sujet de société qu’elle soulève » : « rédigé et adopté de façon précipitée, [le texte] a reçu une application massive sur l’ensemble du territoire » et « donné lieu à de très nombreuses verbalisations », dans une « situation sanitaire, institutionnelle et juridique parfaitement inédite dans notre histoire ». Et de préciser : « Ce critère [de nouveauté] vous dispense de vous prononcer sur le sérieux, et a le mérite de laisser le Conseil constitutionnel face aux conséquences de ses décisions. C’est une mesure de bonne administration de la justice constitutionnelle. À circonstances exceptionnelles, décision de transmission exceptionnelle ».

C’est donc Me Périer qui développe oralement les observations concernant le caractère sérieux de la question, même si son confrère, bien évidemment, l’a aussi fait longuement par écrit. Il faut noter que la QPC transmise par Bobigny (et Poitiers) ne porte originellement pas sur l’article L. 3136-1 dans son ensemble, mais sur un seul alinéa : la cascade de renvois permet cependant de couvrir le mécanisme. Les questions ne visent pas les mêmes principes, mais au cours de cette audience, cinq d’entre eux sont abordés.

Légalité des délits et des peines

Il est question d’incompétence négative. Selon les avocats, au gré des renvois en cascade opérés par les textes, c’est le pouvoir réglementaire qui déterminerait finalement les éléments constitutifs de l’infraction : le Premier ministre, le ministre de la Santé, les préfets (voire les agents verbalisateurs eux-mêmes, du fait de la procédure d’amende forfaitaire). Me Spinosi le concède, rien « n’interdit au législateur d’ériger en infraction le manquement à des obligations qui ne résultent pas directement de la loi elle-même » (Cons. const. 10 nov. 1982, n° 82-145 DC). Oui, mais. Seulement à condition de définir lui-même les crimes et délits « en termes suffisamment clairs et précis ». Or, le quatrième alinéa parle, par exemple, de violations « verbalisées », tout en renvoyant au troisième, où il est question de violations « constatées ». Plus largement, « [cela] conduit, précise Me Périer, à un effet particulièrement pernicieux dès lors que plusieurs constatations et verbalisations peuvent survenir à l’occasion de plusieurs contrôles portant sur une seule sortie illégale ». L’avocat général lui-même doit le reconnaître : « Pour moi, c’est la même chose, mais ça manque de clarté ».

Nécessité et proportionnalité des peines

Me Périer insiste sur le fait que le quantum de la peine d’emprisonnement encourue « n’a pas été choisi au regard de la gravité de la faute commise ». Il renvoie en cela aux propos que la garde des Sceaux a tenus à l’Assemblée nationale : « cette durée ne [peut] être inférieure à six mois pour que le délit puisse être jugé en comparution immédiate, c’est-à-dire pendant la durée du confinement ». Me Spinosi, de son côté, pointe une contradiction : « Les dispositions litigieuses font naître le risque que des personnes potentiellement infectées [par le] virus dont elles cherchent à éviter la propagation le transmettent dans un espace clos, la prison ». Les deux avocats convoquent également la règle non bis in idem, en raison des modalités de cumul entre amendes forfaitaires et délictuelles. De même que le conseiller-rapporteur, l’avocat général évacue la plupart de ces arguments : « Le Conseil constitutionnel a considéré que la proportionnalité pouvait se déduire du pouvoir de modulation du juge. On ne peut donc pas s’appuyer sur la peine maximale, ou le fait qu’il y a un emprisonnement prévu. Il a en outre confirmé que [les peines encourues pour] conduite après usage de stupéfiants n’étaient pas disproportionnées, en raison des risques induits ».

Droit à un recours effectif

En période d’état d’urgence sanitaire, le délai pour contester une amende forfaitaire est porté de quarante-cinq à quatre-vingt-dix jours. Or, pour Me Spinosi, le mécanisme rend toute contestation « impossible » avant la condamnation par le tribunal correctionnel. Et « inutile » ensuite, puisque le tribunal de police ne pourra pas prononcer la relaxe en raison de l’autorité de la chose jugée par le tribunal correctionnel. Lequel ne pourra pas davantage statuer sur la contestation d’une des contraventions, puisqu’elles ne sont pas connexes au délit. Un peu plus tôt, le conseiller-rapporteur réfléchissait à haute voix : « Au contraire, ce manque de précision ne laisse-t-il pas libre cours aux deux procédures ? ».

Droits de la défense

Sur ce point, Me Spinosi va jusqu’à évoquer « une forme d’automaticité dans la condamnation ». Il est vrai que, là encore, on semble tourner un peu en rond : l’élément matériel du délit consiste en une série de contraventions, lesquelles ne nécessitent pas la démonstration d’un élément intentionnel ; dès lors, on ne pourrait concrètement contester ni l’un, ni l’autre. L’avocat général objectera par la suite que la décision au fond rendue à Poitiers (qui se trouve être une relaxe) repose justement sur le fait « que la réitération n’était pas suffisamment caractérisée » au vu « des éléments d’enquête ».

Présomption d’innocence

L’argument repose sur le fait que, selon le Conseil constitutionnel lui-même, « le législateur ne saurait instituer de présomption de culpabilité en matière répressive », même si ce principe subit un certain nombre de tempéraments. Or, selon le moyen, le mécanisme fonctionne « sur un modèle comparable à celui de la récidive » (laquelle ne peut concerner les amendes forfaitaires), mais sans condamnation définitive, dans la mesure où même un paiement rapide ne vaudrait pas en la matière reconnaissance implicite de l’infraction. « La verbalisation fait présumer l’infraction, mais c’est une présomption simple, considère au contraire le conseiller-rapporteur, même si la preuve contraire est dure à rapporter ». L’avocat général, quant à lui, rappelle que l’article L. 2242-6 du code des transports (sur le voyage habituel sans titre de transport) fonctionne un peu sur le même modèle, et qu’il a fait l’objet d’une QPC (en 2015), qui n’a pas été transmise au Conseil constitutionnel : « Mais c’était au visa d’autres principes […], ce qui laisse en suspens cette question de la présomption d’innocence ».

Dans les trois arrêts rendus ce mercredi après-midi, la Cour de cassation confirme le caractère sérieux sur deux points : légalité des délits et des peines et présomption d’innocence. Les QPC sont donc transmises au Conseil constitutionnel, sur le premier principe seulement pour celle de Paris (qui ne visait pas le second). Malgré la levée du confinement, et même sans reconfinement, on notera que la contestation du mécanisme pourrait conserver une actualité, puisque l’incrimination du code la santé publique, toujours du fait de ces renvois en cascade, pourrait viser d’autres interdictions ou obligations en lien avec la situation sanitaire, comme la limite de cent kilomètres ou le port du masque dans les transports. La Cour a cependant décidé que seul le confinement était applicable à la procédure, et serait donc soumis au Conseil constitutionnel. Le mystère demeurera entier pour les autres, si d’aventure elles devaient un jour donner lieu à des poursuites. Dans les couloirs, un avocat s’amuse d’ailleurs à pousser le raisonnement jusqu’à l’absurde : « Du coup, si je n’éternue pas dans mon coude, trois fois, je passe en correctionnelle ? ».